L’édition de Tabou ne relance que timidement la machine à décortiquer le film – et c’est peut-être tant mieux. Shellac agrémente cependant le DVD de deux courts métrages (et un entretien écrit pour les accompagner) qui retracent l’itinéraire d’un cinéaste délicieusement fuyant, toujours disposé à se renouveler et à surprendre, formulant ainsi une belle promesse pour la suite.
Inventario de Miguel
Cinq mois après l’ouragan de sa sortie en salles, alors que l’agitation critique semble retombée, que faut-il ajouter à Tabou ? Il y a deux réponses, portées par deux publics, probablement inconciliables. D’un côté, ceux qui se sont lassés, non pas du film, mais de la parole foisonnante qu’il a déclenchée. À ceux-là, le bref entretien proposé en complément n’apparaîtra que comme une synthèse sans passion de ce qui a été dit, où Miguel Gomes lui-même ne semble plus vraiment habité par ce jargon en fin de course : Murnau, l’Afrique, la nostalgie, l’innocence, la perte – une dissertation presque déjà au placard. De l’autre côté, il y a ceux, probablement bien plus nombreux, qui n’ont pas vu l’œil du cyclone, n’ont pas étanché leur soif ou obtenu réponse à leurs questions sur ce film qui prenait la deuxième place de notre classement de l’année. Car Tabou est une affaire de soif : soif de recouvrir l’enfance, d’inonder la sécheresse d’aujourd’hui avec le romanesque d’hier ; soif, également, de percer dans les privations sensorielles du film pour pêcher une couleur, un son, un paysage plus vaste – un DVD n’est-il pas l’objet idéal pour cela ? Ceux qui se souviennent des polaroids dispersés sur le Net par l’assistant réalisateur Patrick Mendes, précieuses images aux couleurs vives et brûlées échappées du tournage en Mozambique, regretteront que le DVD de Shellac n’ose pas mettre à jour le sortilège du film en accueillant un nouveau régime d’images, une nouvelle palette dans l’exotisme. C’est comme ça : difficile de contenter tout le monde avec un seul objet.
Ce que Shellac ajoute à Tabou avec ce DVD, c’est plutôt Miguel Gomes lui-même. Agrémenté de deux courts métrages réalisés en 2001, ainsi que d’un extrait inédit (ayant trait à sa carrière dans le court métrage) de l’entretien avec Cyril Neyrat, l’édition proposée nous invite à mieux comprendre l’auteur, et sa logique de travail, photographiée en deux temps : un film d’intérieur en unité de temps, presque déjà construit par son titre et le dispositif qu’il suggère (Inventaire de Noël), et un film solaire beaucoup plus vagabond mais aussi plus déroutant (31), comme deux pôles complémentaires d’un cinéaste en train d’expérimenter sa forme – Miguel Gomes a commencé comme critique. Inventaire de Noël classifie, comme son nom l’indique, l’abondant catalogue d’images, de figurines, d’êtres, de couleurs, déclenchés par Noël. C’est un peu plus qu’une nomenclature, puisqu’il y a quelque chose de l’ordre du concassement, du broyage. La combinaison d’échelles et de matières contradictoires bâtit une homogénéité de l’ensemble très ludique, où les dissonances persistent comme des grumeaux dans la purée : un Spiderman en plastique cherche des noises aux santons de la crèche, sur l’air d’un Ave Maria en 8‑bits ; le jetable acquiert une spiritualité au contact du sacré, tandis que celui-ci est renvoyé à sa nature purement plastique. N’aimant pas tellement se trouver là où on l’attend, Gomes réalise dans la foulée 31, animé par l’envie de créer un film qui aurait l’air amateur. Après s’être fait racketter (en l’ayant un peu cherché) pendant leur partie de tennis, deux adolescents, garçon et fille, s’échappent en forêt. Il faudrait un peu trop de politique des auteurs pour y farfouiller les prémisses de Tabou : quoi qu’il en soit ce film irrigué par les fantômes du Magicien d’Oz et de la déambulation de Dorothy revendique une liberté insolente, pratiquant des sorties de terrain comme autant de questions en suspens dont Miguel Gomes se réclame : « parmi mes courts métrages, c’est celui que je préfère, parce qu’il m’échappe à moi aussi. »
À travers cette édition le cinéaste portugais s’affirme, et c’est tant mieux, comme une voix en constante recherche de fragilité, et cette fragilité passe par le sacrifice : sacrifier l’acquis, sacrifier le beau, sacrifier les fondations que le langage ne cesse d’édifier sur le cinéma ; à chaque nouveau film, bâtir un nouveau système, une nouvelle façon de faire, qui n’occulte certes pas les obsessions fondamentales de l’auteur mais ne reproduit jamais pour autant la même mise en œuvre de ce désir de cinéma. D’une certaine façon, sa carrière de réalisateur de courts métrages prophétise inévitablement celle dans le long ; et au fond, cet objet formule déjà un espoir pour la suite, l’attente d’une surprise : quel sera le 31 de Tabou ?