Fait inhabituel dans l’histoire de la représentation des luttes, le point de départ de DIRECT ACTION est une victoire sociale : Guillaume Cailleau et Ben Russell ont filmé entre 2022 et 2023 la ZAD de Notre-Dame-des-Landes après que ses habitants ont acquis le droit d’y poursuivre l’expérimentation d’un modèle de société solidaire et égalitaire, visant, par son réseau d’activités artisanales et agricoles, à fonctionner en autogestion. Le film déplace ainsi sa réflexion, du moins dans un premier temps, en dehors du strict périmètre du « combat », pour se demander à quoi ressemble une utopie politique dans la vie de tous les jours.
Composé d’une série de plans-séquences, DIRECT ACTION dresse le portrait d’un lieu de la façon la moins discursive qui soit, en s’intéressant aux actions et situations qui le constituent matériellement. La beauté du dispositif tient au fait que l’action y est entendue en son sens le plus large : d’un plan à l’autre, l’activité d’un forgeron sculptant la lame d’un outil laisse place à celle de la pluie tombant dans un sous-bois, ou à un veau qui avance laborieusement dans la direction que deux fermiers lui indiquent. Les séquences s’emploient à figurer l’espace élargi de la ZAD sous différents angles, en envisageant le monde vivant comme un ensemble dont chaque composante peut être perçue comme motrice. Cette considération est au cœur de la recherche esthétique du film, qui s’appuie sur des prises de vue majoritairement fixes et longues dans le but d’accueillir, à mesure que le temps s’écoule, une forme de dramaturgie inhérente à la réalité terrestre. C’est particulièrement le cas des plans dépourvus a priori de mouvements, comme le phare emblématique de Notre-Dame-des-Landes, filmé pendant plusieurs minutes en contre-plongée. Si le tableau produit dans un premier temps un sentiment d’inertie et d’immobilité, renforcé par la verticalité du monument, très vite de multiples éléments mouvants viennent l’animer – le déplacement des nuages qui recompose l’arrière-plan, le passage d’un avion, la rumeur de la ZAD hors champ, etc. La fixité du cadre, vectrice de concentration, donne ici le moyen d’apercevoir la vie comme un réservoir de gestes et d’actions de différents ordres. Ce faisant, le film dépasse la frontière qui structure traditionnellement le regard entre un monde naturel dépourvu de volonté et l’action humaine qui elle, résulterait d’une intention. Chaque plan, en s’attachant distinctement à un sujet, lui attribue du même coup une agentivité.
En faisant varier le contenu des plans tout en les reliant d’un point de vue formel, le film élabore une politique de l’attention. Pris ensemble, les fragments organisent une distribution du regard entre des phénomènes irréductibles les uns aux autres, sans chercher à les catégoriser. Ils célèbrent par là le caractère non synthétisable de la réalité, promouvant une idée de l’unité qui ne serait pas synonyme d’homogénéité, mais relèverait plutôt d’une mosaïque. Le documentaire se donne ainsi comme une prolongation de ce qu’expliquent trois militantes lors d’une interview à la presse, en rappelant que le mouvement anti-bassines est lui-même un conglomérat de divers collectifs ; pour elles, revendiquer une pluralité de modes d’action est justement un moyen de lutter contre la volonté du gouvernement de standardiser et de rationaliser à tout prix la société.
Par ailleurs, si les séquences ne hiérarchisent pas les actions représentées, c’est qu’il est moins question d’en comparer les finalités que d’observer comment elles se déploient. C’est par ce biais du temps long que l’on s’ouvre à la pleine matérialité des gestes, qu’ils soient humains, animaux ou résultant d’une machine, tel l’hypnotique mouvement du débitage du bois à la scierie. Chaque scène repose ainsi sur une tension entre le concret et l’abstrait : regarder des mains fabriquer une pâte à pain permet simultanément d’approfondir la connaissance concrète du travail d’un boulanger et d’assister au spectacle fascinant de la transformation de la matière.
Vivre avec le film
Préférant aux approches théoriques l’exaltation de la pratique, le dispositif de DIRECT ACTION est lui-même pensé comme une démarche éminemment matérielle. En renonçant à un balisage géographique du lieu au profit d’une épreuve du temps, le film se rapproche d’une manière biologique d’appréhender un espace. Approfondir un point de vue unique, plutôt que d’aspirer à une vision totalisante, revient à revendiquer une appartenance à la terre en se pliant à ses lois physiologiques. La caméra 16mm ressemble ainsi à un corps humain, à la fois fixée au sol et l’œil mobile (via les quelques zooms et panoramiques). De la même façon, le film envisage le montage non comme un acte de dénaturation du temps et de l’espace par rapport à la captation originelle, mais au contraire comme la stricte restitution de la matière filmée, assemblée sous forme de bout-à-bout. Les coupes, parce qu’elles ont pour première fonction d’ellipser un changement de décor, viennent signaler les déplacements effectués par les réalisateurs. Il est d’ailleurs significatif que le documentaire s’ouvre et se referme sur l’image du phare (de jour puis de nuit) qui marque l’entrée de la ZAD, donnant l’impression au spectateur de franchir la porte du lieu en même temps que les cinéastes.
Cette convergence entre l’expérience du tournage et celle du public guide le déroulé du film. Il s’agit finalement moins de regarder que de vivre dans la ZAD, soit d’éprouver l’alternance entre le labeur et le loisir (une partie d’échecs, un goûter d’anniversaire), entre le corps collectif, à l’occasion d’une fête ou d’un rassemblement, et celui d’un individu accomplissant une tâche de son côté. L’intermède, qui surgit à mi-parcours et permet au spectateur de se « reposer » de son travail de visionnage au long cours (3h36), participe d’une sensation de temps réel où le vécu de la projection ne fait plus qu’un avec la temporalité du film – ou du moins chacun de ses morceaux. La linéarité de DIRECT ACTION correspond au déroulement d’un quotidien, jusqu’à épouser le cours des événements de Sainte-Soline. La dernière partie accueille une réalité plus violente, qui contraste avec la patience protocolaire du documentaire. En intégrant au montage la remarque d’une militante reprochant aux cinéastes en pleine manifestation de ne « filmer que » l’affrontement avec la police, les cinéastes mettent justement en exergue leur refus de subordonner leur mise en scène à la frénésie du contexte de la lutte.
Donner au spectateur l’impression d’être « en direct », dans un contact immédiat et physique avec ce qui est montré, relève également d’un travail d’échelles minutieusement mené. Au lieu de cadrer l’entièreté d’une action, Cailleau et Russell adoptent la plupart du temps un point de vue intégré à celle-ci, qu’il s’agisse du public d’un concert filmé depuis les jambes du chanteur, ou des mains de pianiste filmées au plus près du clavier. Le film entier, par l’emploi du 16mm, se donne d’ailleurs comme une matière vivante que le spectateur est invité à explorer sensoriellement. Telle est peut-être la prouesse esthétique de DIRECT ACTION : façonner un spectateur qui n’est pas en dehors mais bien pris au-dedans de ce qu’il voit, ce qui revient à en faire un membre à part entière de la communauté.