Il y a maintenant plus d’une décennie, Quentin Dupieux se démarquait du paysage comique français en tournant d’abord au Canada (Steak), puis aux États-Unis (Rubber, Wrong et Wrong Cops). Réalisés dans des conditions plus ou moins modestes, ses quatre premiers films marquaient un déraillement bienvenu qui n’était pas sans rappeler les provocations surréalistes et l’héritage cinématographique qui en a découlé, notamment celui de Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière. De retour en France quelques années plus tard, Dupieux n’a pas changé de cap : les situations et mises en abyme absurdes sont même devenues chez lui un trait d’écriture virant au procédé, tandis que ses castings ont commencé à prendre une autre ampleur. Alain Chabat, Benoît Poelvoorde, Jean Dujardin et Gilles Lellouche ont successivement pris la place du pneu serial killer de Rubber dans des comédies marquées à la fois par la brièveté (autre trait d’écriture, poussé à l’extrême dans le récent Yannick), le bricolage « méta » (une pièce dans une pièce, un film dans un film…) et une forme d’angoisse (la mutation de Jean Dujardin en tueur dans Le Daim, le meurtre dans Au poste !, les rêves morbides dans Fumer fait tousser). Au fond, ces films qualifiés un peu hâtivement de « comédies » cachent bien souvent un fond dépressif et sinistre, voire des fantasmes de destruction traités sur le mode de la plaisanterie (comme l’apocalypse dans Fumer fait tousser ou la prise d’otages d’un théâtre dans Yannick). Tout l’art de Dupieux consiste alors à faire semblant de renverser la table, à se tenir au seuil d’un grand basculement qui n’aura jamais lieu, ce dont témoigne exemplairement la fin brutale de Yannick.
Un tel parcours devait-il conduire à Dalí ? Oui, si l’on considère que l’artiste espagnol a construit son œuvre sur l’absurde et la provocation, l’enrobant de concepts plus ou moins fumeux (les « montres molles », la « méthode paranoïaque critique ») et de formules creuses érigées en perles pour critiques d’art (comme « La beauté sera comestible ou ne sera pas »). Sur cette matière de base assez riche, Dupieux bricole avec Daaaaaalí ! un film ouvertement désinvolte, qui ne raconte presque rien, si ce n’est l’impossibilité de faire un film sur le peintre – impasse décrite à travers le projet d’un film documentaire à son sujet, qui n’avance pas. L’artiste est donc saisi sous sa facette la plus bavarde et mondaine, comme s’il jouait en permanence son propre rôle en tirant ostensiblement sur sa moustache et en prenant un air pénétré pour prononcer ses sentences. Édouard Baer, Pio Marmaï, Jonathan Cohen, Gilles Lellouche et Didier Flamand se partagent le rôle de façon arbitraire, sans que jamais apparaisse le fil qui relie leurs performances. D’ailleurs, personne ne « performe » ; tout le monde joue même assez mal, en roulant des « r » dans une caricature assumée d’accent espagnol (mention spéciale à Jonathan Cohen).
Seul à bord
Ce dédoublement ou cette démultiplication de la figure de l’artiste ne sont évidemment pas des faits nouveaux dans le biopic, surtout quand celui-ci se donne des airs arty (I’m Not There de Todd Haynes, ou Saint Laurent de Bonello, dans lequel le couturier est incarné à la fois par Gaspard Ulliel et Helmut Berger). Chez Dupieux, il n’y a cependant pas grand-chose à chercher derrière la multitude d’incarnations de l’artiste, si ce n’est une forme de nonchalance, voire de paresse propre à son cinéma. On dort d’ailleurs beaucoup dans Daaaaaalí ! : dès le début du film, la réalisatrice du documentaire (Anaïs Demoustier) s’assoupit dans le décor d’une chambre d’hôtel, devant un match de Yannick Noah diffusé sur un téléviseur des années 1980. Un animal apparaît ensuite dans la chambre et vient brouter un pot de fleurs posé sur une table : voilà par quel genre de collage poétique Dupieux résume le style de Dalí et peut-être plus globalement le surréalisme. Un peu plus tard, Jonathan Cohen, en conversation au téléphone, annonce qu’il « pleut des chiens morts » et la métaphore est aussitôt prise au pied de la lettre : à travers le cadre d’une fenêtre, on voit tomber une pluie de chiens morts…
Si l’on dort donc beaucoup dans Daaaaaalí !, et si l’on raconte aussi ses rêves (comme le fait un personnage de cardinal tout droit sorti du Fantôme de la liberté de Buñuel), le film comme l’artiste qu’il représente sont presque complètement dépourvus d’inconscient et d’imaginaire. Loin de chercher le choc esthétique, ignorant toute trace du premier cinéma surréaliste (Un chien andalou semble inconnu au bataillon), le film semble prendre dès son commencement le parti de la stérilité et du surplace, ce qu’il signale par sa seule scène (un peu) drôle, où Dalí (incarné alors par Edouard Baer) n’en finit pas d’arpenter le couloir d’un hôtel à la rencontre de la réalisatrice qui doit dresser son portrait. Le reste n’est malheureusement pas à l’avenant et consistera en une succession de prestations ternes, désincarnées et paresseuses.
C’est cette même paresse qui conduisait le Raphaël Quenard de Yannick au seuil d’une scène de boulevard pour y jouer sa parodie d’attentat contre la comédie française installée (incarnée par Pio Marmai et Blanche Gardin), film pour lequel il se voit aujourd’hui d’être nommé aux César. Daaaaaalí ! poursuit dans cette voie tiède et inconséquente ; le film voudrait faire un pied de nez au biopic, mais la seule direction qui soutient son projet consiste à réduire Dalí à son image la plus commune et la plus plate : une moustache, un bavardage incessant et quelques toiles vendues aux enchères. Dupieux continue de s’amuser mais il semble aujourd’hui un peu seul à bord.