Élargissant régulièrement le propos à son sous-titre, ce livre d’entretiens est cependant centré sur le dernier film de Miguel Gomes, Tabou. Trois journées d’entretiens menées de façon très sûre par Cyril Neyrat aboutissent à un livre indispensable pour qui veut prolonger la discussion avec une œuvre passionnante.
Au pied du Mont Tabou se termine par la reproduction d’une missive écrite par Miguel Gomes et Luis Urbano, son producteur, parue le 13 janvier 2012 dans le quotidien Público. Une lettre ouverte rédigée dans le contexte de crise d’un pays lancé sur les rails de l’austérité. En majuscule, on y lit notamment : « CE FILM A ÉTÉ FINANCÉ PAR L’ÉTAT PORTUGAIS DANS LE CONTEXTE D’UNE LOI DU CINÉMA QUI COMPREND LE FINANCEMENT DES FILMS PORTUGAIS ET D’UNE CINÉMATHÈQUE NATIONALE EN TANT QUE BIEN PUBLIC ET PATRIMOINE DU PAYS […]. » Le projet du nouveau gouvernement incluant « une coupe de 100% pour le cinéma. Cela signifie qu’en 2012, il n’y aura aucun programme d’aide de l’ICA à la production cinématographique, à la distribution et à l’exploitation. » Pour la petite histoire, l’État est revenu sur cette année blanche et l’écho considérable rencontré par Tabou à la Berlinade n’y a pas été étranger. Et surtout, les films de Miguel Gomes intègrent la notion d’entrée du film lui-même en crise. Si cette crise était rendue visible et explicite dans Ce cher mois d’août, Tabou est pleinement traversé par cette question, et, comme le précédent, s’en nourrit pour en faire un moteur créatif.
La troisième journée porte largement sur cette question alors que Luis Urbano s’est joint à l’entretien ; il évoque le climax de cette crise de production alors qu’une somme de 200 000 euros d’un fond d’aide vient d’être gelée : « Et là-dessus s’ajoute la crise au Portugal, un processus où toutes les garanties financières commencent à tomber. […] j’ai commencé à sérieusement paniquer ! Jusqu’à ce que j’aille voir Miguel pour lui dire qu’on devait arrêter le film, car je ne pouvais pas garantir le financement du tournage en Afrique. Je devais partager ce problème avec Miguel. À partir de là, Miguel a réuni sa bande, il a cherché et trouvé une solution. » Cette dernière résidant en un PEC [Programme de stabilité et de croissance, terme emprunté ironiquement au paquet de mesures de rigueur du gouvernement agissant sous la pression de l’Union européenne], c’est-à-dire une complète redéfinition du tournage en Afrique, avec des moyens rudimentaires proches de l’aventure incertaine, occasionnant un deuxième commencement pour le film, incluant l’abandon du scénario et une forte part d’improvisation. À la lecture de l’ouvrage, on en arrive à la certitude que si Miguel Gomes ne souhaite – peut-être… – pas ces crises de production, elles constituent une sorte de condition, pour ne pas dire nécessité ; et de considérer que cette fragilité économique fait la force des deux derniers films du cinéaste, notamment parce qu’elle guide les choix – et les risques – esthétiques qui arrachent le film à son inexistence.
Dans le prologue des entretiens – qui est aussi une déclaration d’amour pour le film –, Cyril Neyrat note avec beaucoup de pertinence : « Tabou ne ressuscite pas le passé, il en réalise la mémoire, c’est-à-dire qu’il crée la possibilité d’une relation vivante à ce passé. C’est le geste essentiel de ce film : faire le compte de ce qui est mort et de ce qui survit, de ce qui est perdu et de ce qui peut être retrouvé. Et le nouveau s’invente dans le pli, le rapport entre ce qui est perdu et ce qui peut être retrouvé. » On discute beaucoup de ces césures (Tabou et Ce cher mois d’août « recommencent » l’un et l’autre en leur milieu, La Gueule que tu mérites de façon moins perceptible) : « Dans chacun de mes films, la coupure arrive à un moment où on éprouve le besoin d’un film ». Ce besoin viscéral de fiction est aussi bien celui des spectateurs que des protagonistes : « Dans Tabou, je crois que tous les personnages de la première partie partagent une envie de fiction. Pilar va sans cesse voir des films au cinéma. Santa lit Robinson Crusoé. Aurora a besoin de raconter des histoires introduites par ses rêves – le rêve des singes, c’est une fiction. »
Le pliage qu’opère la narration représente précisément l’entrée de Tabou dans sa veine romanesque (même si la première partie n’est pas dénuée de cette dimension, loin de là) – et, de façon souterraine, le roman picaresque de son processus de production. Mais ces atours les plus anti-naturalistes sont aussi ceux qui se nourrissent le plus du réel rencontré sur place : « […] il a été question de ne pas aller en Afrique mais de tourner la partie africaine ici, en studio. C’était hors de question pour moi. Car j’avais besoin de la réalité pour faire contrepoint à l’artifice, au haut degré de fiction du film. À la limite, s’il avait fallu renoncer à l’Afrique, le film serait devenu expérimental, j’aurais fait toute la partie africaine avec des images d’archive, films d’actualités et vieux home movies de la société coloniale des années soixante ». C’est ainsi que de nombreux plans documentaires (dans l’église ou les champs de thé) s’opposent ainsi comme des contrechamps de la fiction, à laquelle Miguel Gomes associe la « croyance » portugaise en ses colonies – comme les protagonistes de Tabou, trop occupés à jouer dans un film pour sentir venir le vent de l’histoire africaine. Cette rencontre avec le lieu est donc aussi le carburant de Tabou, film à deux pôles et moteurs, le réel et l’imaginaire. Quand on demande à Miguel Gomes s’il a fait des recherches historiques, il répond : « Non, pas du tout, ma recherche se fait en filmant. C’est une recherche matérielle, qui se produit parce que je suis présent avec une caméra dans un lieu donné. C’est la partie du travail qui n’appartient pas à l’imaginaire, mais qui peut en contenir beaucoup, et qui appartient à la réalité physique, matérielle. »
On ne fera évidemment pas le tour de ces entretiens en un article, mais ajoutons que l’ouvrage bénéficie d’une illustration riche qui donne à voir des plans (ou des successions de plans). Aussi, le dispositif des entretiens est décontracté et vivant, notamment par la mention des extraits qui défilent sous les yeux de Miguel Gomes et Cyril Neyrat. Puis, la venue chaque jour d’un membre de l’équipe enrichit également l’ensemble ; on a déjà mentionné Luis Urbano, qui succède à Rui Poças et Vasco Pimentel, respectivement chef opérateur et ingénieur du son de Tabou, deux postes absolument prépondérants pour ce film en noir et blanc, en partie muet, mais très sonore. En refermant ce livre hautement recommandable, sinon tout, on en saura beaucoup sur Tabou, à moins qu’il ne faille retenir cette phrase du cinéaste : « Je suis certain d’avoir dit plein de mensonges, mais je jure que ce n’est pas volontaire. »