À New-York, entre la 7e et la 8e Avenue, sur la 23e Rue se dresse un monument de la contre-culture américaine. Jack Kerouac, William S. Burroughs, Stanley Kubrick, Milos Forman, Janis Joplin, Bob Dylan et tant d’autres y ont écrit ou composé, s’y sont drogués et parfois y sont morts. C’est donc là, au Chelsea Hotel, qu’Abel Ferrara a décidé de planter sa caméra. Loin du documentaire factuel qu’aurait pu être le film, le spectateur est convié à un voyage dans le temps, entre entretiens et mini-fictions. Un voyage impressionniste où les stars et les anonymes se répondent pour dessiner en creux l’histoire d’un mythe en voie de disparition.
Construit en 1883, le Chelsea Hotel n’a d’hôtel que le nom. Véritable havre de création pour les artistes, il devient dès les années 1960 le lieu privilégié de vie de plasticiens, écrivains, musiciens et autres réalisateurs. Mais peu rentable au vu de sa situation en plein Manhattan, il a subi en 2007 un changement de manager, dans l’optique de le transformer en hôtel de luxe et reléguant aux oubliettes son glorieux passé de chaudron culturel. Abel Ferrara (qui y a d’ailleurs séjourné durant plusieurs années) a donc décidé de rendre compte, à travers une cinquante de portraits d’habitants, de la destinée de cet hôtel hors du commun.
Prenant à contre-pied le public qui attendrait un défilé de stars narrant ses orgies, Ferrara fait le choix singulier de l’entretien anonyme. Aucun intervenant n’est nommé. On reconnaît bien sûr Dennis Hopper ou Ethan Hawke, mais la plupart des témoins, locataires depuis des années (voire des décennies) nous livrent leurs souvenirs personnels et leurs appréhensions à voir « leur maison » changer de main. Ce choix anti-spectaculaire offre un angle de vue détaché de l’aura « branchée » du Chelsea, tout en anecdotes dérisoires qui composent lentement une photographie intimiste. Du gardien qui affirme avoir assisté (et participé) à une orgie géante à la vieille locataire qui se souvient du meurtre de la petite amie de Sid Vicious, la grande histoire de l’hôtel est vue à travers le petit bout de la lorgnette. Même s’il apparaît difficile de faire la part entre souvenirs fantasmés et réalité, on s’abandonne rapidement à cette narration du détail avec délice. Filmant chaque protagoniste dans son appartement, sur son territoire, Ferrara donne à voir le kaléidoscope qu’est le Chelsea. Un microcosme où l’on passe d’un salon bourgeois à un atelier d’artiste, d’un quasi-ashram à une petite cuisine. Les séquences d’interviews s’entrecoupent de plans de l’escalier central serpentant entre les douze étages du Chelsea, comme l’ombilic où les gens se rencontrent, où des univers improbables se côtoient.
Déjà assez loin d’un documentaire conventionnel (très peu d’informations factuelles émergent de ces portraits), Chelsea Hotel prend une tournure fictionnelle à l’occasion de deux moments : la mort de Nancy Spungen (la compagne du bassiste des Sex Pistols) et une soirée de défonce de Janis Joplin. Prêtant ses traits à la défunte punk, Bijou Phillips en blonde peroxydée et résilles déchirées incarne à merveille la désespérance d’une époque qui résonne avec les changements en cours du statut de l’hôtel (définitivement No Future). Plus faible, le segment Joplin s’attarde sur les addictions de la chanteuse mais sans véritablement donner chair à cette jeune fille triste. Pour parfaire son odyssée dans les couloirs (et la mémoire) du lieu, Ferrara intercalent savamment des documents d’archives (Andy Warhol, Janis Joplin, Sid Vicious…) qui viennent compléter le tableau.
Tourné en 2008, alors que le gérant historique, Stanley Bard, était sur le départ (remercié par ses deux associés plus intéressés par le potentiel financier du Chelsea que par son engagement envers les artistes), Chelsea Hotel narre ainsi une histoire déjà passée. Les longs corridors hantés par les fantômes des figures mythiques qui y ont séjourné (Arthur C. Clarke y a écrit 2001, L’Odyssée de l’espace et Kerouac Sur la route) ont depuis accueilli en leur sein Dennis Hopper, qui semble nous parler d’outre-tombe. Film sur un passé révolu, sur les utopies d’une époque qui n’est plus la nôtre, Chelsea Hotel aurait mérité une sortie salle. Mais à l’image de cet hôtel sans le sou, le film a dû sembler bien peu bankable aux producteurs. Heureusement Wild Side a réparé cette erreur et nous permet enfin de pousser les portes du Chelsea. Bonne visite.