Dans le cadre du cinéma d’auteur international qu’on dit novateur, on trouve, pour quelques films originaux, beaucoup d’autres qui courent après l’originalité comme des dératés. Le troisième long-métrage de Lynne Ramsay fait partie de ces tentatives wannabe. Il nous invite d’abord à partager la subjectivité perturbée d’Eva (Tilda Swinton, dans son rôle connu de grande tige déphasée, déjà tenu dans le Julia d’Erick Zonca) qui se réveille un matin comme d’une sévère gueule de bois pour plonger de plus belle dans un quotidien cauchemardesque et hostile, où une menace encore inexpliquée sourd à chaque coin de rue. À ce stade, on dirait que le film cherche plus à nous vendre de la surprise qu’à nous surprendre, tant il appuie ostensiblement sur ses effets d’inquiétante étrangeté. À force, on finit par n’en plus pouvoir de ces signaux éculés de subjectivité, tels ces battements de cœur obstruant progressivement la bande-son, ces regards en coin de collègues qui mangent salement leur sandwich, ces nappes bourdonnantes, ou encore cette caméra portée qui se substitue à la vue d’Eva, s’octroyant ainsi les bénéfices d’une bizarrerie à peu de frais – encore une fois, une bizarrerie plus désirée qu’effective.
On découvre bientôt la nature de l’angoisse qui taraude les perceptions d’Eva, ex-femme au foyer désormais déchue, et dont le bilan dressé par le film nous fait voyager à travers les âges de sa vie. Lynne Ramsay revient très vite à un style explicatif, qui corrige le tir des pseudo-audaces des vingt premières minutes. Vous comprenez qu’on ne peut pas se permettre de jouer trop longtemps avec son spectateur : à un moment, il faut remettre les images dans l’ordre. Eva, dont le mari est interprété par l’excellent John C. Reilly (ici largement sous-exploité), a donné naissance à fils (Kevin) avec lequel elle ne s’entend pas. En même temps, on la comprend : c’est un véritable petit démon domestique qui s’acharne à entretenir le désamour de sa mère par d’innombrables affronts, sans que le père n’en devine jamais rien. La vie d’Eva se dégrade à mesure qu’augmente sa certitude quant à la profonde malignité de sa progéniture.
Lynne Ramsay tenait là une belle occasion de produire une figure assez rare dans le cinéma anglo-saxon : une mère dont l’amour pour son fils ne soit pas naturel, mais forcé. Or, l’empathie qu’on ressent pour elle est, pour ainsi dire, totalement justifiée par le machiavélisme de Kevin. En somme, pour qu’une anomalie existe dans la fonction aimante de la Mère, il fallait bien que son binôme endosse toutes les fautes. Il fallait bien réinjecter du Mal quelque part, si possible en dehors d’elle-même, et donc de préférence à l’endroit du fils. Comment un film qui peine tant à sortir de ce triste schème manichéen, et qui se contente seulement de l’inverser, d’en changer les archétypes de place comme on se refait une décoration d’intérieur en bougeant trois meubles, pourrait-il prétendre à l’originalité ? Non content d’afficher sa nature phobique à chaque coin de scène – phobie de la jeunesse, phobie de l’alimentation (pullulement de gros plans dégueus sur la bouffe dégurgitée), agoraphobie – We Need to Talk About Kevin ne lésine pourtant jamais sur ses prétentions. C’est dire toute l’inanité de sa position. Wannabe.