À Cannes, on attend beaucoup. Il y a le versant incommode, comme se mettre dans la file 1h30 avant une projection – cette année un soleil de plomb remplace la pluie habituelle, la question de l’hydratation se déplace mais reste donc un enjeu majeur. Mais il y a plus agréable dans l’attente, comme celle suscitée par ce rendez-vous matinal avec le second volume des Mille et Une Nuits, et de se dire en sortant qu’il en reste un troisième mercredi.
Cœur sombre
On est désormais bien certain que Les Mille et Une Nuits est bien un et trois films. Le premier volet débordait d’une jouissance suscitée par l’installation du singulier projet, avec son amorce réflexive et l’ouverture de la boîte à récits, comme autant de fictions. Le Désolé n’est plus (en tous cas pas aussi directement) l’aventure de sa production et de son tournage ; le régime fictionnel est ici plus affirmé – ou disons que l’instabilité est moins grande. Ce volume 2 campe au centre du triptyque, il est son cœur sombre, dans la continuité de la désespérance – néanmoins d’une bouleversante dignité – qui émanait de la parole des « Magnifiques » à la fin de L’Inquiet. Sombre certes, mais les moyens du cinéma demeurent pour Miguel Gomes cette boîte à jouets, avec laquelle expérimenter, inventer et accomplir des désirs de mise en scène et de fictions à partir de sa collecte de récits. La fantaisie reste toutefois l’aiguillon ; les gestes de cinéma passent, avec une inspiration toujours renouvelée, d’une aptitude à filmer des espaces ingrats (l’architecture d’un habitat collectif), des corps parfois complètement érotisés, ainsi qu’une écoute émouvante de la parole « populaire ».
Le Désolé accueille un western (Chronique de fugue de Simão « Sans Tripes ») ; un film philosophique autour de la justice et de la responsabilité (Les Larmes de la juge) ; une exploration de la vie d’une tour d’habitation par le truchement d’un chien (Les Maîtres de Dixie). Ce dernier segment renvoie sans doute à une autre source littéraire, La vie mode d’emploi de Georges Perec, que le cinéaste brésilien Eduardo Coutinho « adapta » – Edificio Master (2002), superbe portrait des habitants d’un immeuble de la classe moyenne de Copacabana à Rio. Chacun de ces segments, après le constat établi par L’Inquiet, prend acte d’un effondrement des paradigmes moraux, philosophiques, politiques.
Paradigme épuisé
Cette mise en crise des fondements de tout pacte social culmine dans le second acte judiciaire, où une juge est aux prises avec un inextricable procès pour vol de bétail. Une société miniature carnavalesque est réunie, avec ses champs de tensions, ses conflits d’intérêts. Responsabilité, culpabilité, bien et mal, ordre et chaos se diluent dans une chaîne absurde qui, partant du Portugal rural, dérive jusqu’aux agissements d’un homme d’affaire chinois véreux et l’évocation de cartes Visa Gold. Face à cette délirante complexité, le corps social se déchire moins qu’il reconnaît sa défaite, la juge s’abîme dans son impuissance à faire face, et à, tout simplement, juger. Le monde (parce qu’il s’agit bien de cela à partir de la réalité du Portugal) est devenu illisible, comme définitivement brouillé.
On peut voir dans le dernier acte la résultante de cette défaite, sous la forme de l’atomisation sociale dans une tour. Dixie, un sympathique cabot est recueilli par un couple baignant dans la dépression – et la tabagie –, l’animal ressemble comme deux gouttes d’eau à celui dont ces êtres portent le deuil. Dixie devient le vecteur de ce que les communicants politiques nomme le « lien social », terme hideux d’autant qu’il existe un mot autrement plus noble : fraternité. Un changement de maîtres se joue entre des époux épuisés par la vie et un jeune couple dont l’existence est faite de précarité. Ce passage de témoin entre deux générations porte-t-il l’hypothèse d’un réenchantement au sein de ce monde défait ? Le troisième volume s’intitule en tous cas L’Enchanté… Nous aussi.