Il y a au début du huitième long-métrage de Christian Petzold une scène qui, pour insignifiante qu’elle puisse paraître, semble à la réflexion renfermer tout le projet du film : le personnage principal (incarné par Franz Rogowski), un jeune homme allemand ayant fui Paris avant l’arrivée imminente des troupes du Reich, s’est introduit clandestinement dans un train pour Marseille avec un compatriote qu’il doit ramener là-bas à sa femme. Au moment où le héros découvre, dans la sacoche de son acolyte de fortune, une lettre qui sera pour lui décisive, démarre un « travelling » depuis la vitre du train qui fait défiler le paysage plongé dans la nuit, puis des plans de rails qui se rejoignent avant de se séparer, et à nouveau le paysage qui passe de nocturne à diurne en quelques poignées de secondes jusqu’à ce que la voix d’un curieux narrateur omniscient nous conduise à bon port. Si ce travelling (en réalité, donc, la réunion de plusieurs brefs travellings fondus en un même mouvement) a priori purement transitionnel apparaît aussi décisif, c’est parce qu’il renvoie la voix off et ses accents romanesques à leur facticité profonde, en les subordonnant à une exigence de fiction à laquelle seul le cinéma peut satisfaire : saisir l’émergence d’un monde qui, tout en rebattant les cartes du réel, le donne à voir dans une virginité infalsifiable.
Roman désossé
Ce travelling évoque de fait un long et fameux plan-séquence, celui qui clôt Amérique, rapports de classes de Straub et Huillet : vu à travers la vitre d’un train, un paysage défile. Pour Straub et Huillet comme pour Petzold, le train devient un catalyseur de cette percée de réel qu’ils laissent survenir dans leurs films respectifs en dépit de toutes les intrications narratives. Franz Kafka pour les premiers, Anna Seghers pour le second : deux adaptations de classiques modernes qui, loin de masquer le conflit voire l’incompatibilité entre littérature et cinéma, font de cette friction l’objet même de leur mise en scène. Dans notre critique berlinoise, nous n’avions pas dissimulé notre relative déception face à ce qui, alors, nous semblait plus proche du roman filmé que du film inspiré d’un roman. Mais c’était se laisser séduire, malgré soi, par cette voix off omniprésente qui à la seconde vision ressemble plus à un trompe‑l’œil qu’à une ruse de conteur.
Comme nous l’avions évoqué, le roman d’Anna Seghers (1944) dont l’action est située pour l’essentiel dans le Marseille de la zone de « transit » vers 1942, écrit entièrement à la première personne, est le récit d’une double vampirisation : le narrateur (à l’identité floue), entraîné dans un jeu de dupes infernal, profite des faiblesses d’une jeune femme qui attend fébrilement l’arrivée de son mari – elle le croit resté à Paris quand il s’est en réalité suicidé. En retour, dépassé par la fiction qu’il aura malgré lui contribué à faire naître, notre narrateur finit vampirisé par le personnage impossible – à la fois pantin et marionnette – dans lequel il se glisse. Les premières images du film laissent penser que le cinéaste a choisi de renoncer à une narration à la première personne qui viendrait illustrer les pensées du personnage principal. Mais la scène-clé du train, en faisant apparaître tout de même une voix off distincte de celle de Franz Rogowski, surprend, déstabilise et fait longtemps planer un mystère sur l’identité de ce spectateur omniscient qui nous raconte l’histoire à la troisième personne : vers la fin du film, on apprendra au détour d’un dialogue furtif qu’il s’agit tout simplement du propriétaire du bar marseillais dans lequel les protagonistes de Transit se croiseront à plusieurs reprises.
Si ce choix de bouleverser en profondeur la focalisation du matériau d’origine s’avère en définitive payant, c’est parce qu’il souligne de façon limpide et sans redondance la tragédie vécue par le personnage : simultanément lancé dans un mouvement de fuite aussi aveugle que désespéré et conteur de son propre destin, comme dédoublé entre l’immédiateté de l’expérience vécue et sa sublimation dans une construction romanesque. Plongé dans une drôle de léthargie autoscopique, il se regarde agir en même temps qu’il continue de courir vers une fiction sans issue. Par ailleurs, contrairement à ce qu’il nous avait semblé auparavant, cette voix off met en branle une polyphonie subtile qui fait dialoguer le matériau original avec la symphonie urbaine du lieu de tournage ; la ligne du récit collectif avec des instants suspendus qui nous introduisent un peu dans l’intimité de chaque personnage. Ainsi, dans une scène où le héros rend visite à Driss, un garçonnet (personnage ajouté par Christian Petzold dans son scénario) qu’il a rencontré à son arrivée, Franz Rogowski se met à chanter une berceuse qui sort du poste de radio qu’il vient de réparer. Dans le plan d’après il est seul, assis à son bureau dans la petite chambre d’hôtel qu’il a louée à un prix exorbitant, mais le fredonnement de la scène précédente se poursuit tandis que la voix off précise qu’il ne « parvenait plus à s’enlever la mélodie de la tête ». À ce moment-là, le bruit du dehors tire brusquement le personnage de sa rêverie : Rogowski se déplace jusqu’à la fenêtre (aux volets fermés) dans l’arrière-plan et l’on comprend, par le son qui monte du côté opposé, qu’une rafle est en train d’être menée dans l’hôtel. Cette gradation s’offre dès lors comme une forme de confirmation éclatante de la révélation qui frappe Rogowski plus tôt dans le film, au cours d’une scène où il attend d’être reçu à l’ambassade du Mexique : la voix off se superpose soudain aux monologues intimes d’autres « migrants » en attente d’un visa et le héros comprend qu’il est en voie de devenir un aède, rassemblant et tissant les récits individuels épars en une épopée universelle qui les hisserait au rang de mythe.
Transferts et transports
Et c’est précisément dans cette tension vers l’atemporel que le second grand choix de mise en scène de Christian Petzold devient intéressant : dans notre chronique de la Berlinale, nous avions émis des réserves quant à cette volonté de projeter ces personnages de 1942 dans le Marseille d’aujourd’hui. Il est vrai que la promotion du film a beaucoup joué sur le parallèle hâtif qu’on pouvait établir entre la situation des hommes et des femmes du récit et celle des migrants contemporains : une telle analogie, en plus d’être moralement des plus gênantes, empêche de rester attentif à ce que Petzold met en place dans l’économie de son film. Il est certes troublant de voir des CRS demander leurs papiers aux migrants (du reste de type caucasien pour la plupart) de Transit, mais à aucun moment ces altercations ne sont filmées comme celles que l’on connaît trop bien aujourd’hui. C’est en fait moins la traque, la « chasse à l’homme », qui nous saisit, qu’une stupéfaction des personnages, comme prisonniers du temps originaire de leur arrivée (1942), à se trouver soudainement interpellés par une réalité présente qu’ils traversent sinon sans y prêter attention. C’est ce qui frappe dans certains détails, notamment ces plans filmés depuis une caméra de surveillance qui viennent entrecouper la scène de la première rencontre entre le héros et Marie, devant une station de métro : de façon autrement plus réussie que dans la scène du hold-up de Contrôle d’identité (2000), ces plans brefs, en aplanissant les reliefs et les couleurs, mettent en images une certaine indifférence de la foule au sort de ces « réfugiés » et inversement.
À ce titre, Transit s’offre comme un nouvel exemple d’adaptation littéraire expérimentale qui, contre le confort de la lettre, prend le risque de fouiller le texte dans l’espoir d’y découvrir une couche de sens insoupçonnée. Avec Le Privé (1972), Robert Altman avait transposé l’intrigue du roman de Raymond Chandler paru en 1953 dans l’Amérique des années 1970 où le personnage de Philip Marlowe semblait en porte-à-faux total avec ses contemporains, comme s’il n’avait pas évolué d’un pouce en l’espace de dix-huit ans. Dans La Captive (2000), Chantal Akerman resituait l’intrigue de La Prisonnière de Marcel Proust (1923) dans un Paris quelque peu hors du temps, curieux amalgame de début du siècle et de présent. Transit est quelque part entre les deux : Christian Petzold imagine une histoire de fantômes assez vertigineuse dont le postulat fantastique est constamment contrebalancé par une relative souplesse du regard. Aussi les scènes a priori abstraites de la trame narrative (la partie de football improvisée, la réparation de la radio) sont-elles particulièrement touchantes, rendant d’autant plus prégnante la détresse des personnages qu’elle ancre celle-ci dans un cadre naturaliste. Le moment où Franz Rogowski et Paula Beer (laquelle joue l’évanescente Marie, veuve de l’écrivain Weidel) se parlent pour la première fois signe à cet égard la convergence réussie des deux lignes concurrentes (et finalement complémentaires) que travaille la mise en scène : la lumière de l’après-midi dans laquelle baigne la chambre de Marie éclaire la rencontre de deux fantômes. Les deux acteurs sont au départ distants l’un de l’autre – Franz Rogowski s’est assis au bureau tandis que, plus loin, Paula Beer trie et plie ses vêtements sur le lit conjugal. Ils se parlent sans vraiment se regarder dans un champ/contrechamp qui n’abolit pas tout à fait la distance. Puis Rogowski se déplace et s’assied sur le lit à côté de sa partenaire pour l’écouter finir de raconter son histoire, suggérant que, dans cet instant où il pénètre dans la fiction de l’être aimé, il prend acte de son propre devenir spectral. Dans cette perspective, Transit se présente comme un nouveau film d’une grande cohérence avec le reste de la filmographie de Christian Petzold, en même temps qu’il laisse entrevoir un possible tournant dans son œuvre : les fantômes de l’histoire ont rarement été aussi vivants.