Il est difficile de juger de la valeur « écologique » d’un film, tant les critères sont multiples (son mode de production, la représentation du monde qu’il véhicule, son point de vue sur la nature, etc.) et les contradictions nombreuses, à commencer par celle, consubstantielle à toute œuvre, de la nature polluante de l’industrie cinématographique. Certains films se donnent cependant pour objectif de figurer l’humain comme un être vivant parmi d’autres, en prise avec un environnement qui n’est nullement façonné à son image, mais repose plutôt sur un principe de communication et d’interaction entre les espèces qui le composent. L’engagement écologique de ces films relève avant tout d’un regard, et constitue dès lors un enjeu à proprement parler esthétique. Cet ensemble d’entretiens entend repérer des gestes formels, proposés par des cinéastes en activité, qui participent à émanciper le cinéma d’une vision anthropocentrée.
Troisièmes invités : Guillaume Cailleau et Ben Russell, lauréats du Grand prix du Cinéma du réel pour DIRECT ACTION, leur dernière coréalisation. Cinq ans après l’abandon du projet d’aéroport sur le site de Notre-Dame des Landes, le film documente le quotidien de ses habitant.es et leur mode d’organisation harmonieuse, d’un point de vue politique comme écologique. Sa sortie en salles est prévue le 20 novembre 2024.
Comment s’est imposé le dispositif de DIRECT ACTION, qui consiste en une suite de plans-séquences montrant divers aspects de la vie à Notre-Dame des Landes ?
Ben Russell : Nous savions dès le début que nous entrions dans un espace marqué par une victoire politiquement et symboliquement importante, où l’activité n’avait plus pour enjeu de s’organiser dans la lutte, mais de rendre viable une vie communautaire au quotidien. Ce qui nous a immédiatement saisi, c’est que la plupart des activités étaient liées à des processus engagés sur un long terme. C’est pour ça qu’il nous a semblé important de passer du temps avec différentes personnes, dans différentes parties de la ZAD, afin de dépeindre le fonctionnement de cet endroit de la façon la plus juste possible.
Guillaume Cailleau : Nous ne sommes pas arrivés avec une idée préconçue de la manière dont nous allions procéder, mais nous savions que nous allions faire un portrait collectif. Au départ, notre intention était simplement de procéder à des interviews. Mais par la suite, on s’est rendu compte qu’il était plus intéressant de filmer le travail et le collectif dans leur dimension concrète.
BR : Nous avons tout de suite eu l’intuition – et chacune de nos visites nous le confirmait – que tout ce qui se passait sur la ZAD faisait partie d’un système global. La préparation du pain, la culture de la terre, une réunion d’organisation, une scène de repas, y revêtaient la même importance et méritaient donc une attention égale dans le film. Mais il nous fallait également considérer les animaux, la nature, toutes les formes de vie présentes sur le territoire, pour rendre compte d’un vaste écosystème. Initialement, nous avons peut-être eu tort de penser que combiner des portraits permettrait d’avoir une vision globale. Mais plus le temps a passé, plus nous avons compris qu’il fallait envisager l’environnement dans son ensemble. C’était les arbres, le vent, les hirondelles, les chevaux, la terre. On ne peut pas parler des êtres humains sans parler des territoires qu’ils habitent et qui les habitent.
Dès l’ouverture où vous filmez longuement le phare iconique de la ZAD, vous articulez le fait de connaître un lieu au fait d’éprouver sa temporalité.
BR : Dans ma pratique documentaire, j’ai toujours défendu l’idée qu’il faut du temps pour comprendre les sujets et les espaces. Au sein de la ZAD, nous avions en particulier le sentiment que le temps était essentiel, qu’il faisait lieu, pour dire ainsi les choses. Il fallait se fondre dedans pour comprendre où nous étions.
GC : Le sujet du film est aussi la décroissance, le fait de revenir à un rythme différent de nos modes de vie contemporains, lorsqu’on est un urbain, comme c’est mon cas. C’était important de trouver une forme qui permette de proposer ce ralentissement, de s’ancrer quelque part et de prendre du temps ensemble, chose qui se produit également dans la salle de cinéma. Je trouve dans cette perspective la séquence de l’entracte assez magique : c’est un moment qui permet parfois à plusieurs centaines de personnes de se sentir ensemble. Après avoir regardé ce collectif à l’écran, c’est beau de se rappeler que le cinéma est aussi une expérience éminemment collective.
Comment votre volonté de filmer l’endroit comme un écosystème s’est-elle traduite au moment du tournage ? L’enjeu s’est-il reconfiguré à l’étape du montage ?
GC : Pendant la centaine de jours passés dans la ZAD, nous n’avons cessé de constater que tout le monde est relié, d’une façon ou d’une autre, ne serait-ce que par un sentiment de lutte partagé. C’est toutefois au montage que nous avons réussi à relier entre eux les différents éléments observés, en variant les échelles de plan, en créant des jeux de son qui fluidifient le passage d’un plan à un autre, etc.
BR : Notre façon de filmer a été déterminée par la durée du tournage (quatorze mois) et nos constants aller-retours (tous les deux mois, à raison d’une dizaine de jours à chaque passage). Le montage s’opérait en parallèle. En somme, il n’y a pas de distinction entre ces deux pans du travail, qui se sont inscrits dans une même réflexion continue. Chaque fois qu’on revenait à la ZAD, nous pensions à ce que nous n’avions pas filmé, à ce qui manquait, à ce qu’il fallait compléter, aux liens que nous pouvions établir. C’est un peu comme si nous avions planté les graines, cultivé le champ et attendu patiemment que les plantes poussent. Le montage relevait davantage d’un travail d’addition que de soustraction.
GC : L’échange qui s’est créé au fur et à mesure a été essentiel dans notre compréhension du lieu et dans la restitution de ce dernier grâce au montage. À chaque fois que nous tournions un plan, nous avions préalablement travaillé pour comprendre de quoi il s’agissait. Ce n’est qu’à la fin de la journée de travail que nous sortions la caméra et tournions un plan, en concertation avec les personnes impliquées. De la même façon, à chaque fois qu’on revenait sur la ZAD, on montrait les plans à ceux qui le désiraient et on en discutait ensemble. Cela nous a permis de nous sentir au cœur du collectif.
Le film s’intéresse au principe de relation qui sous-tend le fonctionnement de la ZAD. D’un autre côté, les plans-séquences donnent l’image de réalités fragmentées, éclectiques, non-synthétisables. Comment cet antagonisme se résout-il à vos yeux ?
BR : Pour que le portrait de chacun s’inscrive dans un panorama plus large, il fallait que le montage permette à plusieurs lignes narratives d’exister, qu’elles soient à la fois indépendantes et reliées à une idée d’action plus générale. Par exemple, lorsque nous filmons un mur d’une maison en train d’être abattu, il est prévu qu’il soit ensuite reconstruit. Cela peut résonner avec la séquence dans la scierie où l’on voit des travailleurs couper des planches. Or, après avoir observé cette activité, il était évident qu’il nous faudrait, à un moment donné, filmer la coupe des arbres, qui a une incidence sur la forêt, laquelle est entretenue par d’autres personnes, etc. Chacune de ces réalités se devaient d’avoir une sorte de narration propre. Nous voulions faire ressortir la linéarité de cette chaîne de travail, le fait qu’elle est influencée par le rythme des saisons, et en même temps faire en sorte que les scènes ne paraissent pas avoir de début ou de fin, mais plutôt des milieux, qu’elles soient prises dans un flux.
GC : Oui, cette forme mosaïque permet de montrer que les événements ne sont pas singuliers, qu’ils peuvent advenir à d’autres moments. L’idée n’est pas que tel plan mène à tel autre. On ne coupe pas les planches pour cette maison en particulier, mais parce que plusieurs vont être bâties ; on assiste à tel semis car il y en a eu et qu’il y en aura de nombreux autres.
Le film comme être-vivant
Le film fait ressurgir une sorte de fascination originelle envers le spectacle d’un être humain produisant quelque chose avec ses mains ou avec un outil. Cherchiez-vous cette part d’abstraction au cœur de la matière concrète ?
BR : Mon intérêt pour le cinéma s’est toujours situé davantage au niveau de l’image et du son qu’au niveau du dialogue. Trouver des images qui résonnent et opèrent pour elles-mêmes, au point de devenir presque haptiques, a toujours énormément compté dans ce que j’essaie de faire. Je pense que le temps génère un trouble dans l’attention du spectateur, qui ne sait plus s’il regarde de loin ou de près. Ce qui permet de l’impliquer davantage dans l’expérience de l’image et dans le discours qu’elle propose. La principale incertitude que nous inspirait le projet tenait au fait que tout le monde n’est pas un spectateur idéal pour ce genre de proposition. Ce n’est pas que le film soit très exigeant, mais il demande un certain engagement. C’est à cet endroit que le travail du montage joue son rôle, pour construire une structure où le spectateur se sente confortable dans son inconfort, si tant est qu’il y ait de l’inconfort.
GC : Il faut savoir qu’on ne se considère pas comme des documentaristes, mais comme des cinéastes. On a tous les deux à notre actif des travaux que l’on peut qualifier d’expérimentaux. Pour nous, la durée, l’abstraction, la forme sont des éléments essentiels du film, autant que le sujet. C’est pour ça qu’il nous importait que chaque plan soit un tableau en lui-même. Cela relève d’une conception du film-objet. J’aime aussi l’idée du film comme être vivant, qui vit de lui-même et recèle une part d’abstraction qui lui est propre.
BR : Et puis la façon dont tu opères, les graines que tu sèmes, le matériel que tu utilises, le type de travail dans lequel tu t’engages, tout cela détermine le résultat final. L’idée de travailler en 16mm était d’affirmer très clairement ce lien entre la matérialité du procédé et la finalité de l’œuvre. Par exemple, l’argentique est une technologie d’image qui invoque le passé et le présent à la fois, dont le coût rend nécessaire de prendre des décisions en avance, de choisir avant de filmer plutôt que de filmer et d’ensuite choisir, ce que le numérique permet souvent. Songeons aussi au poids et à la taille de la caméra qui la rendent très visible, au rapport contraint au temps que la pellicule impose : tous ces éléments sont des choix matériels qui déterminent le processus et, in fine, le film dans son ensemble. Comme dit Guillaume, c’est lié à notre proximité avec le cinéma expérimental, et l’idée héritée du structuralisme et du matérialisme, que la forme est le contenu.
C’est en cela que le film donne à voir l’incarnation d’une utopie, la matérialisation d’un idéal. Je pense par exemple à ce plan à Sainte-Soline où l’on voit des manifestants tendre leurs mains à d’autres pour traverser un fossé, qui est un moment à la fois très pragmatique et une figuration de l’idée de solidarité.
GC : Je pense qu’il y a beaucoup d’espace dans cette abstraction, dans cette non-explication, pour permettre à chacun de tresser ses propres métaphores ou de choisir ce qu’il veut voir dans ces images. Les propositions sont plus intéressantes que les affirmations.
BR : J’aimerais préciser que ce moment dont tu parles à Sainte-Soline prend tout son poids grâce à ce qui le précède dans le film. Avoir montré une accumulation de gestes, un réseau d’actions et d’éléments, comme une voie possible d’organisation et d’union, permet de comprendre comment une telle manifestation est rendue possible. La question de l’utopie est toujours de savoir quelles sont les conditions pour la construire. Je pense que le film montre qu’un tel modèle peut exister à partir de petits gestes, mis en relation les uns avec les autres, qui s’additionnent et font corps au fur et à mesure. Il faut bien tout ce qui a lieu avant pour qu’un mouvement comme Sainte-Soline advienne. Le problème est que nous avons tendance à nous focaliser uniquement sur ce genre d’événements particuliers. Les images du militantisme, des manifestations, nous sont très familières mais on ne sait pas vraiment comment on en arrive à ces moments de soulèvement, ni ce qui se passe après. Et je me dis que c’est peut-être la force du film, le fait qu’il propose de regarder l’utopie comme un processus, et non simplement un résultat.