Depuis Au poste !, qui marquait la véritable entrée de Quentin Dupieux dans le cinéma français (excepté Steak, tourné au Canada, tous ses précédents longs ont été réalisés aux États-Unis), ce qui faisait la singularité du metteur en scène semble s’être peu à peu estompé, au point d’atteindre avec Mandibules une forme d’impasse. D’un film à l’autre, Dupieux s’est toujours révélé assez inégal, mais subsistait, même dans ses pochades les moins abouties (Wrong Cops), un certain goût pour la radicalité qui semble aujourd’hui plus dilué. Le rire, chez Dupieux, ne vient pas immédiatement ; il naît d’une forme d’inconfort, de malaise ou de latence par laquelle se développent l’absurde, le « non-sens » ou le « no reason » de Rubber. C’est au fond le nœud de son cinéma : en apparence pur arbitraire (scénaristique), le « non-sens » est pourtant le fruit d’un processus (formel). C’est d’ailleurs ce que raconte le dernier plan de Mandibules, que l’on ne révèlera pas : il ne tombe pas du ciel, mais résulte d’un « dressage » patient des forces à l’œuvre dans la fiction. Or, le problème est que Dupieux semble oublier ponctuellement que le décalage, la grande affaire de sa mise en scène, obéit aux lois de la relativité – impossible pour une scène, une réplique ou un geste de se décaler si, d’emblée, le monde entier dans lequel ils s’inscrivent est, dans sa nature, loufoque et désaxé. Autrement dit : pour se décentrer, il faut un centre. Mandibules, dans les quelques scènes qui se détachent, exploite cette logique : c’est par exemple Adèle Exarchopoulos qui hurle « Ce soir j’ai préparé des paupiettes de dinde ! » Non seulement son débit et son intonation tranchent avec ceux des autres convives, mais l’intensité de son jeu offre un contrepoint à la bêtise indolente des deux personnages principaux (David Marsais et Grégoire Ludig, qui composent le duo d’humoristes le Palmashow). La chose est toutefois rare : à l’image du dissonant premier plan (on y voit une route filmée à hauteur d’une rambarde qui mange une partie du cadre et produit une perspective aussi exacerbée qu’inconfortable), le décalage semble comme déjà là – il est constitutif du monde qui se déplie devant nos yeux. D’où, par exemple, que Manu (Ludig) se réveille systématiquement à la belle étoile, dans une position incongrue, près d’une piscine ou d’une plage, les pieds dans l’eau : il s’agit de sa position de sommeil « naturelle », qui contribue, avec d’autres éléments, à estomper la frontière entre la norme et la marge.
Cette stratégie de confusion a son intérêt à l’échelle du scénario ; elle permet au film de faire le récit d’un tandem de benêts progressant dans un univers flottant, à la fois vaguement réaliste et pourtant délirant. Cette manière d’avancer en « glissant » sur le monde fait de Mandibules un film sur la bêtise pas si éloigné de certains Farrelly (en premier lieu Dumb & Dumber), mais sans jamais déployer la même folie au niveau des acteurs, exception faite d’Exarchopoulos, quand bien même l’étonnement face à la modalité de son jeu (elle parle très fort et se comporte comme une gamine emprisonnée dans un corps d’adulte) s’estompe passé l’effet de surprise. Or les acteurs ont toujours été au centre du système Dupieux, au point que son goût pour les gimmicks initié par Rubber (un pneu tueur) s’est mû en prétexte pour filmer des figures détachées de leurs milieux originels (exemplairement Dujardin dans Le Daim, qui rejoignait Judor, Ramzy ou Chabat au sein de la liste des transfuges notables du cinéma de Dupieux). On pourrait ainsi arguer qu’il n’importe pas que Dupieux sous-exploite sa fameuse mouche géante, qu’il filme peu (comme au fond il filmait peu la veste du Daim), puisque le gimmick n’est qu’un faux-semblant, mais encore faudrait-il que, derrière, la machine s’emballe, à l’image de Réalité, qui usait lui aussi d’un MacGuffin (une cassette VHS trouvée dans les entrailles d’un sanglier) pour mieux filmer Chabat déambuler dans un dédale mental. Mandibules, à l’inverse, s’apparente à une version ultra light du cinéma de Dupieux, qui confondrait épure et anémie. On se croirait parfois devant un premier film français « décalé » comme il en a fleuri beaucoup ces dernières années (la séquence où l’un des personnages pénètre une villa cossue pour y déposer une étrange valise), ou devant la pochade d’un cinéaste occasionnellement doué mais décidément nonchalant, et qui, chose plus contrariante, paraît cultiver cette nonchalance par goût de la pose. Si Dupieux n’a pas radicalement changé depuis son retour en France, l’air de l’hexagone semble avoir déréglé l’équilibre entre douceur et brutalité (deux facettes de l’idiotie) sur lequel repose son cinéma, au risque d’installer ses films dans une forme de confort légèrement pantouflard. Espérons qu’il parvienne à sortir de son inertie.