En cinquante ans de carrière, Catherine Dorléac, plus connue sous le nom de Deneuve, a durablement marqué le cinéma français comme l’une des seules grandes actrices bénéficiant d’une aura populaire incontestable. Égérie de grands couturiers ou de grandes marques de parfum, muse de Serge Gainsbourg, Marianne nationale, Deneuve a surtout fait valoir un goût très sûr dans le choix des réalisateurs avec lesquels elle tournait : Demy, Buñuel, Melville, Polanski, Ferreri, Aldrich, De Broca, Rappeneau, Téchiné, Ruiz, Oliveira, Desplechin, Jacquot, Garrel ou encore Von Trier pour n’en citer que quelques-uns. Sa filmographie, impressionnante d’éclectisme, fait pourtant preuve d’une étonnante cohérence. La Cinémathèque Française offre l’opportunité de revenir sur un parcours hors du commun.
À Demy, pas de moitié
Alors que Catherine Deneuve avait joué quelques rôles de jeunes premières ou de filles sages dans des films « de papa » derrière les caméras d’Hunebelle, de Pierre Kast ou de Marc Allégret, Jacques Demy va la révéler au grand public en 1964 dans Les Parapluies de Cherbourg, palmé la même année à Cannes. Reine ratée de l’Histoire, reine de la danse ou reine en robe couleur de temps, la Reine Catherine, en trois films, a pu montrer toute la palette de ses émotions et de ses compétences. Il est tout de même assez curieux de voir à quel point Deneuve a pu être sublimée dans des comédies musicales où, rappelons-le, elle ne chante pas. Demy avait pensé tout d’abord à une actrice qui aurait pu jouer et chanter en même temps, comme Danielle Darrieux ou Micheline Presle. Mais Deneuve est arrivée avec sa fraîcheur, sa lumière… À tel point que le nom de Demy est aujourd’hui souvent associé aux trois films qu’il a tournés avec elle.
Qu’importe, des Parapluies de Cherbourg, on retient sa prestation avant tout, même si le film est, pour la première fois, entièrement musical sans séquence parlée. Alors que son Guy part en Algérie, Geneviève choisit la morale maternelle et accepte d’épouser le bijoutier de Nantes qui l’aime, bien qu’elle porte l’enfant de Guy. Demy, à travers les trois films qu’il a faits avec Deneuve, explore trois facettes de la romance : celle dont la tension dramatique est amplifiée par le sentiment du raté, celle de l’optimisme sentimental, et celle de l’amour enfin reconnu. Les rôles de Deneuve ne sont jamais des personnages mous ou totalement conditionnés. Ce sont des libertés parfois accrochées par le destin. Ce dernier est toujours prépondérant dans les films de Demy : sans être un jouet soumis aux aléas du fatum, Geneviève, Delphine et Peau d’Âne sont des femmes incomplètes qui se trouvent au fil des images.
Dans Les Parapluies de Cherbourg, Geneviève se trouve mal, préférant céder aux injonctions d’une mère terrifiée financièrement. Elle se définit par une immaturité aussi grande dans l’amour que dans l’acceptation. Elle se donne à Guy et lui promet l’éternité affective alors qu’elle est incapable de résister à la pression sociale : Demy joue d’ailleurs en permanence des cadres déstructurés dans ce film. Lors d’une promenade en amoureux sur un port, tous les éléments de décor rompent la linéarité naïve des deux tourtereaux. Les cages d’escalier ne seront jamais filmées pour elles-mêmes mais toujours mises en parallèle avec un extérieur qui menace les êtres qui montent vers la chambre. Le seul moment où la caméra se recentre sur un personnage ou l’autre arrive en fin de film, au moment où chacun a choisi son camp et ne pourra plus se défiler, quitte à suivre une lignée dramatique. Geneviève a perdu l’amour mais s’est trouvée dans le malheur et l’acceptation, qu’elle ne cherchera pas, lors de la scène finale, à changer. Moins douloureuses sont les destinées de Delphine Garnier et de Peau d’âne : plus libérées, Delphine danse sensuellement en rouge lors de la fête de Rochefort, et Peau d’Âne s’enfuit pour échapper à un père tenté par l’inceste. La candide jeune fille de Perrault devient une femme n’hésitant pas à vivre recluse pour être enfin reconnue.
Katharine Deneuve
Dans les années 1970, Catherine Deneuve est au sommet de sa beauté. En 1967, sa sœur Françoise Dorléac, avec qui elle venait de partager le rôle principal des Demoiselles de Rochefort, meurt dans un tragique accident de voiture alors qu’elle n’a que vingt-cinq ans. On disait des sœurs Dorléac qu’elles étaient le jour et la nuit : Catherine froide, calme et mystérieuse ; Françoise drôle, radieuse et emplie de joie de vivre. À la mort de son aînée, Catherine, à qui l’on prédestinait une carrière moins flamboyante, devra endosser tous les rôles, comme pour combler un manque, remplacer celle qui était devenue sa moitié. Elle devient ainsi tour à tour héroïne romantique (Mayerling), garce (La Sirène du Mississippi), petite fille capricieuse (La Vie de château), aventurière (Le Sauvage) puis femme de tête (L’Africain, 1983). Elle tourne ici et ailleurs, avec les meilleurs réalisateurs de l’époque : Truffaut l’amoureux, Marco Ferreri avec Marcello Mastroianni (Touche pas à la femme blanche), Roman Polanski, Philippe de Broca, Terence Young, Robert Aldrich, Jean-Paul Rappeneau…
Tous succombent au charme et à la perfection des traits nordiques de la Deneuve : Jean-Paul Rappeneau en fait même le générique de La Vie de château, s’attardant sur ses cheveux blond platine, ses lèvres pulpeuses, son regard foudroyant, son petit nez rond, son rare sourire dévoilant ses dents blanches et ses pommettes, sa mine boudeuse. À trente ans, Catherine Deneuve a l’aura des grandes stars hollywoodiennes. Celles devant lesquelles on se pâme d’amour et d’envie, que l’on rêve d’imiter tout en sachant ne jamais y parvenir, celles pour qui la vie est simple parce qu’elles ne vivent pas dans la réalité. Catherine Deneuve, telle une Marlène, une Garbo, une Marilyn, une Rita Hayworth, n’est pas de notre monde : impossible de ne pas croire qu’elle puisse convaincre Yves Montand de renoncer à sa vie d’ermite dans une île paradisiaque (Le Sauvage) ; quant à Louis Mahé (La Sirène du Mississippi) ou le prince héritier Rodolphe de Habsbourg (Mayerling), ont-ils d’autres choix que de vouloir mourir pour elle ?
Résumer Catherine Deneuve à une icône éthérée, ne jouant que par et pour sa séduction serait pourtant manquer la principale caractéristique de son jeu : derrière sa froide blondeur, brûle un feu incandescent, telle une Grace Kelly ou mieux encore, une Ginger Rogers, une Jean Harlow. Comment ne pas penser également à Katharine Hepburn, lorsqu’elle remonte un fleuve sur le rafiot de son mari Philippe Noiret, telle une African Queen (L’Africain) ? Dans les années 1970, Deneuve veut prouver qu’elle aussi peut être écervelée, un peu folle même : et les cinéastes qui la choisissent (ou qu’elle choisit ?) lui font tout oser, tout entreprendre. Catherine Deneuve, celle qui signa le manifeste des 343 salopes, indifférente à l’opprobre générale, veut prouver qu’elle est une femme libérée, de celles qui mènent leur vie telle qu’elles l’ont voulue. Dans La Vie de château, elle veut monter à Paris, et le fera, envers et contre tous – un mari un peu lâche, un père un peu traditionnel, les Alliés qui débarquent et les Allemands qui investissent sa maison. Dans Mayerling, elle incarne Marie Vetsera, la jolie comtesse qui veut vivre sa liaison avec Rodolphe de Habsbourg, le fils de Sissi, quitte à se suicider avec lui, provoquant l’un des pires scandales dans la société très collet-monté de la cour autrichienne. Dans Le Sauvage, elle quitte son fiancé italien, vole un tableau de prix à son « proxénète » américain et impose sa présence à un ex-parfumeur français… Mais, toute femme libérée qu’elle soit, Catherine finit toujours par montrer ses faiblesses et succomber à l’amour, comme une bonne héroïne hollywoodienne qui se respecte, même l’amour qui fait mal, celui qui est « une joie et une souffrance » (la Sirène du Mississippi).
Les films qui ont marqué la carrière de Deneuve (Belle de Jour, Le Dernier Métro, Répulsion, Les Parapluies de Cherbourg, etc.) sont pour la plupart des drames. Voudrait-on cacher que Deneuve peut aussi être très drôle ? Dans les comédies de Rappeneau ou de De Broca, elle est une emmerdeuse, une vraie, à qui l’on ne peut pas faire confiance car elle n’a peur de rien. Yves Montand pouvait-il penser que derrière ce petit bout de femme se cachait une véritable sangsue qui, non contente de couler son bateau et de brûler sa maison, lui ravira le cœur (Le Sauvage) ? Philippe Noiret avait-il imaginé que pour réaliser ses rêves, sa jeune femme s’enfuirait avec un beau capitaine anglais et finirait par le rejoindre sous les mitrailleuses allemandes en n’ayant cure de se prendre les pieds dans des barbelés (La Vie de château) ? Dans le cinéma français, Catherine Deneuve acquiert dès les années 1970 un statut d’icône irremplaçable : qui d’autre qu’elle pourrait jouer une femme capable d’assommer et de séduire en même temps ses amants ? Les cinéastes s’en amusent, comme Philippe de Broca, qui lui fait jouer dans L’Africain une Parisienne capable de traverser la jungle en chemise de nuit, d’apprendre le langage des Pygmées en quelques semaines puis de jeter des défenses d’éléphant en se tenant sur les pales d’un hélicoptère en marche…
Est-ce pour toutes ces contradictions, qui font d’elle le symbole de la femme, que l’on aime Catherine Deneuve ? Bien plus que Brigitte Bardot ou Laetitia Casta, elle est la digne représentante de Marianne, la révolutionnaire à la poitrine dénudée, mélange de liberté absolue et de féminité exacerbée.
De Buñuel à Téchiné, la blonde hitchcockienne s’humanise
Bien que les petits joyaux de Jacques Demy ait fait sa renommée, Catherine Deneuve n’hésite pas, dès le milieu des années 1960, à mettre en péril son image. En 1965, alors qu’elle n’a que 21 ans, la jeune actrice apparaît dans l’un des premiers films de Roman Polanski, Répulsion, réalisateur avec lequel s’illustrera Françoise Dorléac l’année suivante pour l’étrange Cul-de-sac. Dans Répulsion, Deneuve incarne une jeune esthéticienne en proie à des hallucinations et passe progressivement de la discrétion presque mutique à l’hystérie meurtrière. Polanski s’est amusé à fissurer l’image de jeune première qui pouvait alors caractériser l’actrice. Ici, nulle trace de couleurs pour rendre compte de la beauté de Deneuve ; le noir et blanc préfère mettre en contraste la blondeur trop franche de la chevelure, la blancheur quasi maladive du teint au noir de l’appartement sous-éclairé dans lequel elle se réfugie. En quelques gros plans évocateurs, Polanski capte la fissure invisible qui parcourt le visage de son actrice. À la manière d’Alfred Hitchcock, il s’amuse de la beauté angélique et impeccable de son actrice pour donner une dimension encore plus morbide au refoulé et à la sexualité. Cette dualité, que l’on retrouve autant dans le jeu et dans les choix cinématographiques de Deneuve, se poursuivra tout au long de sa carrière. Seulement deux ans plus tard, alors que la jeune femme trouve l’un de ses rôles les plus marquants dans Les Demoiselles de Rochefort auprès de sa sœur aînée, elle est parallèlement la tête d’affiche de Belle de Jour de Luis Buñuel, d’après le roman de Joseph Kessel. Dans ce film, elle incarne une bourgeoise que l’ennui mortel de son quotidien (une grande maison, un mari parfait mais éthéré) a rendue inexpressive et sans désir. La femme au visage lisse est pourtant en proie à des fantasmes de soumission (voir l’étonnante scène où, attachée, elle se laisse fouetter par son mari devenu bestial) et s’offre une nouvelle vie dans une maison close où elle va tomber amoureuse d’un de ses clients avant d’être rattrapée par l’un des amis de son mari incarné par l’ambigu Michel Piccoli. Catherine Deneuve n’a pas l’évidente sensualité des Méditerranéennes. Consciente de ce qu’offre son physique au prime abord (une certaine froideur qui a souvent pris le pas sur son image publique), elle sait comme aucune autre actrice incarner cette rupture dans le regard. Le corps presque immobile, passif et soumis au désir de l’homme (une nouvelle fois abordé par Luis Buñuel dans Tristana en 1970) devient cette barrière qu’il convient de franchir pour capter l’insoupçonnable folie dissimulée dans la rétine.
En 1981, lorsque l’actrice rencontre André Téchiné, elle compose à l’exact opposé de Tristana ou Belle de Jour. À partir d’Hôtel des Amériques, elle deviendra une femme vieillissante dont la beauté ne tient plus de l’éclat froid de son visage de porcelaine mais de toutes ces fêlures qu’elle dévoilera avec autant de pudeur que de retenue. Si elle aime dire du réalisateur qu’il est « le frère qu’elle n’a jamais eu », leur complicité crève à chaque fois l’écran au point que seul Téchiné peut se permettre de faire jouer à Deneuve des rôles où elle assume son vieillissement, ses désillusions, sa solitude, que ce soit dans Le Lieu du crime où elle incarne une femme fragile amoureuse d’un fugitif ou dans Ma saison préférée où elle incarne une jeune quinquagénaire en pleine crise d’adolescence ou encore dans l’étonnant Les Voleurs où elle n’hésite pas à incarner une enseignante dépressive éprise d’une jeune délinquante. Une très belle scène – Deneuve et Laurence Côte prenant un bain ensemble – a d’ailleurs choqué lors de la sortie du film. Dans Les Temps qui changent, leur dernière collaboration, Téchiné fait dire à Deneuve qu’elle n’aime plus son corps, qu’elle se voit trop vieillir. Celle qui n’a pas résisté aux charmes de la chirurgie esthétique se dévoile totalement sous l’œil du cinéaste complice et ami. Peu de réalisateurs peuvent se targuer d’avoir obtenu une telle confiance, mis à part Nicole Garcia pour Place Vendôme où l’actrice, auréolée d’un prix d’interprétation au Festival de Venise, incarnait une riche alcoolique qu’un dernier sursaut de vie ramène sur le ring des affaires, ou encore Philippe Garrel dans Le Vent de la nuit mais surtout François Ozon qui, dans 8 femmes, lui a peut-être offert l’un des rôles les moins valorisants de sa carrière. Contrairement à Isabelle Adjani qui refuse obstinément de laisser le temps marquer son empreinte sur son corps et son visage, Catherine Deneuve assume son vieillissement et les seconds rôles dorénavant plus fréquents.
Les derniers temps de conquête
Sur les dix dernières années de tournage de Catherine Deneuve, on peut trouver une variété assez déconcertante de genres et de personnages. L’actrice n’a visiblement que faire de son passage à la postérité : elle varie d’un rôle à l’autre, de la belle-mère pincée de Belle-Maman ou de Palais royal ! à l’ouvrière de Lars Von Trier dans Dancer in the Dark, Deneuve a l’intelligence de ne pas se satisfaire d’un statut d’actrice fétiche chez Téchiné ou, plus généralement, de modèle féminin intouchable. Elle met la main à la pâte, accepte des téléfilms sans en faire un lieu de cinéma raté comme Alain Delon, des films d’auteurs peu distribués comme Nuages de Marion Hänsel dans lequel elle sert de voix off, comme une actrice capable de s’effacer. Elle accepte également de tourner avec des réalisateurs jeunes, plus ou moins talentueux, plus pour Rois et reine et Desplechin, beaucoup moins pour un Thierry Klifa qui se contente d’utiliser Deneuve comme une icône fade dans Le Héros de la famille. Car tout l’intérêt de la grande Deneuve est qu’elle refuse dans son métier un statut figé. Son ironie ira même l’année prochaine, sur le petit écran, jusqu’à participer à la série Nip/Tuck sur la chirurgie esthétique en obsédée du lifting. Que demander de plus qu’une actrice sachant reconnaître ses grands classiques en poursuivant son travail avec des réalisateurs reconnus comme un André Téchiné rarement tendre pour elle dans son écriture, qu’une actrice sachant dénicher les talents et accepter de recommencer à chaque fois un nouveau parcours, qu’une actrice qui sait conserver un mystère privé pour mieux éclater à l’écran ? Rien, en fait, si ce n’est qu’elle continue.