On éclipse parfois le souvenir d’un Scorsese qui, avant d’être le pape vénéré – à juste titre ou non, c’est une question de goût – que l’on sait, a d’abord été un cinéaste en devenir, aux succès confidentiels, attaché à raconter Little Italy et ses petites frappes. Carlotta Films remet donc au devant de la scène ce pan de sa filmographie en ressortant Mean Streets dans une édition DVD riche en suppléments. L’occasion rêvée de retrouver la jeunesse très homemade d’un metteur en scène plutôt réputé pour sa rigueur que pour ses improvisations.
L’anecdote racontée par Kent Jones, dont une interview est proposée en supplément, est assez connue. Après quelques réussites dans le format court, puis son premier long métrage intitulé Who’s That Knocking at My Door – également sur Little Italy – Scorsese réalise, en 1971, un film de facture bien plus hollywoodienne, Boxcar Bertha. C’est à John Cassavetes qu’il demande timidement un avis éclairé. « C’est un tas de merde (…). Essaye de faire un film personnel. » La critique est sévère, mais porte ses fruits. Le propos même de Mean Streets est une peinture naturaliste de l’enfance de son auteur à Little Italy. La mafia, arlésienne tentaculaire, s’insinue partout sans qu’on la voie nulle part. Entre petites escroqueries et menus larcins, les malfrats d’Elizabeth Street l’évitent autant qu’ils peuvent, s’y frottent quand même un peu, en ont souvent besoin, et finalement n’en sortent jamais. Sur l’échiquier de ce petit jeu dangereux, Charlie essaye de laisser une place à ses préoccupations spirituelles. Pour sauver son âme, il se fait l’ange gardien de Johnny Boy, jeune truand criblé de dettes qui a surtout tendance à entrainer tout le monde dans sa chute anarchique. Cela n’arrange pas Charlie, qui est en passe de se voir confier par son oncle mafieux la gestion d’un restaurant.
L’un des meilleurs bonus proposés par Carlotta est l’interview de Scorsese lui-même, qui livre un long entretien audio, autant sur l’histoire du projet et de sa genèse que sur ses enjeux artistiques et narratifs. Le cinéaste s’analyse volontiers, sans nostalgie et avec une délicieuse humilité. Il s’attache principalement à raconter la phase new-yorkaise de la production du film (la quasi totalité des intérieurs ayant été tournée à Los Angeles), par le biais de laquelle nous prenons pleinement la mesure de l’aspect extrêmement artisanal du projet. Le cinéaste nous raconte, par exemple, que la scène très bruyante de la dispute dans la cage d’escalier a été tournée sous les vociférations des voisines italiennes, que la concierge tentait de calmer. Ce genre de témoignages n’a pas qu’une valeur anecdotique, car il accorde notre réception du film avec ce qu’il est réellement : un film fait de bouts de ficelles, sans négligence technique, mais avec peu de temps, peu d’argent, et avec l’intelligence de laisser surgir l’imprévu. Dans cette porte que Scorsese laisse ouverte se glissent des accidents chanceux, des éclairs de génie (le dialogue entièrement improvisé de Keitel et De Niro dans l’arrière-salle du bar, splendide), et tout un aspect entièrement documentaire des rues de Little Italy, bercée nuit et jour par les fanfares d’une fête religieuse.
Au delà de ces surgissements de l’ordre du ponctuel, toute la mise en scène respire, éclate, s’énerve, modulant sans limite au gré du jeu des acteurs. Très bien décrite dans le troisième bonus, une interview du chef opérateur, la réalisation de Mean Streets est un objet tout à fait atypique dans le ciel des films de Scorsese. Le montage final s’extrait brillamment de prises de vues qui ne cloisonnent pas l’action dans une frappe chirurgicale où chaque mot, chaque geste serait indiqué à l’avance. Filmé en décors réels même à Los Angeles, il donne un souffle et une amplitude exemplaires à l’interprétation des acteurs, le tour de main le plus admirable étant bien sûr la manière dont le montage en extrait un objet cinématographique tout à fait maîtrisé. Il y a là un dosage assez mystérieux où l’approche libérée du tournage ne débouche pas sur un fatalisme de la mise en scène, ne bannit pas les partis pris esthétiques de l’auteur ; et où le film se nourrit de choix délibérés dont on a du mal à distinguer le moment où ils se sont imposés sans entraver l’improvisation.
Cette nouvelle édition DVD inclut également un objet singulier dont l’intérêt est mineur mais dont la présence a un sens particulier : un remontage intitulé Home Movies des prises « souvenir » 8mm de Scorsese sur le tournage à New York. On se lasse assez vite de ces vues muettes d’anecdotes, de moments choisis, de complicités entre Keitel, De Niro, et tous les autres. Mais l’intégration de ce morceau de « vraie vie » du tournage arrime une bonne fois pour toutes Mean Streets au maître mot du travail éditorial de Carlotta sur cette sortie : un coup de projecteur sur l’échelle humaine des premiers films de Martin Scorsese et leur dimension artisanale.
Voyage à travers Mean Streets : Une interview de Scorsese lui-même, illustrée d’extraits. Le cinéaste pose un regard pertinent sur ses choix et raconte la conception du film. Probablement le meilleur supplément proposé par Carlotta.
De Little Italy à Hollywood : Le critique de cinéma Kent Jones décrit sa vision du film par le biais de sa propre expérience au moment de la sortie du film. Un regard éclairé mais un peu nombriliste et parfois contradictoire avec les propos du réalisateur.
Lumière instinctive : Kent Wakeford, chef opérateur du tournage à Los Angeles, décrit les paramètres de la production du film et apporte des informations passionnantes sur les enjeux pratiques des ambiances des décors ou de certains choix de mise en scène (notamment la rixe dans la salle de billard).
De retour dans son quartier : Carlotta intègre ce supplément d’une production tout à fait indépendante des autres. Il s’agit d’un reportage d’époque sur une visite à Little Italy par Scorsese et deux de ses proches, vingt ans après le temps où eux-mêmes arpentaient ces rues.
Les rues de Mean Streets : Un reportage commenté en voix off, offrant une vision assez touristique de l’évolution du quartier depuis l’époque du tournage. C’est un objet relativement inintéressant, mais qui valide toutefois la dimension historique que documente le film.
Home Movies : Il s’agit d’un montage fait par Scorsese des vues qu’il fit sur le tournage avec sa caméra 8mm. Ce court document est vite lassant mais pas dénué d’un certain intérêt documentaire.