Air Doll, film japonais du XXIe siècle, exhume à son compte un sujet cher à la littérature du XIXe siècle : par miracle, la vie est insufflée à un pantin qui cherche à s’approprier une part d’humanité.
C’est, si l’on veut, le sujet de Pinocchio ou de L’Homme au sable. On ne peut le séparer de la naissance et de l’expansion des sociétés industrielles. En confrontant la nature humaine à un œil mécanique conscient, ces fables interrogent sa prétendue vacuité (le pantin n’a pas d’âme), sa tendance à l’asservissement (l’homme assujettit ses créatures) et à la réification (son devenir-chose). Le pantin tend un miroir froid et technique à une humanité en perte d’affects, de spiritualité et de sentiments (puisqu’elle s’engage justement, tête baissée, dans la voie technique). Mais il existe aussi, dans ces récits, une véritable fascination pour les machines — il ne faut pas oublier la grande vogue des automates, à l’époque — auxquelles on accorde des pouvoirs magiques et qu’on insère dans de véritables fantasmagories. Le XIXe siècle est un siècle de transition : à la fois technique et magique. Bref, il y a toujours eu deux faces aux histoires de pantins : l’une, fable morale, et l’autre, tropisme déviant pour l’objet. Une forme d’attirance-répulsion, en somme.
Chez Kore-eda, l’histoire reste à peu près la même. À cette différence près qu’il s’empare d’une réalité contemporaine : la production industrielle de poupées sexuelles, toujours plus perfectionnées dans leur ressemblance au corps humain. Le film s’attache à un modèle en passe de ringardisation, avec valve transparente sur le ventre et frange de jonction en plastique sur les côtés. Elle sert de conjointe fictive à un quarantenaire solitaire qui lui fait, en rentrant du boulot, la conversation, le repas et l’amour. Un beau jour, elle prend vie et profite de ses absences pour sortir dans le quartier. Kore-eda entend ainsi traiter du triste état des rapports humains dans nos mégalopoles modernes (disons, post-industrielles) : misère sexuelle, esclavagisme (son pendant), solitude, néant intérieur, repli sur soi et asservissements quotidiens.
On connaît Kore-eda comme le cinéaste strict de Nobody Knows et Still Walking. Il nous livre avec Air Doll son film qui nous pose le plus problème, un film complètement bipolaire, comme le laissait supposer son sujet. Son talent se fourvoie régulièrement dans cette impasse qui, il faut bien reconnaître, lui pendait au nez depuis quelques films : la Poésie. Une peste tenace, complètement rédhibitoire. On sentait bien, quelque part, que le sentimentalisme rigide de Kore-eda, son attention portée à des moments trop mignons, aux petits riens, son souci de napper ses images d’une musique cocasse et émouvante, risquaient à chaque instant de le tirer sur les chemins neu-neu de la Poésie. Il y avait échappé par une certaine sauvagerie. Là, il y tombe, allègrement. Le problème tient à ce que, choisissant le merveilleux au détriment du fantastique — la vie de la poupée est considérée comme réelle — soit la croyance totale au détriment du doute, Kore-eda laisse cohabiter deux façons antinomiques d’appréhender son sujet : le premier degré et la métaphore.
La première réaction, fort légitime, devant le merveilleux est d’y chercher une subtile métaphore. Ici, non seulement elle existe mais elle reste assez lisible : cette poupée qui ne parle pas, qui ne bouge pas, qui reste bien sagement à la place qu’on lui attribue, qui porte les habits du fantasme masculin, qui ne résiste jamais au moindre assaut sexuel, n’est autre que la femme (japonaise ou autre) soumise se conformant au regard des hommes et, si l’on veut, de la société. Femmes du Caire de Yousry Nasrallah parlait, il y a peu, exactement de la même chose. Air Doll décrit donc l’éveil de sa poupée en titre, la naissance d’une volonté individuelle, sa découverte du monde et des êtres qui l’entourent. Nozomi — c’est ainsi que la nomme son propriétaire — ne se tient finalement pas si loin de la Femme de trente ans balzacienne, dans le sens où elle représente un ancien modèle qui, au seuil de l’âge, prend conscience de son existence jusqu’alors muette et s’ouvre à un désir d’émancipation. Elle avoisine aussi la Cléo d’Agnès Varda qui, elle, n’avait pas besoin d’argument merveilleux pour commencer à ouvrir les yeux. Seulement, voilà : la métaphore, lorsqu’elle n’est pas suffisamment jugulée, dévie trop facilement sur la Poésie, son plus immédiat soutien. Et le film de sombrer dans une irrécupérable lourdeur.
Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas pour nous d’affirmer que le cinéma est incapable de poésie. Le cinéma a sa poésie propre, immanence du réel qui ne peut être captée qu’à condition qu’on ne l’extirpe pas au forceps des choses filmées, qu’on ne presse pas ces choses comme des citrons pour l’en extraire. Elle ne se décide pas a priori : elle survient ou pas. Elle n’est pas une essence contenue dans les choses qu’on filme ; elle appartient au geste filmique, à la façon dont il appréhende ces choses, ou au montage d’images qui peuvent bien être chacune complètement dépourvues de poésie. La Poésie, elle — qu’on pourrait appeler « volonté ostentatoire de poésie organisée » — fonctionne toujours de la même manière. Un cinéaste (Kusturica par exemple) trouve quelque chose joli et souhaite signifier cette joliesse à son spectateur. Alors, dans sa mise en scène, il met tout en œuvre pour nous prouver le bien-fondé de son goût, pour justifier sa décision : l’élection de cette chose au détriment des autres. La chose filmée n’existe plus en tant que telle, mais en tant que signe de beauté. La Poésie est toujours la mise en scène d’un regard (un innocent, enfant, poupée, animal, transfuge du cinéaste, regarde le monde et trouve ça beau). Un regard qui a déjà décidé que « c’était beau » et qui doit nous prouver qu’en effet, « c’est beau ». La Poésie n’est rien d’autre, transposée dans le langage cinématographique, qu’une forme de tautologie.
Alors quand dans Air Doll, la poupée vivante voit un ballon s’envoler dans le ciel, traverse Tokyo toute ébaubie au cours d’un abominable montage-séquence, rencontre un clochard philosophe sur un banc qui se risque à quelques sentences lourdes de sens, le tout sur une infâme musique Poétique, on ne trouve rien de plus redondant et, par conséquent, de plus énervant.
C’est là qu’intervient le retour providentiel du premier degré. Nozomi, profitant des absences de son maître, sort dans la rue, rencontre plein de personnes et se trouve un travail dans un vidéo-club. Jusque là, en dehors de quelques petites saynètes cocasses où, par exemple, elle se regonflait à l’aide d’une pompe, on avait un peu oublié sa nature de poupée gonflable. Elle aurait tout aussi bien pu débuter en tant que grille-pain, sèche-cheveux ou tire-bouchon, on comprenait de toute façon l’essentiel : qu’elle passait de l’état d’objet désiré à celui de sujet désirant. Mais le film nous rappelle à l’ordre d’une manière brutale lorsque Nozomi perce son enveloppe plastique et se dégonfle devant son collègue, cinéphile introverti. On saisit alors qu’Air Doll, sous la lourdeur de sa métaphore, nous cachait quelque chose. Et si le film n’avait été, depuis le début, que l’histoire d’un objet ? L’histoire aussi logique que cruelle d’un objet bête et méchant. Logique : la poupée ne prend vie que parce que son maître lui prête vie, une vie compensatoire et indue, vouée à combler le vide de son existence. Il lui parle, il organise autour d’elle une fausse vie de couple. Du coup, tout se passe comme si elle le prenait au mot, alors qu’il ne faisait que négocier avec sa solitude. On sentirait presque, derrière cette naissance, le rire narquois d’un mauvais génie accomplissant le vœu par trop précipité d’un minable, impropre à désirer et donc désirant mal.
Dès que le film se positionne du côté de l’aliénation — là où l’on ne peut plus revenir à la normalité, paradis perdu — dès qu’il entérine toute la distance qui sépare l’objet des hommes, en prenant cette distance au sérieux, il accouche de ses meilleures scènes. Voyez celle où Nozomi se dégonfle au vidéo-club : sa consistance plastique et le vide qu’elle couvre nous sont violemment rappelés par les plis qui s’y forment avec force grincements ; très vite, son corps devient un tas informe ; sa petite culotte baille et ne couvre plus son intimité de baudruche, dévoilée crûment aux yeux de son ami. Voyez le passage suivant où son collègue, après avoir scotché sa plaie, la regonfle par la valve incrustée dans son nombril : à chaque respiration, il lui insuffle air et vie jusqu’à l’ivresse, jusqu’à ce que les joues de Nozomi rosissent de ce partage de fluides. Voyez ce moment où Nozomi, poupée domestique accoutumée à l’esclavage sexuel, se donne sans hésiter à son patron : après le coït, elle retire son vagin artificiel et le lave au savon. Et cet autre passage, encore, où Nozomi découvre la joie de vivre en jetant sa pompe à air aux ordures ; elle rentre alors dans le domaine du périssable et accède à la mortalité. Air Doll atteint ses pics dès qu’il s’oriente vers l’expression d’une trivialité propre à la rencontre des corps naturels et artificiels ; en traitant leur hygiène dans le détail, il accède à une forme acide de cruauté, mi-amusée, mi-effrayée, à une violence figurative qui traduisent mieux que tout le malaise et la solitude du contemporain.
Kore-eda, on le sent, n’est pas à l’aise dans ce registre. À conter cette histoire d’un objet rendu vivant par les carences des hommes, il s’avançait vers une fin terrible, absurde et grand-guignolesque, possiblement magnifique s’il avait pris soin de s’arrêter à temps. Mais il gâche tout par l’affreux retour de la Poésie. Le cinéaste aurait dû retenir ceci des surréalistes — qui n’auraient pas boudé le sujet — que s’en tenir simplement à l’incongruité d’une poupée gonflable, lancée dans un processus de vie en société, en renvoyait mieux que tout le code, les vices, le protocole ritualisé et les dysfonctionnements. On aurait rêvé d’un tel film dans les mains d’un Buñuel.