“Standing strong
Do you belong
In your skin
Just wondering”
Clint Eastwood, dans la chanson-titre de Gran Torino.
Avant La Mule, Clint Eastwood s’est mis en scène dans vingt-quatre de ses films. Comment l’acteur se regarde-t-il – et pourquoi ? Quelques plans, tirés d’Un Frisson dans la nuit, Sur la Route de Madison, Les Pleins pouvoirs, Gran Torino et Jersey Boys, un film où il n’apparaît pourtant pas physiquement, esquissent un début de réponse.
1) C’est la première scène du premier long-métrage réalisé par Clint Eastwood : du ciel, une caméra descend jusqu’à une maison perchée au bord du Pacifique, où se trouve Dave Garver (Clint lui-même). L’homme se retourne et s’approche d’une baie vitrée derrière laquelle se trouve un portrait à son effigie. Fin du film : Dave est passé de l’autre côté de la vitre, ledit portrait est désormais lacéré, tandis que sa propre voix pré-enregistrée (l’homme anime une émission de musique) résonne dans un poste de radio. Entre ces deux bornes, Un Frisson dans la nuit (Play Misty For Me) raconte l’histoire d’un homme confronté à la façon dont sa propre image devient l’objet des projections d’autrui – Dave devient en effet la proie d’une groupie mentalement instable, Evelyn. C’est surtout le premier film d’un acteur qui, au-delà de son assurance virile, ne cessera de questionner son image d’au moins deux façons : d’abord en la dissociant de son corps (d’où le goût d’Eastwood pour les miroirs, ombres et autres vitres qui le dédoublent et le redoublent), puis en l’enregistrant pour en garder une trace. Ici, le travail de Dave implique justement de se mettre en scène (de sa voix suave qui participe à construire un personnage) et plus tard de s’enregistrer, soit de figer et de conserver une part de lui-même. En cela, ce rôle inaugural annonce celui de Robert Kincaid, le photographe de Sur la route de Madison, qui à la fois enregistre (sur la pellicule) et apparaît d’emblée comme une trace du passé, son visage étant ainsi révélé par la photo d’un magazine rangé dans le coffre d’une femme défunte.
C’est que, pour Eastwood, se filmer implique nécessairement de préparer sa mort davantage que d’accéder à l’éternité, y compris dans son premier film, pourtant éloigné de ses sommets crépusculaires. Comment prépare-t-on sa mort ? Pour commencer, en faisant face, comme le fait Dave avec mélancolie dans la première scène d’Un Frisson…, à la part spectrale inhérente à chacun : devant son portrait, il prend acte du fait que son être se compose à la fois d’un corps et d’une image, et que cette image, située au-delà d’une vitre (dans la maison d’une femme aimée, hors de sa portée à ce stade du récit), ne lui appartient pas. Cette première dissociation induit une violence latente qui se déploiera plus tard dans la scène de lacération du portrait, où par un montage alterné chaque coup porté est raccordé sur le visage fermé de Dave, lancé dans une course contre la mort pour sauver sa petite amie des griffes d’Evelyn. La frénésie des cuts annonce de fait les taillades qui, quelques minutes plus tard, blesseront et manqueront de tuer le personnage.
2) Trente-sept ans plus tard, Gran Torino. Walt Kowalski est sur son lit, ses analyses médicales près de lui. Il est sur le point de demander à son fils comment il va, pour parvenir peut-être à combler la distance qui s’est creusée entre eux au fil des années et trouver le courage de lui dire qu’il est tombé gravement malade. Mais pour arriver à cet homme qui sait déjà que sa fin est proche, il faut d’abord partir de sa voix éraillée, que l’on entend dans le téléphone du fils, puis passer par une photo, celle de Clint jeune, qui se tient devant le reflet du corps flétri de l’acteur, flouté dans l’arrière-plan.
Si le plan repose sur un principe analogue à celui du portrait d’Un Frisson… (l’acteur et sa représentation figurent en même temps dans le cadre, tout en étant séparés par une surface), ce qui les distingue témoigne toutefois d’un changement d’approche dans la manière dont Eastwood s’appréhende en tant que corps et image. Car l’acteur est désormais pleinement passé de l’autre côté du miroir : sa voix précède son corps, qui lui-même n’est plus le médium de l’accès au double, mais ce qui se trouve derrière. Cette traversée implique d’abord que le corps lui-même, en tant que reflet, devient l’égal de l’instantané (parallèle renforcé par la similitude de la bordure du miroir et le cadre de la photo). Ensuite, alors que dans Un Frisson… Dave se plaçait devant la caméra, associant de fait le corps de l’acteur au point de vue du cinéaste, Clint se trouve cette fois-ci au point de convergence de la perspective, ce qui induit que là où Eastwood (le cinéaste) se regardait (son corps) se regardant (le tableau), l’acteur n’est désormais plus le vecteur de la dissociation opérée entre son corps et son regard. Le véritable point central du plan ne réside toutefois pas dans la photo elle-même mais bien dans le miroir, qui segmente l’espace en deux (actant la part spectrale de Walt), produit l’image (son reflet) et même la double (la photo, qui se donne à voir, par l’entremise de la surface réfléchissante, comme endroit et comme envers). Enfin, en se plaçant lui-même dans le reflet, Eastwood s’inscrit à la fois à la place du portrait et, dans le hors-champ, à celle qu’occupait Dave Garver. Autrement dit : le cinéaste occupe les deux extrémités du plan, se met en scène autant comme corps que comme image, le tout en pouvant pleinement dissocier son regard de cinéaste de sa présence physique en tant qu’acteur. C’est que Gran Torino est, on va le voir, l’histoire d’un homme qui quitte son corps.
3) Dernier parallèle possible entre les deux films. La mort de Walt dans Gran Torino reproduit à la lettre, près de quarante plus tard, les dispositions du dernier plan d’Un Frisson dans la nuit, qui part du cadavre d’Evelyn : même inclinaison du corps, même geste des bras étirés pour former une croix, même mouvement ascendant de la caméra qui s’éloigne de la dépouille.
Dans Un Frisson…, le corps était d’abord contemplé par Dave/Eastwood lui-même, du haut d’un précipice. La trajectoire secrète qui semble relier les deux films prend de nouveau la forme d’un cheminement vers le royaume des morts : le mouvement de la caméra traduit un détachement du cinéaste par rapport à sa propre enveloppe charnelle (d’où le corps en croix), traduisant une nouvelle fois la dissociation qui peut s’opérer dans un même plan entre le réalisateur et l’acteur. Symboliquement, le cinéaste dit adieu à son corps, qu’on ne reverra plus tard qu’immobile et encadré par le cercueil où il repose. Reste toutefois une constante : les deux films se referment sur sa voix, ici une ballade entonnée d’une voix chevrotante dont les paroles, qui figurent en épigraphe de ce texte, pourraient résumer, selon la manière dont on interprète le phrasé, les questions d’un acteur sur son personnage (« Debout et fort / es-tu à ta place / dans ta peau, je me le demande ») ou bien d’Eastwood sur sa propre image (« Debout et fort / appartiens-tu à ton corps / je me le demande »).
4) Les Pleins pouvoirs, c’est son intérêt, est peut-être le film de Clint Eastwood avec The Mule qui verbalise le plus nettement la logique de cette trajectoire sans pour autant mener l’acteur aux portes de la mort. Dans l’ouverture, Luther, un cambrioleur de haut vol et peintre amateur (à nouveau, Eastwood campe un personnage dont l’activité implique d’enregistrer et de produire une trace) se trouve dans un musée pour reproduire les détails de certaines œuvres. Le premier plan navigue ainsi à l’intérieur d’un tableau, Saint François recevant les stigmates du Greco, en partant de la main de François, pour coulisser vers son regard, qui tend ensuite vers le Christ apparaissant dans le ciel.
La ligne tracée par la caméra figure autant un processus artistique (partir de la main pour aller à l’œil et enfin à l’apparition) qu’elle n’esquisse une circulation entre le corps (la main de saint François) et l’image (le Christ illuminé), le tableau représentant justement la manière dont la vision de Saint François s’est accompagnée de l’apparition sur son corps des stigmates de Jésus (la trace des clous sur les poignets). Contrairement à Gran Torino, Eastwood ne devient pas ici un avatar du Christ (le corps en croix) mais joue un personnage plus proche de saint François, soit celui dont la chair porte la marque du passé. Les Pleins pouvoirs a sur ce point la particularité de désamorcer la trajectoire mortuaire pour mieux maintenir le héros dans un état intermédiaire entre le vivant et le mort. La séquence charnière prend dans cette perspective la forme d’un passage vers « l’autre côté », lorsque Luther assiste à un meurtre depuis une pièce secrète située derrière un miroir. C’est à partir de là que le personnage devient ensuite pleinement un fantôme : un corps qui disparaît et réapparaît à la faveur d’un raccord, une ombre glissant dans la nuit pour se fondre dans les ténèbres, une photo coupée en deux.
Cette spectralité, qui fait de Clint un être double, hanté par son passé (comme en témoigne ce plan où il réécoute, tapi dans l’ombre et encadré par un tableau, le message vocal laissé par sa fille, Kate), se pare toutefois d’une autre tonalité, plus positive, que l’on retrouvera plus tard dans Jersey Boys : Luther est aussi un père veillant secrètement sur sa fille et qui se faufile chez elle pour remplir son réfrigérateur. La plus belle scène montre ainsi la façon dont Kate, visitant pour la première fois la maison de ce père qu’elle n’a pas connu, découvre que celui-ci a, dans l’ombre, assisté à tous les moments clefs de sa vie et en a tiré des photographies tapissant sa demeure.
5) Si Jersey Boys est un film d’Eastwood sans Clint, l’acteur fait toutefois une courte apparition qui a son importance, autant à l’échelle du récit (elle vient confirmer son objet) que de sa filmographie (elle constitue l’aboutissement d’un processus de dissociation entre le corps et l’image de l’acteur). La trajectoire du groupe Frankie Valli & The Four Seasons, dont l’objectif premier est de pouvoir sortir un disque (soit en anglais un record, le produit d’un enregistrement), implique pour Eastwood de représenter le déroulé d’une action en même temps que de figurer la constitution d’une trace (d’où le choix d’une narration rétrospective menée par les personnages eux-mêmes, qui commentent les événements en ayant connaissance de ce qui va suivre). Le moment tant attendu de la reconnaissance tient ainsi dans le premier passage du groupe à la télévision où un poste, dont l’image en noir et blanc contraste avec le rouge des costumes des musiciens, se tient devant eux. Pas plus loin qu’une scène plus tard, l’inspiration d’un autre hit du groupe, Big Girls Don’t Cry, naît d’une scène du Gouffre aux chimères, le film de Billy Wilder que Frankie et ses amis regardent à la télévision. Ces deux instants où la vie de ces jeunes hommes bascule se voient dès lors non pas associés, mais conditionnés par la présence d’une trace, la performance à la télévision important moins par exemple que son enregistrement et sa diffusion, qui permet véritablement au groupe d’accéder à la notoriété.
C’est là qu’intervient Clint, dans une autre scène de première fois (celle de Bob Gaudio, le compositeur du groupe, encore vierge). En marge d’une fête où chacun s’amuse, le jeune homme se trouve seul dans une chambre où il regarde Rawhide, la série télévisée qui a révélé Eastwood au grand public. Bob d’abord soupire, puis, dans un contrechamp, une jeune femme apparaît sur l’écran. Suit alors le visage charmeur de Clint et un raccord : la porte de la chambre s’ouvre, une femme s’y glisse, éteint le poste de télévision (effaçant au passage le visage de Clint, qui disparaît dans le noir de l’écran cathodique), avant de commencer à embrasser Bob. Le découpage de la scène pointe au moins deux choses : d’une part, que la trace (ici, une scène de séduction de Rawhide) précède l’acte amoureux à proprement parler, de l’autre que la figure même de Clint double celle de Bob en même temps qu’elle fait le lien entre une première femme, simple image rêvée (la cowgirl qui lui fait les yeux doux) et une seconde, bien réelle (celle qui s’apprête à dépuceler le jeune homme). Plus encore, la scène témoigne d’une mutation radicale dans le rapport qu’entretient Eastwood à sa propre image : plus seulement réductible à une trace fabriquée pour la diégèse (les photos de ses personnages dans Sur la route de Madison, Les Pleins pouvoirs ou encore Gran Torino), son apparition relève ici véritablement du domaine de l’archive, faisant de Clint un fantôme qui vient à l’aide de l’un de ses personnages. Désormais totalement délivré de son corps, et par là de l’horizon de sa finitude, Clint apparaît ici comme un revenant bienveillant et apaisé, qui s’invite aussi discrètement qu’il ne s’éclipse.