Une voiture s’avance dans le désert brûlant. Elle s’immobilise, le coffre s’ouvre, un type en sort. Il débite un monologue face caméra, puis repart. De l’autre côté, une bande de spectateurs venus on ne sait d’où. Munis de jumelles, ils sont venus assister à un spectacle, mais de quoi s’agit-il exactement ? Au loin, quelque chose bouge : un pneu, semble-t-il, qui démarre sa route et fait exploser tout ce qu’il trouve : des objets, des animaux, et puis des gens. Une jeune fille passe en décapotable. Notre pneu est amoureux : gare à ceux qui se mettront sur son chemin…
C’est n’importe quoi ? C’est pourtant le second film de Quentin Dupieux, musicien électro qui, au début du XXIe siècle, a cassé la baraque avec un tube ultra-minimaliste « interprété » par une marionnette (en réalité, un gant de toilette jaune avec des bras et des yeux) sous le doux nom de M. Oizo. Une célèbre marque de jean’s en a fait son égérie, les euros ont coulé à flot, mais Dupieux a rapidement tourné la page : la réalisation étant apparemment sa véritable passion, il signe en 2006 sous son vrai nom un film ambitieux mais raté pour le tandem Eric & Ramzy, Steak (après un moyen-métrage désopilant, Norfilm). La presse est partagée (certains crient au navet, d’autres au génie naissant), le film est un échec public : qu’à cela ne tienne, puisque Dupieux lui-même est moyennement convaincu par ce premier essai. Rubber est donc le second, beaucoup plus humble dans ses moyens et donc nettement plus libre d’aller où bon lui semble. Présenté à Cannes cette année, le film bénéficie d’un bouche-à-oreille limite hystérique : la rumeur est née, le statut de film culte tout prêt à lui être décerné.
Pour une fois, la rumeur n’est pas exagérée : contrairement à l’autre pseudo-film barré réalisé par des musiciens électro (Daft Punk’s Electroma), pétard mouillé qui s’apparente à une longue balade dans le vide intersidéral des robots recycleurs versaillais, Rubber a l’intelligence de prendre beaucoup de soin à raconter une histoire qui ne veut rien dire. Ce qui ne signifie pas que ce road-movie existentiel et réflexif n’est qu’un exercice de style aussi beau que vain : aussi étonnant que cela puisse paraître, on finit par s’attacher à ce pneu sanguinaire et solitaire doté d’une âme pourrie, mais capable de tuer par amour. Dupieux puise un peu partout dans l’univers du cinéma bis, du plus élégant (Cronenberg bien sûr, de Scanners à Crash, mais aussi Lynch et Craven) au moins avouable (la série des Chucky) et parvient néanmoins à signer un film authentiquement personnel, en parfait équilibre entre la farce branchée à deux doigts du happening et la série B post-moderne à la Scream qui joue sur tous les tableaux : l’ironie mordante comme le premier degré angoissant.
Impeccablement filmé (avec un appareil photo numérique !), Rubber n’a pas la prétention d’être autre chose que ce qu’il est mais Quentin Dupieux parvient à imposer un ton résolument unique, une ambiance où l’absurde apparaît aussi anxiogène que désopilant, où les personnages ont conscience de leur statut de pure fiction mais s’étonnent de devoir mourir, et où les objets sont dotés d’une conscience qui les pousse à accomplir le laid pour obtenir le beau. Pas mal, pour un film qui raconte l’histoire d’un pneu qui fait exploser des têtes.