Le catch est un bien curieux spectacle, coincé entre le tapage de ses couleurs, de ses lumières, des cris du public, et la souffrance bien réelle des hommes qui s’ébattent sur le ring. Sport fluorescent considéré comme indigne, grosse montagne de kitsch, coup monté à ciel ouvert et dont personne n’est dupe, sa fausseté intégrale réclame pourtant le don de véritables lambeaux de chairs, s’abreuve d’un écoulement d’humeurs – sang et sueur – versées en sacrifice. D’où vient que le cinéma l’ait si longtemps ignoré ? Peut-être cet insolent chiqué, à la fois accepté et ignoré par son public, mettait-il le septième art en difficulté, en criant plus fort que lui, l’aveuglant de ses rampes chargées de kilowatts. Son imagerie, hystérique et surproductive, court déjà à cent à l’heure, se suffit à elle-même. Comment surmonter cette surcharge pondérale, ces muscles gonflés aux stéroïdes et ces fictions « énormes » – la chorégraphie des coups, le déroulement du combat – qui plantent toujours le même décor sans laisser la moindre place à un autre scénario possible, venu de l’extérieur ? The Wrestler trouve une réponse : en attaquant le catch par la voie dont on en sort (le corps usé, l’esprit aliéné), par sa pente descendante.
Le film nous fait rentrer dans son sujet par la petite porte. On n’en verra que ce que les images officielles du catch laissent habituellement de côté : les restes de sa popularité. Les petites salles de quartier, les scènes rudimentaires, les athlètes au succès révolu, ceux qui ne sont pas parvenus à percer, les rétributions minables. Encore plus inattendu : la façon dont les performers règlent les combats en quelques mots échangés, juste avant de monter sur le ring. Toute la débauche spectaculaire du catch – celle que régit la surpuissante World Wrestling Federation – est saisie par sa périphérie, par ce qu’elle laisse de débris sur le pavé. Or, des coulisses au purgatoire, on sait bien qu’il n’y a qu’un pas. Et c’est bien à un parcours de purgation que Randy « The Ram » Robinson, ancienne gloire du catch des années 1980 tombée en désuétude, est convié par le récit. Suite à une traversée du désert de près de vingt ans, Randy écume les manifestations municipales pour reproduire tant qu’il le peut les gestes qui l’ont propulsé, à l’époque, à l’apogée de sa carrière. Pour joindre les deux bouts, il combine à ses performances du week-end des travaux de manutention au supermarché du coin. Le purgatoire commence quand cesse l’enfer de la saturation : à mesure que les matches s’espacent, de l’air entre dans la vie de l’ex-professionnel, le monde extérieur et sa lumière crue refont surface. Quand, suite à un combat, l’icône déchue est frappée d’une crise cardiaque et qu’un médecin lui conseille d’arrêter la pratique trop violente du catch, Randy est mis face au vide abyssal de sa vie privée, à sa solitude presque totale, à tout ce qu’il n’a pas su construire à l’extérieur des salles de spectacle.
L’histoire est bien connue, elle a été maintes fois racontée : l’homme choisit l’enfer (c’est-à-dire l’autodestruction, la mort), l’imitation de la vie à la vie réelle, car c’est la seule existence qu’il connaisse, la seule où il soit encore capable d’un semblant de maîtrise, même si celle-ci ne se base que sur un contrat pervers, une convention (celle qui lie les spectateurs au spectacle). L’intérêt du film, son importance certaine ne résident pourtant pas là. Sa valeur se construirait presque dans le dos du récit et des forces mises à sa disposition par le cinéaste. La fiction de The Wrestler n’est pas inutile, certes, mais elle ne pèse pas grand-chose à côté de cela : Mickey Rourke prête ses traits à Randy. Mickey Rourke, une des plus belles gueules du cinéma américain des années 1980, promise au succès, de Rusty James (Francis Ford Coppola) à L’Année du dragon (Michael Cimino), d’Angel Heart (Alan Parker) à Neuf semaines et demie (Adrian Lyne). Mickey Rourke dont la carrière s’est soudainement interrompue à l’orée de la décennie suivante – réputation difficile sur les plateaux, échecs successifs au box-office – en faveur d’une reconversion dans la boxe. Revenu depuis quelques films sur les écrans (notamment dans le Sin City de Robert Rodriguez et Frank Miller), on lui découvre un nouveau visage marqué par les excès, l’exercice du ring et la charcuterie esthétique. Une boursouflure où percent deux yeux, encore vifs, d’un noir profond, sur laquelle on retrouve, enfouis sous les irritations de la chair, les traits du gamin de l’époque. Rourke tire de ce masque de cire une expression fascinante, à la fois réduite à un minimalisme monolithique, presque inamovible, et pourtant gonflée de douleur, pleine d’une révolte face au lisse totalitaire de ce qu’est devenu Hollywood. On l’aura compris : c’est peu dire qu’une collusion se produit entre Randy et son interprète. Mais le film va au-delà de ça : il dépasse la simple incarnation et la pousse jusqu’au décharnement.
Quand Randy se bat, il y laisse des morceaux : sutures, déchirures, saignées, hématomes, vomissements, bris de verre incrustés dans la chair. Le public, devant cet autel moderne qu’est le ring, hurle et réclame un sacrifice. Pour continuer le spectacle, Randy doit à chaque fois y abandonner quelque chose de sa vie. C’est le contrat qui le lie à la scène, à la performance : une entropie mesurée qui rogne son dû sur la santé du catcheur. Le confusion est inévitable : ce qu’on lit sur le visage de Randy est le résultat direct de l’expérience réelle de Mickey Rourke. Toutes ces années passées en dehors des écrans de cinéma à se faire massacrer, il les offre en sacrifice au film, à la représentation qu’il donne de lui-même. Les épidermes de Randy et de Rourke sont également lisibles, portent les mêmes traces des coups reçus. La peau devient la surface ultime, le centre optique du film, l’endroit où tout se confond et se renverse. Rourke est le monstre, la bête qui dépose l’offrande de son propre corps aux pieds du public. Il vaut tout entier pour lui-même et l’exhibition qu’il accorde. Arrivé là, le film détient plus qu’un sujet et moins qu’une histoire (a story, pour les américains), plus que quelque chose à dire et moins que quelque chose à raconter : il a, entre les mains, quelque chose à montrer. C’est un bien infiniment précieux, car s’y confondent toutes les limites, toutes les catégories qui servent habituellement à hiérarchiser les films. S’y confondent également les tendances nobles et foraines qui sont à l’origine du cinéma : d’une part le documentaire, d’autre part l’exhibition et les tréteaux.
À ce point, la mise en scène n’importe presque plus. Du moins, tout ce vieux système signifiant qu’on appelle encore « mise en scène », censé rassembler toutes les armes qu’agite un réalisateur pour exprimer sa personnalité. Ne compte plus ici que l’impression sur la pellicule du corps de Randy/Rourke, ses performances, sa souffrance. On exagère, bien entendu, car pour soutenir tout cela, il faut bien construire un monde autour du personnage. On remerciera alors simplement Aronofsky d’avoir su calmer ses ardeurs et alléger un style qui pesait auparavant des tonnes, au profit d’un récit linéaire – hormis une séquence qui renvoie parallèlement le pansement de chacune des blessures de Randy aux moments où elles lui furent infligées sur le ring – et d’une caméra étrangement en retrait, plutôt humble, au service de son antihéros. D’ailleurs, on reconnaîtra aisément que le film s’étire un peu trop dans certaines pistes narratives, notamment celles qui voient « The Ram » se rapprocher de sa fille ou de la strip-teaseuse Cassidy (le grand come-back de Marisa Tomei). Dès qu’il ne verse pas son quota de sang, dès qu’il perd de vue le contrat sacrificiel qui lie la star à son public, The Wrestler s’étouffe un peu, s’enfonce paradoxalement dans un registre plus pesant. Il perd de cet étrange pouvoir qu’il a d’infliger les blessures et de les guérir dans un même geste. La dernière séquence voit Randy plaquer avec pertes et fracas toutes ses tentatives de réinsertion dans un quotidien dont il ne comprend définitivement pas la loi. Il envoie tout valser, au rayon traiteur du supermarché pour lequel il bosse, par un coup de poing dans une trancheuse en marche : le sang jaillit, il s’en badigeonne. Le spectacle et sa loi entropique – la couleur, le rouge, le sang – reprennent les rênes, l’homme s’y lance à corps perdu pour son dernier show, immanquable : le revival, vingt ans plus tard et à échelle locale, du combat mythique de ses heures de gloire. La question ainsi lancée reste insoluble : d’où coule le sang dont se gorge l’image ?
Lors d’une scène dans un bar, entendant résonner un vieux tube hard-rock des années 1980, Randy et Cassidy se mettent à encenser la décennie en question et à jeter l’opprobre sur celle qui suivit. Au-delà du gag, le passage nous éclaire sur l’état de survivance qui est le leur : ce sont des inadaptés, les habitants d’une autre planète. Ils sont attachés à des codes (le poster AC/DC), à des images qui se sont volatilisées très vite avec le temps. Comme si cette époque qui accueillit le faîte de leur existence, très proche, s’en trouvait du même coup infiniment éloignée, ainsi qu’une vieille navette dérivant dans l’hyper-espace. Une chose est sûre, depuis quelques films (disons de La nuit nous appartient à Coluche, l’histoire d’un mec), quelque chose des Eighties tente de communiquer avec nous, terriens, qui les avions perdues de vue. Pour témoigner à la fois de leur absolue étrangeté (les images ont tellement changé) et rappeler notre filiation avec elles (nous en venons).