En 2000, Chantal Akerman se lance dans l’adaptation au cinéma de La Prisonnière de Marcel Proust, qui se trouve à la fois être une source incessante de fascination pour le cinéma, et l’un des écrivains les plus difficiles à porter à l’écran. Mais parle-t-on vraiment d’adaptation dans le cas de Chantal Akerman ? Atemporel, à peine contextualisé, La Captive possède toutes les qualités d’un récit hors du temps, ce qui constitue, peut-être, un paradoxe concernant Proust. La grande qualité d’Akerman est d’être surtout parvenue à s’acquitter de l’immense complexité de l’adaptation de l’écrivain au cinéma pour réellement adapter le récit à son univers.
La Prisonnière n’est certes pas le dernier volume de la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, mais ce volume se situe clairement à la fin de l’œuvre. Le narrateur, après avoir longuement côtoyé Albertine, se décide à vivre avec elle – mais cette relation ne lui apportera pas la plénitude qu’il espérait en son for intérieur, bien au contraire. Chez Akerman, Marcel Proust s’appelle Simon, et Albertine, Ariane. Dans le roman ici adapté, l’écrivain de Combray racontait la confrontation de son monde intérieur, délicatement fantasmagorique, avec la réalité. Bien évidemment, la déception est au bout du chemin moral que parcourt le narrateur. Ici, Akerman reprend à son compte la problématique de la confrontation de l’illusion, du rêve, au réel – une problématique éminemment cinématographique. Refusant de se contenter d’une seule illustration de Proust, la réalisatrice reprend dans son monde propre la thématique de l’enfermement moral et intellectuel qui touche le narrateur.
La Captive désigne, selon toute évidence, le personnage féminin qui est l’objet de toutes les attentions de Simon : Ariane, sa future femme, qu’il suit partout où elle va afin de s’assurer réellement que ses soupçons quant à son homosexualité sont fondés. Ariane est certes captive des attentions des plus étouffantes du jeune homme, autant que du mariage annoncé qui la force à partager la vie de Simon, mais le récit étant développé exclusivement du point de vue de celui-ci, on ne saura jamais réellement ce que pense Ariane (le vertige et la détresse évidents qui sont siens, par contre, sont superbement interprétés par Sylvie Testud, toute en subtilité dans ce film). Tout autant captif que peut l’être Ariane, Simon est quant à lui enfermé dans son obsession. Qu’il ait raison ou tord de soupçonner sa dulcinée, les faits sont là : c’est plus que de la paranoïa qui guide les actions de Simon. La métaphore de l’enfermement est sur-présente dans la narration, tant est lourdement cloîtrée la passion du jeune homme. La sensualité entre Ariane et Simon est exacerbée, mais même lorsque elle est physiquement dépeinte à l’écran, elle restera inassouvie pour les personnages : des vêtements, une vitre sont autant d’obstacles dressés entre les deux amants. Simon ne peut réellement entrer en contact avec Ariane, non plus qu’avec aucun membre du beau sexe. Dans une voiture avec une prostituée, son rapport se bornera à quelques questions. Mais c’est surtout son allergie qui caractérise le jeune homme. Exilé hors du monde, il légitime sa misanthropie délicate grâce à une allergie dont la véracité pourrait tout aussi bien être affectée. Simon possède un idéal amoureux d’une force peu commune, mais ne supporte pas de confronter cet idéal au réel : tous les moyens sont bons pour éviter la destruction de cette fragile illusion.
Ariane est évidemment physiquement captive – Simon l’est tout autant psychologiquement. Mais qui des trois est plus captifs, sinon Chantal Akerman elle-même ? Prisonnière de l’énormité de la tâche de porter Proust à l’écran, l’écrivain sensuel et évocateur par excellence. La cinéaste se pose avec cette adaptation un défi à accomplir des plus respectables. Proust est un auteur anti-cinématographique, pour qui compte avant tout la fantasmagorie sentimentale, et le rapport au temps. Riche et étudiée, sa prose se prête moins que tout autre à l’art cinématographique, rarement aussi évocateur que les pages flamboyantes de la Recherche du temps perdu. Akerman parvient à échapper au piège de l’adaptation pure en recyclant les topos de Proust au cinéma. Sa mise en scène, tout d’abord, mise énormément sur une construction picturale très proche de celle de la peinture, avec des lignes de structure précisément définies, des tons et des couleurs presque impressionnistes. Les métaphores littéraires – ou au moins linguistiques – abondent dans La Captive, avec en point d’orgue la figure récurrente des ombres. Si les corps humains ne se touchent jamais vraiment – sinon au travers de l’étoffe des vêtements, les ombres, elles, se mêlent sans complexe, images d’un monde parallèle et fantasmé où doutes et hésitations sont abolis ; un monde auquel Ariane, Simon, et peut-être Akerman aimeraient accéder – en vain. La réalité de certaines scènes du film est même parfaitement douteuse – voire ostensiblement mises en doute par la mise en scène : ainsi, comment expliquer le duo de chant improvisé par Ariane, comment interpréter les ombres écrasantes de la scène finale ?
La Captive réussit donc le prodige de parvenir à adapter Proust, au sens le plus complet du mot « adapter » : le monde de Proust est devenu celui d’Akerman – et inversement. Le cinéma d’Akerman parvient dans ce film à susciter la même métempsycose, suprême miracle de l’art, que les écrits de Proust : celui d’évoquer, non pas un sentiment déterminé, mais toute une palette véritablement évocatrice de sentiments. Film impressionniste qui étend son champ de perception à tout son auditoire, La Captive parvient sans écueil à laisser, pour le plaisir d’un jeu de mot aisé, son spectateur totalement captivé.