Après le lézard qui explose dans le prologue de The Ballad of Cable Hogue, ce sont des têtes de poules que Sam Peckinpah choisi de faire éclater en ouverture de Pat Garrett & Billy the Kid, sorti pour la première fois sur les écrans en 1973. Mais malgré cette entrée en matière on ne peut plus « peckinpesque » et la reprise d’un de ses sujets fétiches (la fin de l’ouest mythique avec l’arrivée de la civilisation moderne – déjà traité dans The Wild Bunch), le Grand Sam livre avec Pat Garrett & Billy the Kid un film à la fois plus ambitieux et plus délicat que ses prédécesseurs.
Près de quinze ans après le plutôt convaincant Gaucher d’Arthur Penn, Peckinpah reprend à son compte l’histoire d’un des plus célèbres desperados de l’Ouest américain, Billy The Kid, dans une adaptation qui se concentre sur les dernières semaines du Kid et sur sa relation avec Pat Garrett. Après avoir été un des plus proches compagnons de route du Kid, Garrett passe du coté de la loi et accepte de pourchasser Billy pour sauver sa propre peau. Peckinpah reprend avec minutie certains détails historiques (la scène de l’évasion, l’anecdote de la chasse des dindons, la confrontation finale à Fort Sumner), et sonde l’époque charnière de la conquête de l’Ouest où la société capitaliste rattrape les territoires les plus reculés. Pat Garrett, qui se convertit avec douleur à l’ordre nouveau, va donc affronter son ami Billy et sa communauté libertaire de Fort Sumner – très post-soixante-huitarde – où il fait bon vivre. Les acolytes du Kid dégagent de l’apaisement, de l’insouciance et de la nostalgie tandis que Peckinpah (qui a certainement rapidement choisit son camp) dépeint Garrett et ses nouveaux alliés comme violents, aigris, lâches ou cupides. Pat Garrett & Billy the Kid est un grand film d’acteurs. James Coburn (Pat Garrett) est colossal dans son rôle de vieille gâchette autoritaire dont le seul échappatoire reste des éruptions furieuses de violence et de sadisme. Toujours affublé de coiffures extrêmes, il traduit la frustration du vieux Pat avec une précision glaçante. Kris Kristofferson (Billy The Kid) irradie en vieux bébé bouffi au regard absent. Les seconds rôles apportent bien plus que leur « gueule » : on peut citer en vrac Jack Elam (Alamosa Bill, monstrueux à tous les sens du terme), Richard Bright (dans le rôle de Holly) ou Matt Clark (qui joue le shérif adjoint Bell).
Pat Garrett n’arrête pas de mourir dans Pat Garrett & Billy the Kid. Le film débute par un flash-forward sur sa mort, sous les tirs de son partenaire Poe mais aussi sous le feu symbolique du six-coups de Billy – par le biais du montage alterné de l’explosive scène d’ouverture. Pat est donc déjà mort lorsque le récit commence, et il ne fait qu’entamer sa longue marche spectrale. Ce sera d’abord au tour de son épouse de lui signifier qu’il est mort « en dedans » et de prendre parti pour Billy. Le pauvre Pat portera d’ailleurs son propre deuil durant tout le film – en étant comme il se doit vêtu de noir – et finira par se tuer encore une fois en tirant sur son propre reflet dans la fameuse scène finale. Peckinpah semble s’intéresser avant tout à la mort de Pat, – bien plus qu’à la mort de Billy qui sert pourtant de trame principale au film –, car avant de perdre la vie Garrett se perd lui-même en se reniant. L’image de Pat s’en trouve donc à jamais altérée – comme l’atteste le reflet brisé de la scène finale mais aussi plus tôt dans le film l’image souillée renvoyée par le miroir du barbier – tandis que Billy projette en toutes circonstances une aura de héros : tableaux christiques pour sa dépouille et lors de son arrestation ou reflet de cow-boy « Marlboro » dans le lac lorsqu’il se fond dans le paysage. Billy s’efface et nous quitte, mais la légende est déjà en route.
Après l’évasion de Billy, qui intervient très tôt dans le film, la progression dramatique s’interrompt et fait place à un rythme mou et à une attente pesante. Il n’y a plus vraiment d’inconnue pour le spectateur (qui sait déjà que c’est Pat Garrett qui sortira vainqueur de son affrontement avec Billy depuis le flash-forward de la scène d’ouverture). Pat (après avoir fait en sorte de s’éclipser pour faciliter l’évasion de Billy) fait bien semblant de chercher le Kid, mais il ne fait que se donner du temps – qu’il tue d’ailleurs en exterminant une bonne partie de ceux qui ont le malheur de croiser sa route. Les positions des personnages sont établies dès la seconde scène et restent ensuite figées (l’idéalisme nostalgique de Billy contre l’adaptation réaliste et à contrecœur du vieux Pat). Peckinpah abandonne le récit pour se concentrer sur l’humain, sa mélancolie, ses amitiés, ses souffrances. Il se livre également à une brillante démonstration de l’absurdité de la « Loi », qui est sensée civiliser l’Ouest archaïque mais qui n’est en fin de compte qu’un moyen comme un autre de faire prévaloir les intérêts des plus forts, en l’occurrence des barons capitalistes. Les mêmes hommes incarnent ou combattent tour à tour la Loi (Garrett, Bell ou Bill – qui servait auparavant le propriétaire terrien Chisum, soutien du pouvoir en place). Les brigands les plus indignes se retrouvent à porter l’insigne (Alamosa Bill). Certains shérifs sont des couards qui ne se sacrifieraient en rien pour leur devoir (le shérif Kip McKinney, incarné par le génial Richard Jaeckel). Personne ne respecte les règles des duels, pas plus le représentant de la Loi (Alamosa Bill) que le hors-la-loi (Billy The Kid). Garrett pousse l’absurdité à son paroxysme lorsqu’il fait enfermer le groupe de prostituées avec qui il vient de se payer une orgie, lorsqu’il va massacrer une troupe de bandits qui se tenaient pourtant à carreau (celle de Black Harris) ou lorsqu’il utilise son autorité d’homme de loi pour pousser à la faute un acolyte de Billy afin de pouvoir l’abattre (scène de la taverne). Il n’y a pas plus de morale dans l’usage de la loi que dans sa transgression.
Pat Garrett & Billy the Kid a cependant du mal à développer les nombreuses pistes qu’il ouvre. On pense aux relations que Pat Garrett entretient avec les femmes (respectivement son épouse et les prostituées), qui font écho au dilemme de Pat Garrett entre ordre ancien et ordre nouveau, mais qui ne sont abordées que très superficiellement. On pense également au personnage mystérieux de Bob Dylan, qui demeure confiné dans son rôle hermétique et dont l’apport au film – au delà de son rôle anecdotique dans l’évasion de Billy et dans quelques scènes d’actions – reste également une énigme. Au bout du compte, le film peut donner l’impression d’une grande mosaïque un peu inégale (effet peut-être accentué par l’existence de plusieurs versions). Certaines scènes, d’une beauté et d’une justesse éblouissantes, frisent la perfection, tandis que d’autres sont plus inégales (l’irruption momentanée du burlesque avec la femme du shérif Baker), voire très dispensables (l’épisode Paco, tentative grossière et inutile pour expliquer au forceps une décision naturelle de Billy : celle de revenir attendre Pat à Fort Sumner). D’un côté, Peckinpah fait le choix – judicieux – de centrer son film sur la traque de Billy par Pat, mais il se disperse en voulant par exemple aussi aborder la problématique de la « cattle war« – sujet passionnant par ailleurs, mais qui mériterait un film à lui seul.
Chef d’œuvre un peu bancal, film ambitieux traversé de fulgurances et de maladresses, Pat Garrett & Billy the Kid est avant tout une lumineuse et mélancolique histoire de personnages qui sont en mesure de vivre et d’accepter leur mort. Pat et Billy refusent tous deux de se tuer au début du film alors qu’ils en ont l’occasion, afin de pouvoir pleinement vivre cette étape cruciale de leur vie. Le film culmine dans cette avant-dernière scène, où Billy, prévenu de l’arrivée de Pat Garrett, préfère trinquer et profiter du soleil couchant en pensant sans y croire que Pat ne vient peut être après tout que pour prendre un verre. Si des opus comme La Horde sauvage, Croix de fer, Chiens de paille ou Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia illustrent pleinement ce que François Causse a appelé « la violence du crépuscule », Pat Garrett & Billy the Kid s’attache plutôt à montrer « la lumière du crépuscule » et tout ce qu’elle peut irradier de splendeur et de douleur.