En 1995, le premier film de fiction de Hirokazu Kore-eda est exploité en Europe sous le titre À la lumière de l’illusion. Pour ce réalisateur venu à la fiction depuis le documentaire, et qui persiste à aborder des sujets profondément réalistes, peut-il y avoir plus judicieuse périphrase ?
Le sage nous dit que le monde n’est que chimères. Sauf à suivre les tendances consuméristes les plus obsessionnelles, il est plus que probable qu’il y ait du bon à suivre ses enseignements. En ce qui concerne le réalisateur Hirokazu Kore-eda, en tout cas, sa conviction semble arrêtée. Venu du documentaire, le réalisateur passe en 1995 à la fiction, sans pour autant se départir de ses préoccupations réalistes.
Maborosi conte ainsi une part de la vie d’une jeune femme dont le mari trouve la mort dans des circonstances ayant toutes les apparences du suicide. Toutes les apparences, certes… mais sans en avoir les justifications. Pas de lettres, pas de raisons auxquelles elle puisse penser. Laissée seule avec son petit garçon, la veuve va bientôt se remarier, sans jamais comprendre le geste de son ex-mari – une ignorance, une incertitude qui va la hanter, la ronger et la détruire.
Cela se confirme dans la suite de sa filmographie, le réalisateur Hirokazu Kore-eda met toujours un propos réaliste, un sujet souvent pathétique (le deuil, la mort, le souvenir, l’abandon, la solitude…) au centre de ses fictions. Un sujet pathétique certes, mais ne versant jamais dans le pathos – à l’exception peut-être d’un Air Doll légèrement surchargé. Maborosi aborde le sujet du deuil, d’une façon qui s’éloigne fort du documentaire. Dès ce premier long métrage de fiction, Hirokazu Kore-eda s’affirme comme un peintre du quotidien plein d’empathie – une empathie qui fera la plus grande partie de la réussite du futur Nobody Knows. Procédant par petites touches apparemment sans importance, il va construire le quotidien d’un jeune couple – dont le futur va donc voler en éclats.
Comment donc poursuivre sa narration, sans pour autant changer radicalement de style narratif ? Comment faire pour, à l’instar de son personnage de veuve, aller de l’avant sans bouleverser le quotidien, et ce malgré le fait que tout, intérieurement, a changé ? Ce qui passait par les interactions entre les personnages va devenir dans cette seconde partie, dans la seconde existence de la veuve, l’occasion, pour le cinéaste, de confronter la solitude de son personnage avec de légers instantanés visuels et sensoriels, qui n’existent que par leur force d’évocation poétique. Créés avec un sens de la composition presque pictural, ces séquences oniriques tiennent du haïkus, dont elles partagent le sentiment du temps arrêté, de la subtile réminiscence.
Autant dire qu’on s’éloigne véritablement, avec ces options narratives, du style documentaire. Et pourtant… Peut-on soupçonner chez le « jeune » Kore-eda une vraie maturité narrative, une théorisation déjà réellement pensée du rapport à l’image ? On serait tenté de le croire. Puisque c’est dans l’illusion de la poésie que son héroïne va aller chercher sa délivrance, comment ne pas dresser un parallèle entre elle, le cinéaste, et le spectateur ?
Dès la première séquence de Maborosi, la petite fille qui deviendra veuve est confrontée à une disparition incompréhensible : laissée sous sa garde, sa grand-mère disparaît sans qu’on ne sache jamais ce qui est advenu d’elle. Plus tard, à bout de forces, elle se verra raconte l’histoire des Maborosi : des illusions apparaissant sur la mer, et douées d’une imparable force d’attraction. Sans raison, sans justification, on peut être confronté au besoin d’aller vers elles – quitte à n’en pas revenir. C’est de l’injustice de la mort que nous entretient Hirokazu Kore-eda par ce biais. Et le documentariste en lui semble se demander : avec la fiction cinématographique, puis-je résoudre cette illusion incompréhensible avec mes illusions propres ? Le cinéaste se garde bien de répondre à cette question, mais l’essai, en soi, est déjà sa propre réponse. Un essai subtil, délicat, mis en abîme avec finesse – un regard d’une surprenante maturité sur l’attirance perpétuelle de l’illusion, et dont le cinéma est une parfaite métaphore.