On allume le dictaphone, mais aussi les cigarettes… On se fait offrir un whisky ; c’est parti pour une rencontre avec Miguel Gomes autour de Tabou…
Il nous semblait intéressant de partir du récit, que vous nous racontiez comment il s’est élaboré, selon quel processus. La matière très romanesque du film renvoie précisément à la littérature et à l’idée de roman…
C’est un peu difficile pour moi de me souvenir de tout ça, le temps a passé… Je me souviens qu’il y avait un scénario qui a été écrit en 2008 ou 2009, qui est allé à la poubelle en 2010 ou quelque chose comme ça. Bon, la vérité est que la première partie du film était écrite, elle correspond plus ou moins à celle que l’on voit, même si ça a changé pendant le tournage et des choses ont disparu au montage. La deuxième partie du film – qui a été tournée dans un second temps, avec un décalage de quelques mois pour attendre la fin de la saison des pluies en Afrique – est largement débarrassée du scénario. Pour Tabou comme Ce cher mois d’août, il est arrivé un jour où mon producteur frappe à la porte pour me dire qu’il n’y a pas d’argent pour faire ce qui est écrit dans le scénario. Alors qu’est-ce que je peux faire ? Être une victime de ce monstre, mon producteur, que j’aime bien ? Je peux aussi attendre l’argent qui ne viendra jamais, ou bien faire le film en modifiant ce qui est prévu par le scénario. On n’avait pas d’argent pour filmer des éléphants, il y avait aussi une scène de mariage avec 200 figurants blancs ; or, dans ce coin du Mozambique où on l’a tournée, il y avait 5 ou 10 blancs… Il fallait donc faire autrement, en réinventant le film en sachant qu’il y aurait l’ajout de la voix off lors du montage pour aider à tout restructurer – ce qui rejoint la question de la littérature et du romanesque. Nous étions toujours trois : le monteur qui s’occupait des images, la coscénariste et moi qui réécrivions tandis que j’enregistrais la voix ; c’était un perpétuel ajustement entre nous, nous remontions, nous réécrivions, réenregistrions afin de trouver le bon équilibre entre image, narration, voix. La dimension littéraire du récit est une intention, l’idée de quelque chose d’un peu lointain, notamment par rapport à un registre réaliste et correspondant à une sorte de roman d’aventure du XIXe siècle.
Vous avez été en permanence dans une navigation entre forme écrite et forme filmique…
Oui, vraiment. Pendant le tournage de la seconde partie en Afrique, on a inventé un petit groupe dans l’équipe, que l’on a appelé le « comité central » : l’assistant réalisateur, la coscénariste, le scripte (et monteur) et moi. Un peu avant de partir, ce « comité central » a crée une sorte de menu comme dans les restaurants chinois, avec des numéros. Chaque numéro était une possibilité de scène, parfois pas très développée, un peu comme les livres pour enfants : Martine à la plage, à la montagne. En l’occurrence, ça donnait : Aurora fait de la gymnastique, Aurora chasse, Aurora danse avec son mari. Bref, des situations qui faisaient ce menu, j’utilise volontairement ce terme parce que ce n’était pas des choses à filmer mais des possibilités face auxquelles nous avions le choix. Des membres fr l’équipe sont partis en amont sur place, et ils nous appelaient pour dire qu’il y a une chute d’eau magnifique ; alors ça donnait : 74, Aurora va à la chute d’eau. Pareil pour le cuisinier dans le film, c’est l’ancien cuisinier d’une famille portugaise sur place, dans la maison que l’on a pris pour celle d’Aurora. Il s’appelle Monsieur Machine, il a 90 ans et raconte des histoires merveilleuses. Il est vraiment magnifique et c’est mon assistant qui l’a trouvé lors de cette période de repérage : j’ai dit d’accord, et on a commencé à inventer un personnage de cuisinier-sorcier. Lorsque j’étais cette fois sur place, on a trouvé une maison avec une piscine, et c’est devenu : 114, fête dans la maison avec piscine. Puis on a aussi trouvé un Portugais un peu fou, buvant du whisky toute la journée, tirant des coups de fusil en l’air et jouant à la roulette russe, et on l’a donc intégré. On avait disposé les post-it sur le mur du lieu qui nous servait de bureau de production – les locaux d’une mission religieuse –, le « comité central » décidait quotidiennement d’ajouter de nouveaux plats ou d’en retirer du menu. Chaque jour, les comédiens arrivaient à la production et découvraient de nouveaux post-it, ils étaient parfois déçus de voir disparaître certains plats. Je les remercie d’avoir bien voulu accepter de faire les choses en étant entre les mains du « comité central ».
Comment avez-vous envisagé la première partie, notamment son aspect très rhapsodique, avec Pilar, ce personnage qui recueille toutes les souffrances.
Ce personnage de Pilar est assez naïf, elle commence par être abandonnée par une Polonaise qui lui préfère la communauté de Taizé, c’est quand même la tristesse absolue… Pilar est quelqu’un qui tente d’avoir des filiations avec tout le monde, et avec le monde : être la fille d’Aurora ; être la mère de ces Polonaises ; avoir une place dans la vie des autres et aussi de s’occuper de leur culpabilité. Son inefficacité lui donne un côté émouvant, aussi dans sa façon de se mettre en rapport avec les fautes des autres. Je ne voulais pas avoir deux époques avec comme centre le même personnage – Aurora en train de mourir puis à jouer Katharine Hepburn en Afrique. L’idée était plus de passer par les logiques propres aux deux époques, c’était quelque chose de très précis depuis toujours dans mon esprit : la première partie serait la gueule de bois de la seconde en inversant la chronologie, la deuxième serait le tabou de la première – dans laquelle l’Afrique est simplement suggérée, quand Aurora voit des alligators alors qu’elle se trouve à l’hôpital. Mais ça n’était pas très bien défini, je suis un peu lent, ça m’a pris du temps pour comprendre toutes ces choses qui étaient intuitives. Pilar est au centre de la première partie comme personnage s’occupant de l’état du monde quand les protagonistes de la seconde sont totalement insouciants ; ce sont des blancs qui jouent des jeunes qui jouent peut-être un film. En tout cas, ils n’ont aucune conscience de l’effondrement de leur monde colonial, il y a une absence de leur part, à l’opposé de Pilar.
Cette surdité par rapport aux bruits du monde est marquante dans la seconde partie.
C’est une chose que j’ai compris aujourd’hui, ou peut être la semaine passée. Quand j’écrivais, ça m’amusait qu’Aurora déteste le cinéma. J’ai saisi qu’elle ne pouvait pas l’aimer puisqu’elle est en train de le jouer, elle ne peut pas aimer voir du cinéma puisqu’elle joue dedans. Ces personnages n’ont pas compris quel était l’état du monde parce qu’ils sont tout simplement dans la fiction. J’imagine que le colonialisme portugais se rapprochait beaucoup de cette situation dans les années 1960 ; tous les autres pays – France, Grande-Bretagne, Belgique, etc. – ont été, plus ou moins, obligé de donner l’indépendance à leurs colonies. Quant au Portugal, il n’a jamais accepté de voir quoi que ce soit, ce qui était certainement lié au régime de Salazar, d’inspiration fasciste – les colonies se sont d’ailleurs écroulées avec lui. Le Portugal était dans une fiction, un film dysfonctionnel avec des bébés alligators ; c’est ce rapport que le pays avait avec ses colonies : faire semblant que ça pourrait continuer, mais c’était de la fiction, c’était perdu d’avance.
Dans ce contexte, comment avez-vous pensé l’utilisation du noir et blanc ainsi que votre rapport au cinéma muet et classique ?
Avec Ce cher mois d’août, j’avais un rapport personnel et précis avec les situations et les lieux, je passais des vacances à cet endroit ; c’est quelque chose qui appartenait à ma vie. L’Afrique, c’est le contraire, je ne connaissais pas, je n’y étais jamais allé avant le film. Donc j’ai l’impression que l’Afrique est venue comme une mémoire collective, largement mythologique, erronée car fabriquée par le colonialisme et le cinéma. Je voulais imprimer ceci au film tout en attrapant sur place une réalité, en allant franchement dans la fiction – les costumes, les moustaches, les coiffures féminines années 1960, etc. – tout en mettant en scène la matérialité des choses, par exemple des enfants avec des maillots de Ronaldo et Messi, ou des t‑shirts Obama.
Dans le noir et blanc, il y la volonté de l’archive qui revient en même temps que le cinéma classique.
Il y a eu beaucoup de home movies en Super 8 faits dans les années 1960 par les Portugais de ces colonies. Des films de famille, intimes, avec des piques-niques, des baptêmes, des mariages. Une sensation de matérialité s’en dégage par les couleurs, et en même temps quelque chose de fantomatique par l’absence de son – comme un cinéma primitif de ces années-là. Le noir et blanc, pour moi, correspondait à l’intuition que j’ai eu dès le début que le film avait un rapport avec la mémoire : quelque chose en train de disparaître ou déjà disparu. C’était aussi une forme de cinéma dont il fallait s’approcher sans copier l’esthétique : le cinéma muet, le cinéma classique américain, cette mythologie de l’Afrique qu’ils ont inventée. La seule manière de faire, c’était le noir et blanc et la pellicule. La première partie, en 35 mm, avec cette vieille femme un peu pathétique, c’est aussi un monde qui prend fin. Cela se passe durant la semaine entre Noël et le Jour de l’An, il y a encore les décorations. Or, je trouve Noël très triste en noir et blanc. Je voulais montrer Lisbonne à l’opposé de la ville blanche, très sombre, très âgée, très hivernale. Mais ce n’est pas un discours, c’est seulement la manière dont je voulais la montrer.
Où en est le Portugal avec la mémoire et l’imaginaire de la colonisation ? Est-ce que c’est une question qui vous travaille ?
C’est une question très sensible au Portugal, très proche dans le temps. Il y a des gens qui en ont la nostalgie. C’est vrai que ma mère est née en Angola mais elle est revenue très jeune, avant la guerre. Ce n’est pas une question personnelle pour moi, dans ma mémoire. Bien sûr, c’est un film sur le colonialisme, mais ce paradis perdu, c’est vraiment le temps de la jeunesse. La jeunesse d’Aurora, mais peut-être aussi celle du cinéma. Quand les spectateurs avaient peut-être une autre innocence, une autre disponibilité. Ils avaient peut-être moins conscience. Le cinéma est maintenant âgé, les spectateurs aussi. Le paradis perdu du cinéma, c’est comment on peut essayer d’y revenir mais avec la conscience qu’on ne revient pas de la même manière. Ce n’est pas faire comme à un moment de l’histoire du cinéma, mais essayer de regagner un peu cette innocence.
Donc il y a un peu un sentiment de fin du monde au début…
Oui, et ce film a affolé un laboratoire allemand, d’ailleurs, parce qu’ils ont vu qu’on avait fait quelque chose d’un peu bizarre avec le système Dolby. Ils ont vraiment cru qu’il y avait un problème technique. On a beaucoup chargé les basses pour qu’on ait la sensation physique d’un fantôme. Dans la première partie, on redoublait avec des graves certaines phrases d’Aurora, comme si c’était un film d’horreur, de manière très subliminale. Alors que ce sont des vieilles dames qui prennent le thé… Cela s’ajoute aux tempêtes qui interviennent tout à coup. Mais c’est un peu un film d’horreur : avoir une scène de sexe avec la voix d’un vieux, un fantôme, et en même temps ces jeunes aussi sont des fantômes…
Parlez-nous de la musique. Ce sont des standards de l’époque.
Oui, ce sont les Ronettes. Mais l’une des chansons est une version de Be my baby par un groupe de Madagascar, Les Surfs, dans les années 1960. La chanson que l’on voit jouée par le groupe la première fois est d’un groupe de Portugais que j’avais rencontrés au Mozambique, adaptée d’un standard italien. Et puis, il y a les Ramones. Pas des années 1960, du coup. Comme il y a plusieurs époques dans le film, je me suis dit que ce serait bien de mettre leur version, « Baby I love you ». J’adore cette chanson, et j’aimais beaucoup l’idée que ce soit un groupe portugais, en Afrique, dans les années 1960, qui chante cette chanson avec la voix de Joey Ramone.