Après un premier entretien – disons un Volume 1 – avec Miguel Gomes à Cannes, nous avons voulu poursuivre la discussion autour de ses Mille et Une Nuits, mais cette fois-ci en présence également de Thomas Ordonneau (producteur et distributeur des films, avec la société Shellac) et Maureen Fazendeiro qui a participé de près au tournage à Marseille et, par ailleurs, réalisatrice du très beau Motu Maeva, présenté au FIDMarseille l’année dernière, vu au Festival Premiers Plans d’Angers et récompensé récemment au Festival de Brive. Trois regards donc qui s’accordent et se contredisent pour raconter une aventure collective dans ce deuxième entretien, un Volume 2, réalisé à Paris la veille de la sortie de L’Inquiet. Rendez-vous est déjà pris pour un Volume 3 à Marseille où les films seront présentés au FID.
Miguel et Thomas, comment vous êtes-vous rencontrés ?
Thomas Ordonneau : On s’est rencontrés par l’intermédiaire de Franck Beauvais qui avait vu La Gueule que tu mérites au Festival de Belfort en 2004.
Miguel Gomes : Oui, j’étais à Belfort et Franck m’a parlé de toi comme producteur. Tu étais déjà à Marseille à l’époque ?
TO : C’est le moment où Shellac s’est installé à Marseille. Mais je n’étais pas encore producteur, j’étais distributeur à l’époque.
MG : C’est très encourageant de t’entendre dire à la veille de la sortie des Mille et Une Nuits que tu étais distributeur à l’époque ! (rires) Ça me fait un peu peur !
TO : Je me rappelle très bien : j’ai vu La Gueule que tu mérites avec un copain qui me donnait des conseils sur mes choix de distribution et qui m’a dit : « Putain Thomas, c’est pas possible, arrête tes conneries ! » quand j’ai décidé de le sortir.
MG : Il avait raison ! Est-ce qu’on peut dire combien de spectateurs on a fait pour La Gueule que tu mérites ?
TO : Il avait raison, on a fait 350 spectateurs ! Mais tout était prévu ! On savait qu’on ne pourrait pas bien sortir le film en France mais que ça pouvait servir à quelque chose pour l’avenir. C’était un point de rencontre. Donc j’ai rencontré Miguel et Sandro Aguilar qui avait créé O Som e a Fúria, sa boîte de production à Lisbonne.
Thomas, qu’est-ce qui vous avait plu dans La Gueule que tu mérites au point de vouloir le distribuer en France ?
TO : Ce qui m’avait convaincu, ce sont les vingt premières minutes ; ce mélange de problématiques, de musiques et de facilités dans la mise en scène était hyper excitant. Après, je trouvais le reste du film beaucoup plus difficile…
MG : Mais c’est là que le film commence à être vraiment bon !
TO : Disons que je n’avais rien compris, et que je n’ai toujours rien compris !
MG : Il n’y a pas grand-chose à comprendre de toute façon ! Ça, c’est un grand mensonge sur le cinéma : ce n’est pas une affaire de compréhension.
TO : On peut tout de même considérer que les vingt premières minutes sont plus accessibles pour le spectateur que les quatre-vingts suivantes !
MG : Je refuse d’avoir ce débat avec toi aujourd’hui.
Mais le choix de distribuer ce film correspondait aussi à une ligne éditoriale de Shellac.
TO : Oui, notamment de sortir des premiers films. Mais pas des films portugais ! Ce fut le pied dans la porte ; ce qui s’est mis en place entre O Som e a Fúria et Shellac autour de Miguel était quelque chose que j’avais essayé de construire auparavant en distribuant effectivement des premiers films, et même beaucoup de moyens métrages. Je tenais à cette idée de développement avec un travail de production puis de distribution. Or je pense qu’en France les producteurs se permettent plus d’opportunisme. Puis Luis Urbano est arrivé aussi à O Som e a Fúria, il a beaucoup développé cette idée que le Portugal a beaucoup de talents mais qu’il y a peu de débouchés qu’il faut donc aller chercher à l’extérieur dans des pays comme la France. Créer un partenariat permet d’être structurant.
Ce partenariat s’est donc établi pour Shellac sur une base de co-production et de distribution.
TO : Exactement. Pour Ce cher mois d’août, le deuxième long métrage de Miguel, on a fait une première co-production qui était un peu sauvage. J’ai mis du cash de notre poche à la lecture du projet mais on n’a pas trouvé d’argent en France. Je n’étais pas vraiment producteur à l’époque, je ne savais pas vraiment comment tout cela fonctionnait.
MG : Tu es venu sur le tournage avec ta voiture ! C’était quoi déjà cette bagnole ?
TO : Ma Renault 21 ?
MG : Oui, tu es arrivé avec cette voiture en panne comme si tu venais en vacances au Portugal avec ta famille.
TO : Oui, c’était le mois d’août enfin quoi !
MG : Après le problème a été de te faire partir du plateau, tu étais toujours devant la caméra ! Mais pour reparler de la production de Ce cher mois d’août, nous n’avions pas assez d’argent pour démarrer le tournage. Je suis donc d’abord parti pendant un premier été filmer ce que je trouvais dans différents villages du Portugal. Le compromis était de filmer l’été d’après en suivant la continuation de ce premier travail mais avec moins d’argent. Ce qui donne donc la première et la deuxième partie du film.
TO : Nous avons continué à chercher de l’argent après le tournage de la première partie mais nous n’y sommes pas arrivés, par exemple avec ARTE. Nous avons donc mis de l’argent personnel, qui a permis de continuer la collaboration. Ce qui est bien dans cette entente, c’est qu’elle a progressé : une distribution sur La Gueule tu mérites qui avait coûté entre 500 ou 600 000 euros ; Ce Cher mois d’août représentait une petite co-production pas encadrée pour un budget total de 800 000 euros, mais avec déjà une distribution derrière ; puis après y a eu Tabou, avec des partenaires allemands, nous avons pu trouver de l’argent en France, c’était plus structuré.
Ce qui a abouti aujourd’hui à la production des Mille et Une Nuits.
TO : Oui. Je me rappelle qu’en octobre 2012, on préparait la sortie de Tabou et l’argent n’était pas encore remonté, on devait avancer du cash pour O Som e a Fúria afin de mettre en production Les Mille et Une Nuits. Chacun a retourné ses poches pour payer les premiers droits d’auteur. On s’est arrangé, on a trouvé des solutions ensemble. C’est une chronologie entrelacée finalement.
Quand Miguel vous a‑t-il parlé pour la première fois des Mille et Une Nuits ?
Maureen Fazendeiro : Je me souviens que lorsque j’ai rencontré Miguel, en mai 2012 à la sortie de Tabou au Portugal, il m’avait parlé des Mille et Une Nuits mais plutôt dans l’optique d’en faire une série télévisée ou un feuilleton.
MG : L’idée était de faire pendant douze mois un épisode chaque semaine en travaillant avec des cinéastes grecs, espagnols, irlandais. Et je crois qu’il y avait aussi tout de suite cette volonté de travailler avec des journalistes. Je me souviens aussi d’avoir peut-être eu l’envie de profiter des commandes de courts métrages que me proposaient des festivals à travers le monde et de détourner leur proposition, indépendamment du sujet, en réalisant une nuit des Mille et Une Nuits. Et je voulais additionner ces commandes pour faire en bout de course un long métrage.
Miguel est doté d’un rapport, disons, conflictuel avec l’idée traditionnelle de production. Thomas, qu’est-ce que cela représente de travailler avec un cinéaste qui pousse la notion de production classique à des points limites ?
TO : C’est quand même Luis Urbano le producteur principal de Miguel. Moi, j’ai vraiment découvert la question de la production avec Miguel seulement en septembre 2014 lors du tournage des séquences des Mille et Une Nuits qui se déroulent à Marseille. Ce fut une énorme vague qui est venu nous submerger ! Le tournage était comme une locomotive qui avançait et qui ne pouvait pas s’arrêter : il y avait déjà plus d’un an de travail, avec toute la force et l’énergie que cela implique. On s’était fixé une deadline : en juin, nous avions convenu que Miguel devait absolument entrer en montage au 1er octobre 2014 ; tout était donc très compressé. Ce fut donc un apprentissage intéressant parce que Miguel travaille avec ce qu’il a et ce qu’il obtient. Il faut donc tout le temps se repositionner, s’adapter. Pour le tournage à Marseille, nous avions provisionné un an avant que le tournage représentait cinq ou dix jours obligatoires, que cela allait coûter 400 000 euros. Il faut rappeler que nous n’avions pas de scénario ; Miguel est arrivé à Marseille le 1er août pour finir les repérages et l’écriture, en devant rendre sa copie 15 jours plus tard. La préparation démarrait le 1er septembre pour avoir une fin de tournage le 1er octobre. Ce n’était donc que de l’imprévu. Et finalement, la partie française a coûté 600 000 euros.
MG : Bon, maintenant que tu as parlé, je peux dire la vérité. Il y a toujours cette idée chez mes producteurs que je me débrouille toujours même s’il n’y a pas d’argent. Je lui ai dit que ce n’était pas vrai, que c’était un mythe. À Marseille, j’ai imaginé beaucoup de choses mais c’était compliqué car les décors étaient très chers, comme les calanques ou les îles en face de la ville. Il aurait fallu une opération militaire avec 50 bateaux pour faire bien les choses ; ce fut donc très dur, sans doute même le tournage le plus compliqué de ma vie. J’habitais dans une maison avec l’assistante de réalisation, avec le monteur, l’après-midi, nous recevions toujours la visite des deux producteurs, le portugais et le français, qui se présentaient avec un air tragique. Nous avions un petit jardin avec un jacuzzi dans lequel je buvais des whiskys. Ils venaient toujours me parler de problèmes d’argent. Il y a cette séquence avec une épave sous-marine ; cela coûtait cher mais je n’ai pas voulu la couper. Par contre, il y a eu d’autres idées auxquelles j’ai dû renoncer. Je voulais par exemple avoir une Atlantide, une cité perdue sous l’eau, une autre civilisation qui avait complètement disparue.
TO : Non mais c’est vrai ce que dit Miguel…
MG : Attends, attends, je n’ai pas fini. Normalement je me plains toujours de mes producteurs, ça fait partie du jeu. Moi, j’essaye de dépenser de l’argent ; eux, ils tentent d’en dépenser le moins possible. C’est normal, chacun son travail, et l’important est de trouver un équilibre. Mais cette fois, je n’ai que du bien à dire sur mes producteurs parce que je trouve assez fou qu’ils aient entrepris ce tournage. Le budget n’était pas garanti, il y avait vraiment un risque que cela se passe très mal. On a commencé le tournage avec moins d’un million d’euros sans avoir une idée du budget final. Le film a finalement coûté 3,2 millions d’euros. Les producteurs avaient donc tout un calendrier pour financer le film pendant sa production étirée sur un an. Et ça, c’est un vrai risque pour eux ! Je les trouve très courageux. Maintenant ils ont gagné mon respect total !
Maureen, vous êtes intervenue quant à vous dans la préparation du tournage à Marseille.
MF : Miguel m’a engagé en janvier 2014 pour préparer cette partie marseillaise pour un tournage à la fin de l’été 2014, pour faire les castings, les repérages. Je lui ai demandé ce qu’il voulait y tourner, il m’a juste dit de trouver 100 Vierges, une île et peut-être une grande roue…
MG : Non, non, c’est toi qui m’a parlé d’une grande roue à Marseille ! Alors je t’ai dit qu’on allait peut-être l’utiliser. Je t’avais dit aussi de trouver des trésors, des grottes, des monstres aquatiques ; tu devais me donner des éléments, c’est toi qui devais trouver le film sur place !
Maureen, comment définiriez-vous donc ce poste ?
MF : Il n’était pas très défini ! Mais j’ai travaillé essentiellement sur les repérages et les castings. Je visitais Marseille et ses alentours, je connaissais un petit peu la région, que l’on a exploré en voiture, avec une carte, et je faisais des comptes-rendus à partir de photos. Pour le casting, on a commencé très vite celui des Vierges parce que c’était le seul qui était défini. Et on a commencé à recruter d’autres personnes au fur et à mesure. C’était presque « La Nouvelle Star » : on demandait aux gens de nous montrer leurs talents.
MG : Oui, je t’avais demandé de trouver des gens qui feraient de belles choses pour toi.
MF : Oui, avant de partir à Marseille, tu m’avais dit qu’on allait y chercher la beauté.
Thomas, quand avez-vous appris que Les Mille et Une Nuits ne serait pas un seul film, mais trois volumes ?
TO : Je ne m’en souviens plus très bien. Sans doute en novembre, après deux mois de montage, mais ça a commencé à se poser dès les premières étapes de travail. En janvier ou février dernier, c’est vraiment devenu une idée concrète. Concernant l’idée de la chronologie des sorties, ça a évolué avec le temps ; le fait que les films soient liés et autonomes nous a permis de réfléchir.
MG : Je me souviens que lorsqu’on a pris cette décision, on avait un très grand tableau où il y avait tous les projets des journalistes, à différentes étapes de développement. À la fin du tournage, on a tout effacé. Quand on a compris qu’il y aurait trois volumes, on a écrit « Volume 1 », « Volume 2 » et « Volume 3 » avec comme un sous-titre pour chacun : « Star Wars », « L’Empire contre-attaque » et « Le Retour du Jedi ». On a pris le tableau en photo qu’on a envoyé à Luis Urbano, le producteur principal, pour qu’il nous appelle en nous demandant ce que c’était que ce bordel !
Miguel, est-ce que vous vous verriez justement à la tête d’une superproduction ?
MG : Mais Les Mille et Une Nuits est ma superproduction ! Quand j’arrivais dans les bureaux de productions, il y avait au minimum vingt personnes qui y bossaient tous les jours. Pour moi, c’est une superproduction ! Mais au fur et à mesure, vu notre peu d’argent, j’avais surtout la sensation d’être comme Ed Wood en prenant le Chinois qui habite en bas de chez moi et en lui demandant de jouer l’Empereur de Chine. Donc on se débrouillait avec ce film sans budget tout en ayant la sensation d’être à la tête d’une superproduction.
Concernant la « stratégie » festivalière, on voit que le film a, d’une certaine manière, posé problème au Festival de Cannes. Par exemple, on se rend bien compte – encore mieux après-coup – qu’il échappe complètement à la logique commerciale qui est à l’œuvre au sein de la sélection officielle.
TO : Oui, mais malgré tout ce qu’on peut dire, chacun a le pouvoir et la liberté d’un geste de programmation. Les Mille et Une Nuits, les trois volumes, a été sélectionné au Festival de Sydney après Cannes, et cela n’a posé aucun problème. Il faut croire que la sélection officielle a été très gênée aux entournures et ne peut visiblement pas se permettre un tel geste. J’ai senti la discussion tourner autour de l’idée, mais, avant tout, ils n’ont pas eu le courage ou le désir réel de bousculer des règles un peu établies. Nous leur avons proposé pour la Compétition, eux l’ont invité à Un Certain Regard. Même-là, ils n’avaient pas la liberté d’esprit suffisante pour imaginer comment ils pourraient le programmer. On avait une invitation, mais sans même savoir ce qu’ils feraient des films derrière. Cela ne nous convenait pas.
MG : Ils parlaient de « protéger le film » alors que nous voulions le montrer. La Quinzaine des Réalisateurs a voulu le montrer et non pas le protéger.
TO : Oui, on a pu entendre des chose comme : « Il faut faire gaffe aux spectateurs »… C’est un discours un peu défensif alors que la proposition de Miguel est extrêmement offensive. On peut aussi faire de la psychanalyse de la programmation des films dans ce type de manifestation en disant que le festival de Cannes est la vitrine du marché et que le film de Miguel n’est pas ce que souhaite le marché : la possibilité de maîtriser ses « produits ». Dans le non-dialogue qu’il a eu avec le festival, j’ai compris un discours sous-entendu : que ce n’est pas ainsi que les choses – et les films – se font, se montrent. Objectivement, j’imagine aussi que c’est très compliqué pour un directeur de festival de classe A de sélectionner un film qui va prendre plus de place que les autres. Mais ça se fait ; d’ailleurs, la Quinzaine des réalisateurs l’a fait. Et ça n’a pas porté ombrage aux autres films de la Quinzaine. Ce n’est ni injuste ni inégal.
MG : On peut continuer à en discuter mais je pense que c’est fini. On a été à Cannes et je pense qu’on a fait ce qu’on avait à faire. On ne cache pas que l’on a lutté pour accéder à la compétition officielle. Enfin, pas personnellement : je n’ai échangé avec personne et personne ne m’a appelé. Je ne connais ni Thierry Frémaux, ni quiconque du Comité de Sélection. Mais la communication passe par d’autres intermédiaires : les producteurs, les vendeurs… En tous cas notre proposition était claire. Puis il y a eu de leur part une deadline pour accepter Un Certain Regard. Et c’est à ce moment-là qu’on a décidé d’aller à la Quinzaine. Mais pour nous, cette affaire est finie. On est content d’avoir réussi à créer presque un contre-festival, en tous cas un rituel dans quelque chose de si codé comme le Festival de Cannes. J’ai eu l’impression que certaines personnes avaient besoin de ce rituel, que cette édition avait quelque chose d’un peu spécial. Enfin, moi, la seule chose que je ne pardonne pas à Thierry Frémaux, c’est d’avoir programmé Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul en même temps que la projection du Volume 2. Il m’a été impossible de le voir et je le regrette beaucoup.