La Favorite s’articule, comme tous les films de Lánthimos, autour d’un jeu cruel et parfois même sadique qui revêt différentes formes au fil du récit : jeu de l’amour, jeu du pouvoir, jeu de l’influence, jeu de l’apparaître, jeu enfantin (auquel se prête la capricieuse reine Anne, dernière de la dynastie des Stuart) et surtout jeu de l’acteur. Si Lánthimos a déjà abordé la question sous un angle autoréflexif dans Alps, qui mettait en scène un petit groupe de comédiens aux pratiques étranges, La Favorite trouve dans la cour le cadre idéal pour filer pleinement la métaphore. On y trouve autant des acteurs virtuoses, qui se maquillent habilement (Lady Marlborough, jouée par Rachel Weisz) et donnent la réplique de la bonne manière au bon moment (Abigail, à laquelle Emma Stone prête ses traits), que des seconds rôles trop apprêtés (Robert Harley, chef des Tories) et des jeunes premiers emportés par leur fougue (le futur époux d’Abigail). Si le déploiement de ce jeu n’est pas sans susciter un certain plaisir, notamment lorsqu’il dévoile son envers – via le personnage d’Emma Stone, qui donne à voir le labeur et la préparation derrière les faux-semblants –, on peut en revanche s’étonner de la manière dont la forme même ne joue au fond qu’en surface. Au montage-jeu de l’oie de The Lobster (avec des lieux filmés comme des cases revenant de manière récurrente dans le récit), le cinéaste substitue ainsi les bordures plus grossières d’un chapitrage et d’un plateau de jeu, le palais royal, dont la structure spatiale (composée des cuisines, jardins, salons et chambres à coucher) met en exergue les rapports de pouvoir qui se nouent entre les personnages.
Le poids des règles
C’est que, de film en film, Lánthimos semble ne jouer avec ses figures que pour mieux brutalement prendre ensuite un recul aux allures de surplomb. Exemple : la reine Anne se rend à un bal donné en son honneur. Alors que les convives se mettent à danser d’une manière anachronique sans que le découpage ne joue un rôle dans le surgissement de la fantaisie (qui tombe dès lors un peu à plat), la caméra s’attarde à l’inverse longuement sur le visage de la reine qui, par un cri, acte la fin des réjouissances. Le paradoxe de Lánthimos tient précisément à ce que l’immoralité propre au jeu est à la fois le sujet et l’impensé de ses films. Sujet parce que les films vont vers une distinction morale, en opposant le « bon » jeu (l’amour « véritable », celui qui lie ici Sarah Marlborough et la puérile Anne) au mauvais (les intrigues de cour) ; impensé parce que cette immoralité implique aussi de tricher, soit de faire sortir le jeu des bordures qui lui sont arbitrairement fixées par une instance supérieure (les règles). Or, cette instance supérieure est ici précisément Lánthimos, qui ne peut se résoudre à transgresser les principes dont il est le garant. Là où les personnages n’hésitent pas à trahir les conventions sociales de la cour et à comploter en coulisses, le cinéaste, lui, n’abandonne jamais véritablement le cadre qu’il s’est lui-même imposé. En cela, la dernière scène s’avère éloquente : Abigail, cruellement, par jeu, enfonce son talon dans la chair d’un lapin innocent. Anne, malade et hébétée, assiste à la bassesse de sa favorite et reproduit par vengeance ce geste, en appuyant sa main sur l’intrigante qui masse, à genoux et humiliée, les jambes de la souveraine. Que fait alors Lánthimos ? Il referme la séquence sur une surimpression : le visage marqué d’Abigail est tapissé par le grouillement de lapins se mêlant les uns aux autres. La lourdeur de la « morale » (que l’on pourrait résumer ainsi : on est tous le lapin de quelqu’un) procède de l’application d’une règle fixée à l’échelle du film (chacun se révèle le dominé d’un dominant) que l’effet de montage, ménageant un trouble artificiel comme note finale, ne vient que répéter. Face à cette conclusion décevante, une question (ou une note d’espoir) vient toutefois à l’esprit : que se passerait-il si Lánthimos se mettait lui aussi à tricher, à enfreindre les règles que fixent ses propres films plutôt que d’être le spectateur réjoui de leur exécution (les fins de The Lobster et de Mise à mort du cerf sacré) ? Il faudra peut-être que le cinéaste en passe par là pour livrer un film enfin accompli.