Nous avons eu l’immense chance de pouvoir rencontrer Francis Ford Coppola. Dans un grand hôtel parisien, et en compagnie d’autres journalistes, une discussion à bâtons rompus où les questions fusent, exercice auquel il se prête avec calme et un brin de malice.
Pourquoi avoir choisi ce titre de film Twixt ? Que signifie-t-il ?
À l’origine, le film s’intitulait « Twixt Now and Sunrise ». « Twixt » est un terme issu de l’ancien anglais que l’on parlait à l’époque de Nathaniel Hawthorne, et qui signifie « entre ». Donc le titre du projet était « Entre maintenant et le lever de soleil ». Comme nous faisions souvent référence au film lors du travail préparatoire en l’appelant « Twixt », je me suis dit que c’était une bonne idée que de garder cette contraction. Et puis, cela résume bien la thématique du film, c’est « entre le jour et la nuit », « entre le rêve et l’éveil », « entre la vie et la mort », « entre l’oubli et la célébrité », « entre le succès et l’échec », donc, vous l’aurez compris, c’était, avec ce titre raccourci, l’idée de garder à l’esprit la notion « d’entre-deux ».
Vous travaillez à nouveau sur un film à petit budget, et après la Roumanie et l’Argentine, vous revenez tourner sur le territoire américain.
Oui, nous avons tourné près de chez moi, du côté de Napa Valley. Et cette ville très étrange où se déroule le film existe réellement, elle est située à peu près à quarante minutes en voiture de ma maison. C’est aussi le cas du magasin de cages d’oiseaux que l’on voit dans le film, beaucoup de décors extérieurs existent en vrai.
Pouvez-vous nous parler un peu de cette nouvelle expérience que vous vivez aujourd’hui en finançant vos propres films ?
Je suis parti du constat suivant : en tant que réalisateur expérimenté, je me retrouve maintenant en concurrence avec mes propres films, ceux que j’ai réalisés lorsque j’étais jeune. Or, je pense que la plupart des artistes, qu’ils soient écrivains, dramaturges, peintres, ne peuvent pas rivaliser avec leurs œuvres de jeunesse. Donc je me suis dit que j’allais vivre une petite mort, repartir à zéro et redevenir une sorte d’étudiant, pour me créer une nouvelle méthode de travail qui me permette de voir les choses sous une autre perspective. Mais faire des films à petit budget n’est pas forcément une fin en soi, et je me dis qu’il serait peut-être temps de repartir sur un projet plus grand.
Votre film traite finalement de choses très personnelles, et plus particulièrement de la notion de deuil.
Lorsque j’ai entamé l’écriture du scénario, je pensais que ce serait un film sur la perte. Vous voyez, ce personnage d’écrivain joué par Val Kilmer a été célèbre à un moment donné, et depuis sa carrière est partie à vau-l’eau. Il a perdu sa fille aussi, et il semble que son mariage soit mal en point. Mais j’avais envie de faire un film de genre, et je voulais aussi écrire des situations qui puissent être drôles, comme celles avec le personnage de Bruce Dern par exemple. Je me suis orienté vers le genre de l’horreur, c’était particulier pour moi, cela me ramenait à mes débuts, à mon premier film. J’ai commencé à faire des films à vingt-deux ans, maintenant j’en ai soixante-douze, donc je voulais prendre un peu de recul et voir ce qui était arrivé à ce genre entre-temps.
C’est aussi l’histoire d’un écrivain qui est coincé à l’intérieur d’un genre que sont les romans de sorcellerie…
Oui, mais je me sens moins concerné par cet aspect des choses, car j’ai justement toujours essayé de varier les genres. Par contre, il est vrai que l’on a voulu me cantonner à un genre, par exemple celui du film de gangster. Ce qui me rapproche de ce personnage, c’est que j’ai eu le sentiment tout au long de ma carrière d’être sur le déclin. Paradoxalement, ma route vers le succès a été tracée par des échecs commerciaux, mais qui ont eu la chance d’être réévalués par la suite. Tout est en rapport avec le temps. Il y a trente ans, j’avais de gros problèmes d’argent à cause de ces films, et maintenant on vient me voir en disant : « Comment se fait-il que vos films d’aujourd’hui soient moins bons que ceux d’il y a trente ans ? », et je leur réponds : « Mais à l’époque, ils ont été très mal reçus ! »
Mais pour en revenir à la question du genre, le plaisir que je retire à faire un film de ce type vient du fait que je peux en distordre les codes et vous confier à travers cela quelque chose de très personnel sur mon existence. Dans l’industrie du film hollywoodien, on aime faire des films de genre car ils sont très faciles à vendre auprès du grand public, c’est juste une question économique.
Justement, vous vous permettez quelques impolitesses par rapport aux films de genre classique.
J’ai toujours vécu le cinéma comme une expérience, un acte libérateur, c’est un peu comme entrer dans un rêve, donc je me suis souvent positionné contre l’industrialisation cinématographique. À l’époque du cinéma muet, il y a eu beaucoup d’innovations techniques et artistiques, tout simplement parce que l’on ne savait pas encore véritablement ce qu’était le cinéma. Par exemple, un jour quelqu’un a commencé à faire des gros plans. Comment pouvait-il savoir que cela fonctionnerait, que cela produirait un effet ? Par l’expérience. Il fallait inventer ses propres règles. Maintenant, il y a des règles établies qui nous coincent, qui tentent de limiter l’expérimentation. Mais le cinéma a, selon moi, encore beaucoup de chemin à faire en termes d’innovation.
Vous avez même tenté d’organiser des projections de Twixt aux États-Unis en changeant le montage en direct à l’aide de votre ordinateur.
Il y a quelques années, quand j’ai entendu dire que la 3D était l’avenir du cinéma, j’ai réagi en me disant que c’était un peu de l’arnaque : la 3D existe depuis bien longtemps ! Et puis je trouve cela très réducteur de penser que l’avenir du cinéma ne se joue que dans cette voie-là, il y a tellement de choses que l’on pourrait faire, des choses inimaginables en termes de structure narrative, de technique. Puisque le cinéma devient digital, que les films se transforment en fichiers informatiques, pourquoi se restreindre au niveau du montage ? On pourrait très bien imaginer que je puisse composer mon film en direct, avec des musiciens par exemple. Je pourrais très bien reprendre Apocalypse Now, et en faire une performance, quelque chose de nouveau. Mais c’est juste un exemple parmi tant d’autres qui prouve que le cinéma ne devrait pas se poser de frontières.
Et pourtant, deux séquences de Twixt sont tournées en 3D.
Oui, car ce qui m’importe ici, c’est que le numérique ouvre beaucoup de portes. Je n’aime pas trop la 3D à cause des lunettes, je ne trouve pas que cela soit très confortable. Donc j’ai voulu faire un film où les scènes qui méritent un usage de la 3D soient réalisées avec cette technique, et que l’on puisse ensuite retirer ses lunettes et regarder tranquillement l’écran. Ce qui est drôle, c’est que dans les salles où le film est projeté en 3D, Twixt est plus considéré comme un film de genre, alors qu’en 2D intégrale, les gens l’identifie plus comme un film art et essai.
Aviez-vous des références ou influences picturales particulières en tête pour ce film ?
Je me sens véritablement très à l’aise avec le style visuel que j’ai développé depuis trois films, avec beaucoup de plans fixes. Le mouvement du film vient plutôt après, au montage. Le reste me vient d’un rêve que j’ai fait lorsque j’étais en repérages à Istanbul, et qui s’avère être à l’origine de l’histoire de Twixt, donc ce fut comme une sorte de cadeau. Le rêve était tellement clair dans mon esprit, par exemple, la scène où Val Kilmer marche avec Elle Fanning au bord de la rivière me vient directement de ce songe. L’apparition d’Edgar Allan Poe également. Mais au niveau pictural, je suis plutôt influencé par mes lectures, comme Nathaniel Hawthorne et Poe, qui développent un univers très fort.
C’est étrange, dans certaines scènes où Val Kilmer parle à sa femme par ordinateur, vous cadrez en plongée et l’on a dès lors l’impression qu’il s’adresse à un fantôme, ou à quelqu’un qui n’existe pas.
Oui, vous savez, aujourd’hui tout le monde s’adresse à quelqu’un qui n’est pas là ! L’autre jour, j’ai vu un couple qui marchait côte à côte dans la rue, chacun s’adressant à une autre personne par téléphone. C’est le monde d’aujourd’hui !
C’est aussi un film sur le temps, avec par exemple ce clocher à sept horloges.
Oui, le temps est quelque chose de très subjectif, dont notre perception n’est pas du tout fiable. Et pourtant, on a tendance à considérer le temps comme une donnée concrète, au même titre que l’argent par exemple, alors que j’ai une vision plus « psychologique » de la chose : chacun a un rapport très personnel au temps. Les humains s’accrochent beaucoup à tout ce qui est de l’ordre des mathématiques : le temps, l’argent… pour se rassurer peut-être. Par exemple, c’est le box office, qui est une donnée véritablement quantifiable, qui permet d’estimer le succès ou non d’un film, mais pas ce que les gens en pensent, ce qui est absurde. Cela me rend triste de savoir que de jeunes réalisateurs talentueux ont à l’heure actuelle d’énormes difficultés à trouver de l’argent pour faire leurs films. Nous avons mené à mes débuts une bataille contre les grands studios, qui tentaient d’imposer leur volonté sur nos films, mais je me rends compte que la situation est bien pire de nos jours. On me demande souvent quel héritage je voudrais laisser à mes pairs, et cela n’a finalement rien à voir avec mes films à proprement dit. J’aurais aimé pouvoir leur léguer un monde du cinéma où chacun puisse réaliser ses projets comme il l’entend, mais ce n’est malheureusement pas le cas. Pourtant, je garde confiance, car je sais qu’il existe et existera toujours des manières alternatives de réaliser des films.