Dans le paysage assez morne du cinéma italien contemporain, Marco Bellocchio faisait déjà, ces derniers temps, figure de souveraine exception. Ayant rodé récemment une approche élégante et énigmatique de la mise en scène, il signe aujourd’hui une œuvre aussi intimiste et sèche qu’ample et épique – une machine narrative lancée à toute berzingue sur les voies de l’Histoire italienne, la recyclant en un mélodrame halluciné et furieux.
Les derniers films de Bellocchio, malgré les réserves qu’on pouvait émettre à leur endroit (le curieux révisionnisme de gauche de Buongiorno, Notte, l’errance un brin trop stylisée du Metteur en scène de mariages) marquaient – surtout le magnifique Sourire de ma mère – par leur capacité à esquiver les écueils de leur « sujet » (l’individu et l’institution, le traumatisme politico-historique, la fascination d’un homme douteux pour une femme mystérieuse) sans pour autant se défiler, l’abordant de biais, dans une esthétique de chambre un brin onirique. Bellocchio y jouait avec une aisance inouïe de la discrète originalité des cadres, du rapport d’opposition et de dépendance entre l’avant-plan et l’arrière-plan, du rythme du montage, à la fois heurté et implacable, où l’irruption d’un plan surprend toujours, fait événement tout en s’imposant avec nécessité et évidence. Ce faisant, il suspendait le sens au profit de sensations d’autant plus envoûtantes qu’elles plongeaient le spectateur au cœur des questionnements du film plutôt que de le noyer de stimuli formalistes.
Se fondant sur l’amour fou d’une femme, Ida Dalser, pour un homme hors du commun nommé Benito Mussolini, sur la destinée politique funeste de celui-ci qui abandonnera celle-là sur son chemin et sur la lutte de la femme humiliée pour faire valoir sa cause face aux institutions – politique, religieuse, psychiatrique – liguées contre elle, Bellocchio ramasse en un seul film tous les motifs des précédents. C’est dire la folle ambition de Vincere (« Vaincre »), qui chauffe à blanc les qualités formelles de ses prédécesseurs avec une impressionnante vigueur, porté par une musique mi-opératique mi-hollywoodienne.
On voit dès lors poindre de nouveaux écueils à cette approche spectaculaire de l’Histoire. On redoute notamment dans le portrait de Mussolini les signes racoleurs censés annoncer le devenir du Duce, les traits de caractère estampillés futur dictateur. Bien vite, pourtant, on se rend compte qu’il s’agit d’autre chose, que Vincere ne tombera pas dans ces travers, qu’il n’a rien d’une explication appliquée ou d’un vain procès du fascisme (en cela, il se situe à l’opposé de l’exaspérant vouloir-dire du Ruban blanc…).
Sa démarche est à la fois moins ouvertement et plus profondément politique que cela. Prenant acte du fait que l’énergie d’un individu a fini par régir le mouvement de tout un peuple et écrire l’Histoire, et qu’à l’ombre de cette Histoire un autre individu a dépensé la sienne en pure perte, il s’agit pour le film de se laisser gagner par ces énergies, d’épouser la fièvre de ses personnages, de s’imprégner de leurs rêves de grandeur, enfin d’attaquer de front la grandiloquence qui a accompagné le fascisme, sans pour autant sombrer dans la fascination, la complaisance à son égard. D’une certaine manière, il s’agit donc de refuser au fascisme le monopole de la grande forme. L’exploit n’est pas mince, réussi grâce à la rugosité de l’image et de l’incarnation, aux jeux d’ombre et de lumière, ainsi qu’au montage mêlant avec audace aux prises de vues fictionnelles des images d’archives – actualités, manchettes de journaux et vieux films devant lesquels les personnages s’identifient (une pietà cinématographique pour Mussolini et sa nouvelle femme, Le Kid de Chaplin pour Ida Dalser…). Tout cela fait de Vincere un cauchemar grandiose et grotesque (dont les personnages sont comme des somnambules, jamais aussi aveugles que les yeux grands ouverts) autant qu’une réminiscence frénétique de l’Histoire interrogeant au plus près le pouvoir des images.
Lorsque l’ambitieux Benito Mussolini devient le Duce, l’acteur qui l’incarne disparaît pour ne plus laisser la place qu’à des images d’archives. L’idée est lumineuse, car elle crée une béance qui rend palpable, irréfutable, le vide laissé par la disparition de l’homme aimé dans la vie de celle qui s’était vouée à lui corps et âme, tout en prenant en charge le devenir-icône du dictateur. Filippo Timi ne réapparaît vers la fin du film que pour incarner le fils d’Ida et Benito, le petit Benito Albino Mussolini devenu grand et portant à la fois comme une chance et comme une malédiction sa ressemblance avec son père. Élevé avec pour seule certitude qu’il est le fils du Guide de la nation tout entière, il sombre dans la folie pure, ne pouvant s’identifier à ce père inconnu qu’à travers les images officielles qu’il imite à la perfection pour amuser ses camarades.
Ce qui est beau, chez sa mère, c’est à l’inverse sa semi-folie : entre son inconscience et la pure aliénation, il y a toute la différence entre le déraisonnable et l’irrationnel. Obstinée, impétueuse, fiévreuse, elle demeure pourtant constamment sûre de son fait. Mais, obsédée par une idée fixe, elle occulte totalement l’ampleur de son ennemi, qui, loin de se réduire au seul Mussolini, est constitué de l’appareil fasciste tout entier – c’est-à-dire la quasi-intégralité des notables qu’elle est amenée à croiser (le peuple, lui, étant de son côté). La grande force du film, cela dit, est de ne faire à aucun moment d’Ida Dalser une opposante politique revendiquée : elle a admiré le socialisme belliqueux et futuriste de Mussolini dont est né le fascisme. C’est simplement une femme entière, attachée à l’idée de fidélité – que ce soit à l’égard de l’être aimé ou de ses propres idées –, dont le combat intime, en ce qu’il met à jour, par exemple, comment le chien fou prométhéen qui défiait Dieu dans sa jeunesse a abandonné l’une de ses femmes pour pouvoir pactiser avec le Vatican, prend des significations politiques. Habité de bout en bout par de telles tensions, Vincere est un film d’une puissance insensée.