Wrong Cops réinvestit sous une forme parodique un district de Los Angeles comme on en voit dans les films hollywoodiens, qu’il imagine mis en coupe réglée par des policiers tous plus dépravés les uns que les autres, obsédés, selon les goûts de chacun, par le fric, la dope, les grosses poitrines et la musique électronique. Cette sulfureuse routine sera mise à mal par les collisions de trois éléments perturbateurs : un magot dans un sac déterré d’un jardin, un magazine porno gay compromettant et un presque-cadavre victime d’une bavure qui s’obstine à ne pas mourir. Résumé ainsi, le film ressemblerait à un négatif goguenard des visions pavillonnaires de David Lynch, Blue Velvet et Twin Peaks en particulier, où c’est la façade proprette des lieux et le visage aimable de l’ordre établi qui masquaient la plus sombre part mentale de ses habitants ; d’ailleurs, il joue sur cette piste en empruntant à Twin Peaks les acteurs Ray Wise et Grace Zabriskie. Or il signale aussi, très tôt, qu’il vise plus haut que cela, plus en amont, sans doute trop pour son propre bien. Le jeu volontairement faux des acteurs singeant le ton d’une lecture de texte, l’absence de volonté manifeste de nous faire admettre la crédibilité des situations rocambolesques invoquent un discours méta-filmique sur les icônes agitées par le film, où la désincarnation du récit mettrait à nu ses propres ressorts, ici le divertissement américain sous son visage le plus pulsionnel et vulgaire (ayant pour parfait visage celui d’Arden Myrin, dans le rôle de la blonde platine vénale et sans scrupules qui sort son manteau de vison en pleine canicule).
Douteuse pantomime
Dans les films de Quentin Dupieux, la dimension « méta » n’est jamais très loin, invoquée à plus ou moins bon escient, que ce soit par lui ou qu’il incite la critique à le faire. Rubber (le premier de ses films qui ait investi le territoire du cinéma américain) s’ouvrait même directement dans cette dimension, avec un slogan : le fameux « No reason » qui incitait à la méfiance, comme une excuse par avance pour l’absurdité parfois arbitraire de ce qui allait suivre. Mais Rubber, pour jouer du « méta », n’avait pas besoin d’évider son récit ; au contraire, il se laissait enivrer par l’espace américain, et ne prenait pas tant de hauteur pour donner corps à son idée a priori idiote : un pneu prenait vie, se laissait habiter par le désir et donnait libre cours à ses pulsions destructrices. Dans Wrong Cops, faute de cette incarnation, pointe l’intuition désagréable que le caviardage ostentatoire des scènes relève d’une pure volonté de maîtrise, d’un caprice de créateur-bidouilleur qui fait de l’absurde parce que tel est son bon plaisir, fût-ce au détriment même de son entreprise présumée, en tout cas au détriment de toute vision qui pourrait se dégager de ce qui se passe à l’écran. Les personnages, réduits à des marionnettes caractérisées seulement par ce que le scénario leur fait faire, apparaissent comme les jouets obéissant à une volonté imbue de sa propre hauteur de vue (sur la culture américaine, sur la tendance humaine à perdre toute dignité…).
Il y a au moins une scène, a priori anodine, où le caractère antipathique de cette posture se fait particulièrement jour. Le policier joué par Éric Judor, borgne, au crâne déformé et compositeur amateur d’électro, présente une bande-démo à un producteur. Celui-ci finit par lâcher, sur le ton ânonnant qui est la marque du film : « Ce morceau, c’est de la merde en boîte ! » Le policier, sur le même ton : « Non, ce morceau est un gros hit ! » Soit une scène de dialogue où personne, pas même le réalisateur, ne fait mine de croire à ce qu’il raconte, mais surtout une scène déconnectée de tout enjeu et où la dimension «méta» invoquée par ailleurs tourne totalement à vide, laissant apparaître l’arbitraire de la position du cinéaste: si la scène est ridicule, ce n’est pas parce qu’il y filme un aspect ridicule, mais parce qu’il exige qu’elle le soit. D’autres scènes du film ont plus de chances d’arracher quelques rires, mais on se demande si ce sont des rires aux dépens des personnages, aux dépens du spectacle social qu’ils offrent ou – la plus vaine des raisons – si c’est face à la pantomime à laquelle Dupieux réduit son récit parce que cela lui chante. Dès lors, la dernière scène, où un aveu formulé sous l’effet d’un trip est supposé résumer le spectacle de dépravation qu’on vient de voir, sonne comme le « no reason » de Rubber, en encore plus douteux : une excuse pour le bon plaisir du cinéaste.
N’oublions pas de signer
Pour ne rien arranger dans cette perspective, Wrong Cops accumule par ailleurs les effets de signature. Dupieux étant aussi le chef-opérateur, le monteur et le compositeur de son film, il a tendance à traiter son film comme un travail de DJ, le faisant baignant tout entier dans ses beats d’électro (sur lesquels, d’ailleurs, les personnages-marionnettes finissent par danser), ou ponctuant chaque scène par un arrêt sur image. Mais le détail qui trompe le moins réside dans les génériques. L’ensemble des principaux postes (producteurs, équipe technique et comédiens) y est mentionné pas moins de trois fois : une fois dans le générique d’ouverture, deux dans le générique de fin. De quoi accréditer l’idée que ce film, et sans doute le travail du réalisateur Dupieux, reste une affaire d’egos exagérément satisfaits de leur ouvrage de distanciation.