Que peut-on attendre aujourd’hui de Quentin Dupieux ? La question mérite d’être posée au regard de l’effritement progressif, depuis Au poste !, de ce qui faisait l’intérêt du cinéaste à ses débuts. C’est comme si le spectre de l’affectation, qui menace tous ses films (même les plus convaincants), avait quelque part altéré le goût pour le jeu dont faisaient preuve Réalité, Steak ou Rubber. On l’a déjà pointé au moment d’évoquer Mandibules : l’aspiration à l’excentrisme s’accompagne chez Dupieux d’une tentation pour la pose. Or l’absurde et le « non-sens » constituent, contrairement aux apparences, une affaire sérieuse qui demande du travail, de l’effort et de l’attention. Dupieux semble n’en avoir que partiellement conscience, lui qui a quelque part toujours oscillé entre deux voies : celle du film-concept, articulé plus ou moins rigoureusement autour de règles précises, et celle du film-vignettes, où s’enchaînent sur un faux rythme les blagounettes mollassonnes et les demi-gags. Force est de constater, à regret, que les films de Dupieux ressemblent de plus en plus à des articles du Gorafi, dont les titres amusants tranchent avec le contenu, en deçà des promesses : les concepts qui les fondent (l’obsession pour une veste en daim, l’apparition d’une mouche géante ou des distorsions spatio-temporelles) accouchent désormais de gimmicks souvent à peine filmés et dont le potentiel reste en friche. Ainsi de celui d’Incroyable mais vrai, où Alain (Alain Chabat) et Marie (Léa Drucker) emménagent dans une bâtisse dont la cave renferme un énigmatique conduit. Quiconque l’emprunte réapparaît à l’étage de la maison après avoir effectué un saut dans le temps de douze heures, le tout en ayant magiquement rajeuni de trois jours.
On croit d’abord que Dupieux a trouvé là un principe renouant avec le montage dédalique de Réalité, sentiment renforcé par la manière dont il figure les premières traversées du tunnel, qui s’intègrent dans un maillage de flashbacks astucieux. Marie avance dans le temps ? Le récit, de son côté, nous ramène un peu en amont et illustre ainsi la dynamique à l’œuvre : l’accélération du temps va de pair avec la promesse d’un retour en arrière, ce qu’a bien compris le personnage, qui répète inlassablement ce court voyage temporel afin de rajeunir. Belle trouvaille de scénario, que Dupieux greffe à l’étude d’un couple se délitant à mesure que les rythmes respectifs de Marie et d’Alain se dissocient. Mais deux problèmes se manifestent rapidement : d’un côté, le récit, à une poignée d’exceptions près (le flashback mentionné et quelques timelapses tardifs), n’exploite pas du tout les caractéristiques du tunnel, sur le papier sources de boucles, d’emboîtements temporels, de situations comiques, etc. Si l’idée est tordue, le film l’est en revanche beaucoup moins ; on est loin, en tout cas, de la confusion cauchemardesque de Réalité. De l’autre, jamais un film de Dupieux ne s’est avéré aussi peu absurde. C’est même sa principale spécificité : il s’agit moins d’un nouvel objet bizarroïde et « non-sensique » que d’une fable au fond assez lisible sur la vitesse du monde contemporain et les affres des réseaux sociaux.
C’est les vacances
Chaque saut effectué par Marie souligne son accoutumance (le rituel de la cigarette qu’elle écrase) et se ponctue sur la contemplation d’un miroir, pour mesurer l’impact de l’expérience sur l’image qu’elle a d’elle-même. Dupieux souligne son allégorie : pour s’assurer des propriétés du tunnel, Marie prend avec elle une pomme pourrie qui retrouve sa forme d’antan, mais seulement en surface (le cœur, lui, est rempli de fourmis). De sorte que le culte de la jeunesse éternelle s’accompagne d’un pourrissement intérieur, tandis que le fruit renvoie au logo d’une célèbre marque de smartphones et d’ordinateurs. L’obsession d’un corps revitalisé par la technique est aussi le sujet de la sous-intrigue centrée sur le patron d’Alain, joué par Benoît Magimel, en prise avec les dysfonctionnements de sa bite électronique. Un trou, une bite : les nouvelles technologies, symboliquement (le conduit) ou concrètement (le corps cyborg de Magimel), dérèglent l’économie libidinale des personnages. « Incroyable mais vrai » ; absurde mais finalement, pas vraiment. Si l’on peut s’étonner que Dupieux signe un film aussi textuel (c’est bien la première fois), on est en revanche moins surpris par la paresse d’exécution dont il témoigne, qui culmine dans une séquence où le cinéaste enjambe définitivement son concept. Elle a même des allures de démission : pour accompagner l’accélération du récit, Dupieux ne prend même plus la peine de filmer les personnages et les situations, bazardées dans une (très) longue compilation de vignettes mises en musique. Le tout s’achève sur une ultime scène actant une morale passéiste que l’on jurerait empruntée à un film de Delépine et Kervern. Sans compter que, sur les acteurs, autre moteur fondamental du cinéma de Dupieux, on reste un peu sur sa faim, la faute en partie à une certaine misogynie qu’il est difficile de contester – pas sûr que l’on voit cette année beaucoup de personnages féminins aussi ingrats que ceux campés par Léa Drucker et Anaïs Demoustier (dans le rôle d’une « chaudasse » vendeuse de lingerie fine).
On revient alors à notre question initiale : qu’attendre désormais d’un film de Quentin Dupieux ? La réponse se loge peut-être dans le début de sa prochaine comédie, Fumer fait tousser, découverte au dernier Festival de Cannes et qui sortira dans quelques mois. Après dix minutes hilarantes, les plus réussies de Dupieux depuis un moment, les personnages partent en vacances, en laissant en plan les fondations posées par cette introduction inspirée. De Dupieux, on espère au fond qu’une seule chose : qu’il se remette au travail.