Avouons-le, on pensait qu’en adaptant le roman d’Anna Seghers écrit en 1942 dans le feu de l’action et sorti en 1944, Christian Petzold allait prolonger ce qu’il avait impulsé avec le très beau Phoenix, drame de l’après-Seconde Guerre mondiale co-écrit avec son mentor et ami Harun Farocki (auquel ce Transit est d’ailleurs dédicacé) : remonter encore un peu dans le temps pour réaliser une étude socio-historique de l’Europe occidentale en plein conflit. La première surprise vient d’un simple choix de scénario qui va néanmoins contaminer toute la mise en scène : plutôt que d’opter pour une reconstitution historique — Petzold a de fait prouvé par le passé qu’il était capable de suggérer beaucoup de l’air du temps d’une période donnée avec des décors et des costumes très rudimentaires –, le réalisateur préfère transposer l’intrigue à l’époque contemporaine. Un drôle de contemporain, cependant, puisque si l’on y conduit des voitures qui sont bien d’aujourd’hui, on continue à s’y envoyer des lettres plutôt que de communiquer par textos.
Feuillets d’histoire
Le roman d’Anna Seghers narrait le parcours de personnages en pleine fuite et l’écriture elle-même était quelque peu fuyante ; on y sentait l’urgence de « sublimer » dans une charpente romanesque le parcours chaotique de figures emportées par le mouvement de l’histoire sans qu’elles puissent jamais tout à fait le réfléchir — et en cela plongées non pas dans le temps, mais dans le moment. L’histoire, dans ses grandes lignes était simple : le narrateur, jamais nommé à aucune page du texte, raconte à un interlocuteur (lui-même sans identité précise) rencontré dans le port de Marseille, le périple qui l’a conduit jusque-là. Après avoir fui Paris au moment de l’arrivée des troupes allemandes dans la capitale, le conteur se trouve au centre d’une affaire délicate. Avant d’arriver à Marseille, il a en effet récupéré les affaires d’un compatriote et écrivain, Weidel, qui s’est suicidé. Le narrateur endosse alors progressivement l’identité de ce fantôme jusqu’à être dépassé par son propre jeu de dupes : manière pour Anna Seghers de renvoyer, sous les atours de la fable, à la condition d’écrivain en temps de guerre.
Ce bref rappel pourra sembler un brin scolaire, mais le scénario de Petzold brouille tellement les lignes du matériau d’origine — tout en se donnant des airs faussement littéraires – qu’une petite mise au point ne sera pas de trop. On aurait pu imaginer que Christian Petzold, face au défi que représentait la transcription de la polyphonie complexe — entre absence et présence, solitude et chœur collectif — mise en place par Anna Seghers, opte pour une relative simplicité en épurant ce réseau de voix intérieures, secrètes comme extériorisées. Mais il a préféré accompagner ses prises de vue d’une singulière voix off qui ne correspond pas à celle de Franz Rogowski (vu dernièrement dans le Happy End de Michael Haneke, il incarne ici le « narrateur » du roman), comme si toute l’action était observée par un spectateur omniscient qu’on aura bien du mal à identifier. Le problème vient de ce que Petzold, non content de citer de larges extraits du roman — ce qui en soi n’est pas forcément une mauvaise idée — se permet littéralement de le réécrire en certains endroits — voir tout le passage avec le garçonnet Driss et sa mère Melissa — sans que cela ne vienne réellement appuyer son propre point de vue d’artiste : on a ainsi l’impression qu’il cherche à tout prix à imprimer sa marque sur la matière première afin de signaler qu’il a bien digéré le texte et qu’il ne se contente pas d’en faire une plate adaptation.
Pas très net
Plus fondamentalement, Transit souffre énormément de son flou contextuel : la transposition contemporaine laisse penser en plusieurs endroits qu’elle n’a été qu’un choix par défaut et non une décision prise par Christian Petzold de façon vraiment délibérée. Car de nombreux résidus de l’époque d’origine persistent curieusement dans le film (le salut nazi que mime furtivement Driss, l’enfant, à sa mère sourd-muette, pour lui faire comprendre que le personnage de Franz Rogowski a fui le fascisme ; les vêtements des personnages, notamment de celui joué par Paula Beer, qu’on dirait sortie d’un film américain des années 1940,…), sans que la collision de temporalités qui en résulte ne soit vraiment mise au service du récit. On ne sait pas très bien ce que les personnages cherchent à fuir, ni dans quelle réalité ils évoluent : c’est, en un mot, le « syndrome Temps du loup », on ne sait jamais si l’histoire est censée se situer dans le passé, dans le présent immédiat ou dans un futur plus ou moins proche, ce qui n’aide pas vraiment à saisir le fond politique que le film revendique néanmoins (les scènes de rafles policières qui sonnent comme un clin d’œil un peu trop désinvolte à la crise des réfugiés).
Détachements
Aussi bancal soit-il, Transit est toutefois loin d’être un film déshonorant. Le plus intéressant reste ainsi la façon dont Petzold filme la ville de Marseille — quinze ans après sa collègue Angela Schanelec dans le film du même nom –, pour en faire peu à peu un espace mental qui vienne conférer une sorte d’architecture instable à la solitude du personnage de Rogowski. Les scènes avec le jeune enfant sont plutôt réussies, semblent abstraites de tout espace-temps et léviter dans la trame du film, comme si le régime de la fuite en avant s’interrompait soudain pour se fondre dans une forme de banalité mi-réconfortante mi-inquiétante (la scène du foot, celle de la réparation du poste de radio avec la berceuse fredonnée par Franz Rogowski — il est étonnant par ailleurs d’entendre l’acteur zozoter avec sa voix « naturelle » ; dans le film de Haneke il était intégralement doublé par une voix assez lisse). L’irruption du personnage joué par Paula Beer, la jeune Marie, participe aussi de ces trouées abstraites au sein du cadre naturaliste. Les quelques notes de piano qui accompagnent le claquement de ses talons sur le bitume transforment soudain l’espace du plan et nous donnent l’impression que Rogowski ne peut plus habiter qu’un monde de fantômes, qu’il est lui même un corps inassignable qui hante les rues, les cafés et les chambres miteuses de la ville. On retrouve alors enfin un peu, même si de façon trop ténue, ce qui faisait l’esprit du roman de Seghers : écrire l’exil comme une troublante épreuve autoscopique — ce en quoi le bouleversement de la position du narrateur par rapport au texte originel se révèle enfin pertinent.