On pense d’abord avoir affaire à une fable sur l’absence d’amour entre une mère et son enfant ; un sujet aussi passionnant que rarement traité. Fausse piste : le nouveau film de la Britannique Lynne Ramsay, qu’on a connue plus inspirée (même si Ratcatcher et Le Voyage de Morvern Callar témoignaient déjà d’un penchant pour un esthétisme un peu creux) s’appuie plutôt sur un argument de série B, voire Z : la naissance d’un Antéchrist au sein d’une famille ordinaire. Mais We Need to Talk about Kevin n’a pas l’excuse d’être une série B ou Z : c’est sous un emballage au formalisme prétentieux et sans une once d’humour qu’il véhicule sa vision du monde simpliste et désagréable.
Eva vit seule dans une maison qu’elle s’épuise à nettoyer – des inconnus mal intentionnés ont barbouillé la façade de peinture rouge. Elle occupe un poste inintéressant, et pour lequel elle est visiblement surqualifiée, dans une petite entreprise où règne une ambiance sinistre. Poursuivie par la curiosité malsaine voire l’hostilité des autres employés, des voisins et parfois de simples passants, elle fuit toute compagnie. Flashback : Eva et Franklin vivent heureux et amoureux, jusqu’à ce que le comportement étrange du petit Kevin, fruit de leur union, ne vienne semer un malaise croissant chez la jeune mère.
L’ouverture est saisissante : Eva, toute de rouge enduite, est ballottée au sein d’une foule compacte, filmée en contreplongée comme un organisme pluricellulaire animé d’une vie propre. Tous pataugent dans des torrents d’une bouillie rouge. Rien n’est expliqué, mais un amateur de coutumes pittoresques pourra deviner que la scène se déroule à Bunel pendant la fête de la « Tomatina » : des tonnes de tomates bien mûres sont alors déversées dans les rues de cette petite ville espagnole. On sent rapidement que la séquence a valeur de présage, que ces litres et ces litres de pulpe rouge, qu’on pourrait aisément confondre avec du sang, n’annoncent rien de bon…
De peur sans doute que son spectateur n’ait pas immédiatement compris que l’on s’achemine vers une conclusion bien sanglante, Lynne Ramsay va s’ingénier, durant près de deux heures, à gâcher le vrai-faux suspense de son film, qu’une construction temporelle inutilement alambiquée tente pourtant de ménager, en le saupoudrant de métaphores transparentes (la peinture rouge qui souille les mains de la mère du monstre, et dont elle ne parvient pas à se débarrasser), et de signes d’une confondante lourdeur (ce zoom sur un œil dans lequel se reflète une cible de tir à l’arc). Surtout, la réalisatrice abuse d’une poignée d’effets de mise en scène destinés à installer un sentiment d’agoraphobie (déshumanisation des décors) et de fatalité (les sons de la séquence suivante commencent quelques secondes avant la fin de la scène en cours). Leur emploi systématique ne tarde pas à les rendre aussi voyants qu’insupportables.
Ainsi, la grande idée de Lynne Ramsay, dont elle est visiblement très fière, c’est d’avoir laissé tremper sa pellicule dans un rouge agressif et bien tape-à‑l’œil. Dans We Need to Talk about Kevin, il n’y a pas une scène, pas une lumière, qui ne soient badigeonnées d’écarlate. Au choix, on pourra s’énerver devant ce procédé épouvantablement répétitif, ou bien tromper son ennui en jouant à deviner ce que contiendra le plan suivant : un saladier rouge, du vin rouge, un abat-jour rouge, des boîtes de conserve rouges, un ours en peluche rouge, de la confiture rouge ou les chiffres rouges d’un réveil à cristaux liquides ? On arrête là l’énumération, qui autrement risquerait de devenir aussi fastidieuse à l’écrit qu’à la vision du film. On n’a juste pas vu de poisson rouge, mais c’était peut-être dû à une erreur d’inattention.
Tout cela pourrait prêter à sourire si We Need to Talk about Kevin ne laissait transparaître autant d’esprit de sérieux, voire de vanité, et s’il n’avait été sélectionné en compétition officielle du plus prestigieux des festivals de cinéma (d’où il est heureusement reparti bredouille). Mais ce qui rend le film résolument antipathique, c’est la thèse qu’il déploie, et qu’il n’essaie même pas de camoufler derrière un quelconque habillage fantastique : celle d’un Mal à l’état brut, surgissant par génération spontanée. À peine né, Kevin est déjà un pervers manipulateur, un psychopathe en puissance. Dès l’âge de deux ou trois ans, il regarde par en-dessous (le jeune acteur, comme les suivants, surjoue l’hostilité) et refuse de jouer au ballon (rouge) avec sa mère. Les premiers mots qu’on l’entend prononcer sont « Meurs ! », « Meurs ! » et encore « Meurs ! » – devant un jeu vidéo violent, car on n’est pas à un cliché près. Les parents sont pourtant bien intentionnés, même si le père est totalement absent (ce que la mise en scène, encore une fois, surligne lourdement). Mais c’est de leur bonté-même que semble se nourrir la méchanceté de leur fils ; et ce n’est que lorsqu’Eva perdra enfin patience et lèvera la main sur lui qu’il condescendra à lui témoigner un peu de respect. En plus de militer pour la détection des meurtriers dès la maternelle, le film laisse alors entendre qu’avec quelques châtiments corporels et bras cassés de plus, Kevin aurait filé plus droit ! Le thème des enfants-monstres, très en vogue ces dernières années (ce qui, en passant, révèle un profond malaise civilisationnel), aura rarement été aussi sottement exploité.
Rien à sauver, donc, de We Need to Talk about Kevin ? Peut-être la prestation de Tilda Swinton – pas aussi exceptionnelle qu’on l’a écrit ici ou là, mais qui parvient à rester digne dans un film qui ne fait rien pour l’aider. Mais elle ne peut faire oublier la minutie sadique avec laquelle est mis en scène le calvaire de son personnage de mère-courage qu’on ne voit jamais se révolter contre la vilenie de son fils, la passivité de son mari, la mesquinerie de son entourage. Il y a dans tout le film une complaisance et une absence d’élégance dans le regard (voir les scènes où apparaissent les collègues d’Eva, tous avilis par la caméra de Ramsay) qui achève de nous faire voir rouge.