Le dernier film de Sam Peckinpah arrive enfin en France en DVD chez Opening, dans une version qui reprend les caractéristiques de la très complète édition américaine sortie chez Anchor Bay il y a trois ans.
Quand en 1982 il est approché par le jeune duo de producteurs Peter Davis et Bill Panzer, Sam Peckinpah est en bout de course, autant professionnellement que physiquement. L’« ultimate maverick », dont les studios ne veulent plus entendre parler, n’a rien signé depuis Convoy, soit cinq ans. Il a certes travaillé avec Don Siegel, notamment sur Jinxed !, le remplaçant même un temps derrière la caméra, après que celui-ci a été victime d’une attaque cardiaque, mais son nom n’apparaît pas pour autant au générique du film.
C’est donc un réalisateur complètement bouffé par la drogue et l’alcool (le saké en l’occurrence, qu’il ne considérait pas comme du vrai alcool, et dont il s’abreuvait sans mauvaise conscience), équipé d’un pacemaker, que les deux producteurs rencontrent, et qui se laisse convaincre facilement : le casting, globalement complété, est de qualité, et son ami Burt Lancaster est de la partie ; quant au scénario, tiré d’un best-seller de Robert Ludlum, il est d’une efficacité redoutable. Tout est réuni a priori pour que son come-back soit réussi.
Osterman Weekend est un film sur la manipulation par les images, au postulat de départ assez simple : un jeune journaliste d’investigation télé, John Tanner (incarné par le tout fraîchement débarqué à Hollywood Rutger Hauer) se laisse convaincre par un agent de la CIA, Lawrence Fassett (John Hurt) d’espionner ses amis, qu’il s’apprête à recevoir pour le weekend chez lui, et qu’on soupçonne d’être des agents soviétiques. Sa luxueuse maison devient alors un théâtre dont le moindre recoin sera filmé par des caméras de surveillance, cadre dans lequel il aura pour mission de les faire craquer et de les pousser aux aveux. Mais Tanner va s’apercevoir progressivement qu’il est manipulé depuis le début par Fassett, qui a délibérément cherché à organiser ce petit jeu de massacre, afin de venger le meurtre de sa femme, elle-même éliminée lors d’une mission par des agents de la CIA contrôlés par Maxwell Danforth (Burt Lancaster). Les rôles de manipulateur et manipulé ne cessent de s’inverser, et un jeu de miroirs fascinant, par écrans interposés, se met alors en place, que le personnage de Fassett, s’adressant à Tanner, décrit en ces termes : « Essayez de penser à vos amis comme à des puces sur un chien, écrasé par une voiture volée conduite par un jeune voyou ivre, à qui sa petite amie vient de flanquer une gifle. »
Si le film a pris un petit coup de vieux au niveau de sa réalisation (les fameux ralentis à la Peckinpah n’ont jamais semblé aussi datés), son sujet (le contrôle et la manipulation de l’individu par l’image), visionnaire pour l’époque (on est en 1983, et la télévision telle que nous la connaissons aujourd’hui n’en est alors qu’à ses balbutiements), n’a jamais été autant d’actualité. Aussi la dernière réplique du film trouve-t-elle un écho saisissant de nos jours : « Si vous voulez économiser votre argent, éteignez votre poste de télévision. C’est simple, ça se fait avec un seul doigt, et vous pouvez sauver ainsi le peu de liberté qui vous reste. Mais moi, je parie que vous n’y arriverez pas. Allez‑y, essayez… »
Ironiquement, Peckinpah était le réalisateur idéal pour traiter du sujet de la surveillance, lui que l’abus de drogue et d’alcool avaient rendu complètement paranoïaque, et qui avait pris pour habitude de mettre ses amis sur écoute. Ironiquement encore, c’est dans ses scènes d’action (là où Peckinpah était attendu, pour son savoir-faire) que le film montre ses limites. La séquence de la course-poursuite en voiture dans la première partie du film, en plus d’être inutile sur le strict plan scénaristique, montre bien qu’en voulant faire du Peckinpah, le réalisateur ne fait finalement que s’autociter, et cette scène (à la limite de l’auto-parodie) devient emblématique de la déchéance artistique de celui-ci, désormais plus enclin à se répéter plutôt qu’à créer et se renouveler. La maladie est passée par là, emportant au passage l’énergie du cinéaste, qui fera lors du tournage du film un grand nombre de compromis, lui qui tenait si bien tête à ses producteurs par le passé.
Le documentaire de 75 minutes réalisé pour l’édition américaine du DVD, qui célébrait les vingt ans du film, intitulé Alpha to Omega : Exposing « The Osterman Weekend » est repris dans les suppléments de cette édition. En plus de donner un aperçu assez complet de la manière dont s’est financé le film, de façon indépendante, en marge des studios, il dresse un portrait intéressant de Peckinpah, en laissant la parole à ses acteurs et ses collaborateurs, tel que son monteur Edward Abroms, qui fut chargé de remonter le film après des projections-test désastreuses, à la suite desquelles Peckinpah fut viré par les producteurs.
Magie du DVD, on trouve dans les bonus la fameuse version director’s cut du film, plus longue d’une quinzaine de minutes. Ce document rare bénéficie hélas de spécificités techniques extrêmement pauvres, autant au niveau du son que de l’image, le transfert ayant été visiblement fait depuis une VHS, et en conséquence s’adresse avant tout aux cinéphiles purs et durs, d’autant que les variations entre les deux versions ne sont pas si significatives que ça. Il s’agit surtout de scènes alternatives ou sans grand intérêt (initialement, John Tanner avait une liaison avec sa directrice, ce qui permettait de créer une tension supplémentaire entre sa femme et lui). La scène la plus intéressante est la scène d’ouverture originale, qui montrait le même montage vidéo, aux images sales, de l’assassinat de la femme de Fassett, mais de manière déformée, épousant ainsi la vision torturée de ce dernier. C’est principalement cette scène déstabilisante qui fit se lever le public lors des projections-test, aussi est-il précieux de pouvoir la visionner aujourd’hui.
Deux derniers suppléments ont été spécifiquement conçu pour cette édition. Le premier est une interview de Claude Mesplède, spécialiste du roman policier, qui revient sur l’auteur dont le livre a servi de base pour le film, Robert Ludlum (dont la série des Jason Bourne a été récemment adaptée avec Matt Damon).
Enfin, afin de mieux saisir la dimension testamentaire d’Osterman Weekend, on se plongera dans l’interview de Jean-Baptiste Thoret, auteur notamment du Cinéma américain des années 70, qui voit dans ce film l’aveu d’impuissance d’un Peckinpah conscient qu’il n’a plus sa place dans le cinéma américain des années 1980, celui des Spielberg et autres Lucas, qui sonne le retour des héros positifs et du second degré, lui le cinéaste de l’échec et de la mélancolie, qui n’a alors plus qu’à tirer sa révérence, ce qu’il fait subtilement, en choisissant comme dernier plan pour son film celui d’un fauteuil vide.