Lorsque critiques et aficionados pouvaient en rester à La Horde sauvage, aux Chiens de paille, à la Tête d’Alfredo Garcia et à d’autres tonitruantes déclarations de cinéma, lui, Sam Peckinpah, citait sa Ballad of Cable Hogue comme le fruit préféré de son travail. Soit le seul film de sa carrière où il aura été crédité comme producteur, mais aussi le plus atypique : à rebrousse-poil de la rage destructrice qui anime la majeure partie de son œuvre, il réalisait là une comédie burlesque débridée, assez grasse, mais surtout aux atours étonnamment bienveillants, comme s’il avait subitement décidé de se départir un moment de son implacabilité et de se laisser aller à jouir en optimiste. L’a priori, cependant, fait long feu : le cinéaste, dont la vision inexorablement lucide de l’humanité n’est décidément pas réductible à quelques étiquettes, imprimait simplement à celle-ci un délicat et lentement émouvant changement de perspective.
Il était une fois dans le burlesque
Détenant le scénario et nourrissant le projet depuis 1966 alors qu’il travaillait encore à la télévision, Peckinpah commença à tourner Un nommé Cable Hogue en 1969 alors qu’il avait à peine fini de monter La Horde sauvage. Contraste garanti, incompréhension aussi, la Warner décidant ainsi, pour ne pas perturber ceux qui avaient fait le succès commercial du premier, de compromettre celui du second en le sortant en double programme. Ne voilà ni le premier ni le dernier épisode de l’affrontement permanent opposant l’ingérable et bouillonnant cinéaste aux studios. C’est que sa ballade a de quoi décontenancer ceux prompts à étiqueter Peckinpah comme cinéaste du coup de grâce porté aux mythes américains, du montage virtuose de la violence, de l’amertume absolue. Ceux-là découvrent ici avec stupeur une comédie burlesque ne lésinant pas sur la gaudriole et les gags graisseux, où ils peinent à retrouver trace de la sévérité pétrifiante qui, juste un film auparavant, mettait à bas idéaux et hiératisme hollywoodiens. Ce Far West-là n’est pas démythifié dans le ballet des morts violentes, mais dans la grosseur des traits de la parodie bon enfant : ici, les armes parlent peu, la religion vient à point nommé pour suborner des filles peu farouches (hilarant personnage de prêcheur campé par l’Anglais David Warner), les gens les moins sympathiques se révèlent plus pathétiques que méchants, et même un gros banquier à l’œil sévère est capable d’un subit accès de générosité.
Peckinpah aurait-il soudain trouvé un peu de foi en l’humanité, ou du moins aurait-il choisi résolument de rire gentiment de ses travers ? Pas si simple. L’écart entre ce film et le précédent est au fond une affaire de cible, de centre d’intérêt du cinéaste. Dans La Horde sauvage, la sensibilité du cinéaste ruait dans l’enclos d’un univers de mythe codifié qu’il visait nommément, malmenait et déchirait de toute son énergie. Ici, le même mythe est, au fond, déjà mort dans « l’épisode précédent », il n’y a donc pas lieu de répéter le traitement sur le petit univers qui le remplace ici et qui ne peut être qu’un simulacre peu convaincant. D’où l’image de grosse blague inconsistante qui se dégage du tableau dressé du Far West dans Un nommé Cable Hogue : une autre forme de désacralisation, paradoxalement plus légère car moins offensive. Comme par ailleurs dans ses fameux ralentis sur des corps criblés de balles, le traitement que réserve Peckinpah à ce tableau flirte avec l’abstraction dans ses audaces formelles, cette fois hors de tout contexte funèbre : il va jusqu’à inviter les mânes du cinéma comique muet quand il fait détaler en montage accéléré ses personnages douteux pris en fâcheuse posture, et même le cartoon sur un billet de banque où une tête de chef indien a remplacé celle du Président et fait un clin d’œil. Mais cette peinture caricaturale du Far West ne constitue pas la raison d’être du film : elle reste en toile de fond. Le gommage des aspérités qui s’opère dans la bonne humeur sur cet environnement agit comme contrepoint révélateur à l’acuité du regard porté par le cinéaste sur l’objet de son attention : le héros — ou antihéros — de sa ballade, Cable Hogue. La Horde sauvage prenait pour cible un monde et un groupe, Un nommé Cable Hogue un individu.
Les démons de l’indépendance
Petit prospecteur au prénom peu commun dont l’orthographe fera office de running gag, Cable Hogue est dépouillé et abandonné sans gourde dans le désert par ses deux associés, et ne doit la vie sauve qu’à la découverte, au bout de quatre jours d’errance, d’un point d’eau ignoré de tous. Sur le ridicule mais précieux bout de terrain qu’il achète avec ses maigres économies et à l’incrédulité générale des habitants de la ville voisine de Deaddog (nom qu’on dirait sorti d’une aventure de Lucky Luke), il se met en tête d’y monter un relais de diligence. Naît alors en lui un rêve de vie meilleure, tandis qu’il se prend à avoir du sentiment pour Hildy — l’affriolante prostituée locale dont il s’est entiché, mais qui rêve plus de la grande vie à San Francisco que de tenir un commerce en plein désert — mais aussi que son désir de vengeance envers ceux qui l’ont trahi le taraude toujours. On perçoit que son destin sera contrarié par le vacillement suivi d’extinction des illusions (notamment l’arrivée des véhicules motorisés, qui annonceront sa mort commerciale puis physique). Mais ce qui de toute évidence intéresse Peckinpah, c’est que dans cette usure, la marche du temps qui passe en laissant Cable Hogue sur le bord de la piste a certainement un rôle moindre que les mouvements perpétuels qui agitent ce personnage en son for intérieur. Le cinéaste décrit son personnage comme un être foncièrement attaché à son petit territoire et à son indépendance (plus encore depuis la trahison inaugurale), mais dont l’isolement, précisément, a quelque chose d’inquiétant, car autodestructeur. Prompt à soliloquer ou à s’adresser à Dieu comme si celui-ci lui devait des comptes, il s’obstine jusqu’au ridicule — même s’il en tire quelques victoires — à son statut de propriétaire, mais sa propre maîtrise de soi est constamment remise par les pulsions qui l’habitent et le retiennent accroché à ce qui pourrait être des chimères. Pulsions dont rendent compte les saillies de la mise en scène débridée et sans complexes de Peckinpah, que ce soit la libido qui travaille Hogue (la rencontre avec Hildy, tout en zooms salaces et tenaces) ou les souvenirs ou fantasmes qu’il ressasse de manière obsessionnelle dans des séries de plans raccordés en fondu, les mêmes fondus qui figureront son engluement progressif dans sa vie de propriétaire de relais.
Collé à la psyché de son personnage, Peckinpah ne laisse jamais perdre de vue à quel point, avant de lutter contre l’ordre des choses, l’homme doit d’abord lutter contre lui-même, contre sa nature d’être humain. L’optimisme et l’humour bon enfant avec lequel est croqué l’environnement de Hogue prennent un sens cinglant en ce que qu’il fait apparaître encore plus cruellement la solitude de celui qui, tout se donnant l’illusion d’être son propre maître, ne peut s’empêcher de favoriser son propre échec. À la fin, Hogue tente même d’avoir la mainmise sur sa mort : celle-ci lui échappe inexorablement mais tranquillement, le temps d’une ellipse, sans laisser le temps à l’image d’exhiber son agonie. Car ce qui rend la ballade de Cable Hogue tout à fait bouleversante même dans le comique, c’est précisément cette façon qu’a Peckinpah d’en narrer la cruauté évidente et moins évidente sans que jamais l’individu en sorte avili, lui laissant toute sa dignité tandis qu’il pointe ses errements. On sait que Peckinpah, même dans ses scènes les plus offensives, n’a jamais dégradé un personnage. Mais sans doute, ici, une telle relation de respect envers son antihéros aura-t-elle été favorisée par le fait que le cinéaste y aura reconnu lucidement une silhouette bien familière. Farouchement attaché à son indépendance, en butte à l’institution (au hasard : studios et conventions cinématographiques) mais aussi à ses propres démons intérieurs qui le poussent à l’autodestruction (au hasard : attirance pour la bouteille, tempérament colérique propre à faire fuir les techniciens d’un tournage) : ces quelques caractéristiques ne ressemblent-elles pas furieusement à un autoportrait ?