Nous vous disions il y a quelque temps tout le bien que nous pensions de Naissance des pieuvres. Cet entretien avec Céline Sciamma, qui en signe le scénario et la réalisation, lui donne un éclairage supplémentaire.
Comment avez-vous été amenée à réaliser Naissance des pieuvres ?
J’ai écrit le scénario dans le cadre de mes études à la Femis. La dernière année devait être consacrée à l’écriture de mon premier long métrage original. Xavier Beauvois faisait partie de mon jury de fin de diplôme et c’est lui qui m’a incitée à réaliser ce film. Ce sont les productions Balthazar qui m’ont soutenue. Ils m’ont même proposé de le réaliser tout de suite et de ne pas passer par le court métrage. Les financements sont ensuite arrivés en quelques semaines, ce qui fait que un an seulement après ma sortie de l’école, je tournais le film.
Pouvez-vous nous expliquer ce titre énigmatique ?
Pour moi, la pieuvre, ça m’évoque la jalousie, le désir, cet espèce de monstre qui se met au creux du ventre. C’est la manifestation physique des sentiments. C’est aussi un animal aquatique, féminin, gracieux dans l’eau et ridicule sur le bord. Je trouve que ça allait bien aux adolescentes. Et puis j’avais envie de trouver un titre un peu plus mystérieux que « Les Premières Fois ».
L’environnement social des adolescentes était-il absent dès le départ ?
Oui, absolument. Quand j’ai commencé l’écriture, je me suis dit que, pour quelqu’un comme moi qui suis jeune et réalise son premier long métrage, ce n’était pas très original de traiter le thème de l’adolescence. Je me suis donc tout de suite interrogée sur ce genre, sur les figures imposées, et comment aller ailleurs, comment décaler la situation, s’amuser par rapport au genre. Du coup, cela a donné lieu à des évictions assez radicales : les parents, les garçons, qui n’ont pas de point de vue dans le film, le collège, le folklore adolescent d’aujourd’hui. Les parents, en incarnant l’autorité, confinaient le film dans son genre. J’avais envie de créer une bulle. C’est aussi pour cette raison que j’ai tourné dans des lieux non identifiables. J’avais envie d’inventer un univers et en même temps c’est un lieu qui existe complètement, c’est la ville où j’ai grandi, en banlieue parisienne. J’ai tourné là-bas parce que je connaissais bien et que ces espaces me fascinaient.
Vous aviez des modèles en termes de films sur les adolescents ?
J’aime Diabolo menthe, j’aime La Boum, L’Effrontée, pour la France. Sinon j’aime Larry Clark, Gus Van Sant et aussi les teen-movies un peu débiles, les films où les filles enlèvent leurs lunettes et deviennent jolies. J’essaye aussi de m’amuser avec ces références. Pour moi, l’anti-Pieuvres, c’est Virgin Suicides. Tout le monde fait le rapprochement entre les deux, ce qui est très flatteur, parce qu’il y a une blonde et de la musique électro, mais c’est tellement bien fait dans son genre que c’était le film que je regardais en me disant qu’il fallait faire l’inverse. Pour moi, Virgin Suicides, c’est des garçons qui racontent les filles, de leur point de vue, c’est un regard rétrospectif et nostalgique, c’est la reconstitution d’une époque et puis ça crée du fantasme et du folklore autour des jeunes filles. Moi je voulais faire un film intemporel, qui donne des réponses crues aux questions qu’on se pose, qui soit une sorte de radiographie de la féminité, du point de vue des filles, de l’intérieur, bref. Ce film, c’était mon étalon pour aller ailleurs. Mais cela ne veut pas dire que je n’aime pas le film. Ce n’était pas ce que je voulais faire, c’est tout. Ce que je voulais faire, c’était raconter comment le désir naît, pas sa concrétisation. Par rapport au désir homosexuel, j’avais envie de parler du moment où ça monte du ventre jusqu’à la tête, mais pas du coming-out, de l’affirmation face au monde.
Comment avez-vous choisi les interprètes du film ?
J’avais des exigences assez précises. Je voulais qu’elles aient l’âge du rôle, ce n’était pas négociable. Je voulais aussi qu’elles aient des physiques très marqués, qu’on soit vraiment dans des archétypes. Il fallait aussi qu’elles aient les épaules du rôle, ce qui est normal. Au final, elles viennent de trois horizons différents. Adèle Haenel (Floriane) avait déjà tourné en 2002 et la directrice de casting s’est souvenue d’elle. Louise Blachère (Anne) a répondu à une petite annonce qu’on avait passée. Et Pauline Acquart (Marie) a été repérée au jardin du Luxembourg.
En recherchant des physiques marqués, vous n’aviez pas peur de les enfermer dans ce physique ?
Elles ne vivent pas du tout leur physique comme leur personnage. C’était par rapport au genre, j’avais envie, pendant la première bobine, qu’il y ait un malentendu et que le spectateur se dise « Ok, j’ai compris, la grosse, la bête, Charlotte Gainsbourg, c’est bon, je suis dans des chaussons », pour qu’il se sente bien et qu’ensuite on dérape ensemble. C’est une façon de s’amuser avec les codes du film sur l’adolescence. Les archétypes, c’était donc par rapport à la fiction, pas au travail avec elles.
Comment s’est déroulé le tournage avec elles ?
On a beaucoup préparé, donc quand on est arrivées sur le plateau on se connaissait très bien. J’avais une grande confiance dans ce qu’elles pouvaient faire. Le tournage a été la concrétisation de ce qu’on avait mis en œuvre pendant la préparation. C’était notre première fois à toutes, le film racontait les premières fois, donc on a cherché à exploiter ces situations. Je ne voulais pas qu’elles soient là juste parce qu’elles avaient envie de faire du cinéma. Je voulais leur engagement. Dans ma mise en scène, je les ai responsabilisées. On faisait très peu de prises, c’est très peu découpé, on tournait beaucoup en plans-séquences. Je ne voulais pas jouer à la poupée avec elles.
Vous avez pensé au public adolescent en le réalisant ?
J’étais consciente de faire un film d’auteur, mais j’ai surtout fait un film pour le public. Je voulais qu’il ait les qualités qui sont pour moi celles d’un film d’auteur, c’est-à-dire une proposition de cinéma, un point de vue et un engagement et en même temps qu’il ait les ingrédients d’un film grand public, à savoir des personnages forts auxquels on s’attache, auxquels on s’identifie, qu’il soit court et rythmé, qu’il n’y ait pas trop de dialogues, qu’il y ait des scènes d’action, même si l’action c’est fouiller dans une poubelle et que ce soit un film généreux.
Au final, comment avez-vous vécu cette expérience de réalisation ?
C’était la surprise, j’ai pris beaucoup de plaisir à réaliser. Je connaissais un peu les plateaux, j’avais été assistante réalisatrice pour un scénario de court métrage que j’avais écrit et ce n’était pas des endroits que j’adorais, parce que c’était une bataille. Mais là, grande surprise, j’ai en fait adoré ça. Comme ça s’est fait très vite, je n’ai pas eu trop de questions de légitimité à me poser. Quand les financements tardent, on doit passer par des phases de doute. Là, je n’ai pas eu à angoisser dans le vide, je n’ai pas eu à fantasmer ce que c’était que de faire un film, je devais le faire, il y avait cette espèce d’injonction du moment. Sinon je pense que je me serais beaucoup plus pris la tête.
Quels sont vos projets ?
J’ai hâte d’écrire pour des réalisateurs. J’ai envie de complètement autre chose. Il faut creuser des sillons, mais aussi se renouveler. J’ai envie de comédie. À l’origine, je suis plus dans la série télé que dans le cinéma. Je n’ai pas envie de repartir sur l’adolescence.