Un peu de saudade en préambule
Il y a en effet un peu de saudade en entamant cet article. On pourrait dire que les entrées pour L’Inquiet, le volume 1 de la saga de Miguel Gomes, ont été décevantes, d’après ce que l’on sait elles ne sont en fait carrément pas bonnes. On précise que nous n’avons pas d’autre intérêt qu’affectif avec Les Mille et Une Nuits, mais il s’agit quoi qu’il en soit d’un film dont on a envie qu’il soit vu et aimé. Il y a quelques raisons à cela. Notamment parce que Miguel Gomes a choisi le risque plutôt qu’un plan de carrière tout tracé après le succès de Tabou, en réalisant ce film hirsute et hétérogène qui échappe aux logiques du marché – et, très clairement, à celles de la sélection officielle du festival de Cannes, telle qu’elle est aujourd’hui. Cela nous fait penser que Gomes est plus ambitieux pour le cinéma que pour lui-même, ou bien qu’un désir et une nécessité cinématographiques ont été plus forts qu’un plan de carrière. C’est peut-être bête à dire, mais l’on pense que c’est tout à fait respectable. C’est dit.
On ne jouera pas au sociologue expert-réceptionniste de films ou commentateur de l’absence de rôle prescripteur de la critique (globalement très favorable au film), mais il est évident que Les Mille et Une Nuits a pu dérouter, notamment parce qu’il bouscule dans les grandes largeurs les habitudes de spectateurs (dont ceux qui ont pu aimer Tabou), les déplaçant sans cesse à travers des formes et des registres, entre les volumes et à l’intérieur d’eux-mêmes. L’appréhension comme spectateur de ce film tient un peu de l’aventure. Une question : manquerait-t-on de familiarité avec des films aventureux ou bien connaîtrait-on un déficit de spectateurs aventuriers ? L’œuf ou la poule ? En tous cas, oui, on est déçu parce que ce film est un geste généreux et plein de panache – et même raté, il serait tout de même à saluer. La beauté d’un geste, ça compte tout de même, c’est même émouvant.
Le filmage en 35 mm pour les séquences bagdado-marseillaises et en 16 mm pour le reste procure aussi une émotion ; Miguel Gomes est attaché à la pellicule parce qu’elle est pour lui, tout simplement, le médium du cinéma. Au-delà des qualités photographiques particulières, il ne s’agit en rien pour lui d’une afféterie mais d’une nécessité. Pour Les Mille et une nuits tout particulièrement, la pellicule représente aussi un pacte avec la matérialité du monde ; l’inscription particulière émanant de l’argentique est une façon d’être fidèle au réel au-delà du mouvement vers l’imaginaire que le film impulse. La pellicule imprime les corps et les lieux dans leur matérialité, comme des présences (physiques) et non des données (calculées), ceci allant souvent dans le sens d’un rapport très sensuel au filmé. Il ne s’agit évidemment pas pour Gomes d’une ambition au réalisme mais c’est par contre une manière de tendre vers une vérité de l’inscription, dans une dimension presque archivistique — ces corps et ces lieux existent en tant que tel de même qu’ils ont aussi existé dans le cadre de la vérité du tournage.
Si l’on devait isoler ce qui nous fait aimer Les Mille et Une Nuits, ce serait sans doute le fait qu’il place le cinéma quelque part où on ne le trouve pas assez à notre goût : du côté de la création ; un plan et une scène sont une création, et, par dessus tout, un tournage est une création. Cet attachement pour le film tient aussi à l’idée que le réel n’est pas l’ennemi de l’imaginaire ; une telle affirmation et un si beau concubinage représente un autre geste de Gomes, aussi artistique que politique. Voilà ce qui nous comble dans Les Mille et Une Nuits. Fin du préambule. Pas de la saudade, puisque le volume 2 – Le Désolé – se présente comme le cœur sombre du triptyque, sans toutefois renoncer à être joueur.
Triptyque dans le triptyque
Les Mille et Une Nuits est donc bien à la fois un et trois films. Le premier volet débordait d’une jouissance suscitée par l’installation du singulier projet, avec son amorce réflexive et l’ouverture de la boîte à récits à partir d’une réalité reformulée par les moyens visuels et narratifs du cinéma. Le Désolé n’est plus (en tous cas pas aussi directement), comme L’Inquiet, l’aventure de sa production et de son tournage ; le régime fictionnel est plus affirmé – ou disons que l’instabilité est moins grande, les passages entre les registres moins incessants. Ce volume 2 s’inscrit dans la continuité de la désespérance – néanmoins d’une bouleversante dignité – qui émanait de la parole des « Magnifiques » à la fin de L’Inquiet. Sombre certes, mais le cinéma demeure pour Miguel Gomes un coffre à jouets, dans lequel il puise les moyens d’expérimenter, inventer et accomplir des désirs de mise en scène et de récits.
La fantaisie reste l’aiguillon ; le geste tendu vers l’hybridation témoignant, avec une inspiration toujours renouvelée, d’une aptitude à filmer des espaces ingrats (l’architecture d’un habitat collectif), des corps parfois complètement érotisés, une parole « populaire », en faisant preuve à cet égard d’une écoute rare et émouvante. Triptyque dans le triptyque, Le Désolé accueille un western (Chronique de fugue de Simão « Sans Tripes ») ; un traité philosophique autour de la justice et de la responsabilité (Les Larmes de la juge) ; une exploration de la vie d’une tour d’habitation par le truchement d’un chien (Les Maîtres de Dixie). Ce dernier segment renvoie à une autre source littéraire, La Vie mode d’emploi de Georges Perec, que le cinéaste brésilien Eduardo Coutinho « adapta » en réalisant Edificio Master (2002), superbe portrait des habitants d’un immeuble de la classe moyenne de Copacabana à Rio – où l’on retrouve, ce n’est peut-être pas un hasard, un petit chien blanc (cf. photo ci-dessous).

Paradigme épuisé
Ces trois segments du Désolé, après le constat établi par L’Inquiet, dessine un effondrement des paradigmes moraux, institutionnels, philosophiques, politiques ; une sorte de mort clinique du pacte social. Cet effondrement intervient dès le premier segment avec un hors-la-loi et fugitif, Simão « Sans Tripes », un meurtrier devenu un héros populaire acclamé par la foule lors de son arrestation — c’est ce que l’on peut caractériser comme un énoncé de civilisation. Il culmine dans le second acte judiciaire où une juge est aux prises avec un inextricable procès pour vol de mobilier, qui se déroule dans une sorte de réplique du lieu de fondation de la démocratie occidentale : une assemblée – dans la cité d’Athènes durant l’antiquité, on l’appelait ekklesia – disposée en amphithéâtre, présidée par une magistrate. Gomes fait courir cet épisode comme une pelote qui ne cesse de croître de façon exponentielle, jusqu’à devenir monstrueuse et débouchant sur une complète aporie où la théâtralité et l’artifice assumés ne sont pas sans renvoyer à Manoel de Oliveira. Une société miniature est réunie ici avec une dimension authentiquement carnavalesque, au sens propre (certains accoutrements) comme au figuré (l’inversion, le renversement), avec ses champs de tensions, ses conflits d’intérêts.

Responsabilité, culpabilité, bien et mal, ordre et chaos se diluent dans une chaîne absurde qui, partant du Portugal rural, dérive jusqu’aux agissements d’un homme d’affaire chinois véreux et l’évocation de cartes Visa Gold… Face à cette délirante complexité, l’assemblée se déchire moins qu’elle reconnaît sa défaite, et la juge consciencieuse, pourtant sans aucun doute très compétente, s’abîme dans son impuissance à faire face, et à, tout simplement, juger. Le monde (parce qu’il s’agit bien de cela à partir de la réalité du Portugal) est devenu illisible, le corps social décède dans une implosion à la fois dilatée et fracassante. On peut voir Les Maîtres de Dixie comme la résultante de cette aporie, sous la forme de l’atomisation sociale qui sévit dans une tour d’habitation. Dixie, un sympathique et joyeux cabot, est recueilli par un couple baignant dans la dépression – et la tabagie ainsi qu’une dynamique suicidaire.

Désajustement et crise du langage
Comme les protagonistes de la deuxième partie de Tabou étaient occupés à jouer dans une fiction hollywoodienne qui les rendait sourds au souffle de l’histoire qui se profilait, ce chien joyeux s’est trompé de film, ce que Miguel Gomes évoque dans le premier entretien qu’il nous a accordé à Cannes : « Dixie devrait être en train de jouer dans un dessin animé de Disney et il se retrouve dans une banlieue du Portugal où il y a des suicides et des gens qui n’arrivent pas à se nourrir au jour le jour. Mais Dixie s’en fout parce que c’est un chien, il s’amuse d’ailleurs avec des fantômes d’autres chiens. » Cet animal devient le seul vecteur potentiel de ce que les communicants nomment le « lien social », terme hideux d’autant qu’il existe un mot autrement plus noble : fraternité.
Problème de mot et d’énoncé, ce désajustement des registres (notamment de la part de Dixie) constitue bien aussi un problème de langage — c’est sans parler (Gomes aurait tout à fait pu le doter de la parole) que le chien est le seul vecteur constitutif de possibles bribes de fraternité. Et à bien y regarder, depuis le début des Mille et Une Nuits, le langage se trouve dans un état de crise permanente – comme la narration, qui l’est toujours dans les films de Gomes. Cette crise est inaugurée dans L’Inquiet par la parole même du réalisateur, qui s’efface pour être relayée par celle de Schéhérazade. Avant celle de la juge dans ce volume 2, une parole institutionnelle tourne à l’aporie dès l’épisode Les Hommes qui bandent ; un personnel politique impuissant – dont l’un des membres, un fonctionnaire allemand, s’avère totalement mutique. Ces hommes de pouvoir sont bientôt relayés par un coq chanteur et prophète. D’une certaine façon la romance amoureuse triangulaire inquiète aussi la parole par l’usage, plein écran, du langage SMS.
Le seul point de cristallisation et d’ajustement de la parole se trouve dans le volume 1, où elle est incarnée par les corps des « Magnifiques », tout particulièrement lors des bouleversants entretiens — tandis que dans le préambule les dockers s’expriment en voix-off, ce serait plus le lieu que les corps qui parle à cet endroit du film. Ce volume 2 poursuit donc cet état de crise, Simão devient un « porte-parole » du peuple en ne passant que par des gestes et des actes, c’est un homme d’action, au sens propre. Puis lors du procès, Gomes procède à une mise à plat de la parole d’une vache, d’un olivier et des humains — dont une muette, autre manière de signifier cette crise du langage, jusqu’à en épuiser les possibilités et le sens, pour mieux aboutir au non-sens. Sans dévoiler de quoi sera fait le volume 3, on notera seulement que cette question continue d’y courir, mais il y est peut-être plus question d’écoute que de parole. Et si un sifflement animal poétique et gracieux constituait les fondations fragiles et incertaines d’une langue nouvelle capable de réenchanter le monde ?