Tous les films produits par David O. Selznick entre 1936 et 1948 s’ouvrent sur un plan de la façade des studios qui est devenu l’emblème de la firme indépendante qu’il a créée. On en compte trois variations principales. Dans la première version, utilisée jusqu’en 1946, le plan débute sur une enseigne en bois où est inscrite la mention « A Selznick International Picture » et sur laquelle danse l’ombre d’une branche d’arbre. Puis, dans un panoramique vertical, la caméra descend vers la blanche façade du studio, située dans un jardin arboré et sous un ciel nuageux. La deuxième version, qui semble apparaître avec Duel au soleil fin 1946, est presque identique à la première. On la reconnaît aux changements sur la façade, qui se trouve désormais dépourvue de l’inscription « Selznick International Studios » ornant auparavant sa corniche (image ci-dessous). Le jardin adopte une apparence plus stricte (quelques arbres ont manifestement été coupés) et le ciel est désormais dégagé. L’inscription sur l’enseigne en bois est également différente, avec le plus souvent la simple mention « The Selznick Studio ». Étonnamment, ce changement ne semble pas coïncider avec la dissolution du premier studio du producteur, la « Selznick International Pictures » en liquidation à partir de 1940, mais plutôt avec la création de sa propre société de distribution, la « Selznick Releasing Organisation » qui, à partir de 1946, supervise les sorties des productions de « Vanguard Films », nouvelle société créée en 1943 sous les auspices de la « David O. Selznick Productions, Inc. ». Nous ne connaissons qu’un exemple de la troisième version du « plan Selznick », en ouverture du Portrait de Jennie (1948). Le mouvement y est inversé : il commence par l’image resserrée de la façade du studio sur laquelle est incrusté entre guillemets le slogan « In a Tradition of Quality » renvoyant à l’histoire glorieuse de la firme, alors même qu’elle vit ses dernières heures. La caméra remonte ensuite vers l’enseigne. En réalité, il s’agit du même plan que celui utilisé dans la deuxième version, agrandi et rembobiné.
Une maison au centre du monde
Les trois variantes sont accompagnées de la même partition musicale composée par Alfred Newman, à qui l’on doit également la bande originale du Prisonnier de Zenda, l’un des premiers films produits par les studios de Selznick en 1937. Le morceau commence par un concert de cloches, signal annonciateur joyeux et frénétique autant qu’invitation quasi religieuse à la communion à venir. Un orchestre accompagne et magnifie ensuite l’apparition de la façade, jusqu’à une longue note finale emphatique à laquelle se mêlent parfois les premières mesures de la musique originale du film dans un continuum sonore dont nous explorerons l’équivalent visuel plus loin. L’identité du ou des opérateur(s) ayant tourné les deux plans reste inconnue, mais le choix particulièrement significatif de faire de la façade le véritable emblème du studio revient sans aucun doute à Selznick lui-même. C’est qu’il s’agit bien du bâtiment dans lequel il a installé les bureaux qu’il conservera jusqu’à sa mort. La bâtisse a été construite comme élément de décor pour le film Barbara Frietchie, réalisé par Lambert Hillyer en 1924. Elle y joue un rôle central en tant qu’image des traditions sudistes dans une intrigue sentimentale sur fond de guerre de Sécession. Après le tournage, la maison est reprise par Cecil B. De Mille, puis par Pathé, avant de passer dans le giron de la RKO dont le jeune Selznick est devenu vice-président au début des années 1930. Dès 1935, il la choisit pour abriter la compagnie indépendante qu’il crée à son nom.
Ce symbole architectural se révèle riche de sous-entendus et s’avère d’autant plus singulier s’il est comparé aux logos (animés ou non) avec lesquels les majors de l’époque ouvrent leurs films à la même période. L’emblème de la Paramount Pictures, dessiné par W. W. Hodkinson en 1914, figure une montagne s’élevant au-dessus des nuages devant un cercle d’étoiles qui enserre le ciel. L’emblème de la Radio Keith Orpheum (RKO), de son côté, a évolué d’un triangle contenant une image de la Terre avec la mention « Coast to Coast » pour devenir la fameuse antenne télégraphique diffusant un message en morse au sommet d’un globe terrestre monumental. Enfin, le célèbre lion de la Metro-Goldwyn-Mayer (MGM), dont l’idée et le dessin original reviennent à Howard Dientz en 1917, se trouve, dans un premier temps, couché de profil dans un demi-cercle qui figure un soleil projettant ses rayons sur le monde avec la devise « Ars Gratia Artis » (« l’art pour l’art »). Morris Rosenbaum a ensuite adapté cette idée et gardé le lion (désormais vivant et rugissant) apparaissant dans un cercle, formé cette fois par un morceau de pellicule sur lequel est inscrite la maxime latine. Tous ces symboles ont en commun leur prétention à l’universalité qui passe par l’utilisation d’une forme ronde comme représentation du monde et par l’insistance sur le motif du rayonnement ou de la diffusion à l’échelle planétaire (le « Coast to Coast » de la RKO qui évoque les seuls États-Unis se trouve rapidement remplacé par la Terre entière).
Le plan voulu par Selznick se situe à l’opposé de cette iconographie : au regard des logos de ses concurrents, on pourrait s’attendre à ce que, après l’enseigne portant le nom du studio, un panoramique vers le haut cadre lui aussi le ciel ou un vaste paysage métonymique du monde entier. À la place, la caméra descend pour filmer le siège social de la compagnie : le studio Selznick est un monde en lui-même. Il ne représente plus un rayonnement universel, mais il invite le spectateur à entrer dans son univers par la petite porte (celle utilisée par les employés et par Selznick au quotidien). La trajectoire s’inverse : le public n’est plus envisagé comme une masse réceptrice indistincte, mais comme une multitude d’individualités qui a le sentiment d’avoir un accès privilégié à ce monde clos et merveilleux (la façade blanche a l’aura d’une apparition mystérieuse entre les deux feuillages qui bordent le cadre et l’isolent de toute autre réalité). L’histoire même du bâtiment confirme cette idée. Puisqu’il s’agit à l’origine d’un décor de film et qu’il en a conservé l’aspect, c’est bien au cinéma lui-même que nous sommes conviés, dont l’illusion et l’artificialité fonctionnent à plein régime dès ce premier plan. Malicieusement, Selznick joue déjà avec la suspension consentie de l’incrédulité du spectateur : tout ça n’est qu’un décor, et pourtant tout est vrai.
Par ailleurs, faut-il voir une allusion politique derrière le choix d’une architecture ostensiblement sudiste ? On peut privilégier une autre hypothèse, dans laquelle le cinéma s’affirmerait ici – à l’égal de la guerre de Sécession à l’origine des États-Unis modernes – comme un nouveau tournant symbolique dans l’Histoire américaine. La puissance de l’image y remplace la violence des combats pour façonner une société nouvelle. Dans ce pré-générique mégalomane où son bureau remplace le centre du monde, Selznick semble ainsi s’inscrire dans la lignée de Lincoln ou des pères fondateurs avant lui – la parenté architecturale entre son studio et la Maison Blanche ne relevant sans doute pas du hasard.
Rapports sentimentaux
Jusqu’à la fin des années 1940, de nombreux films sont précédés d’une introduction musicale qui résonne sur un simple carton portant la mention « Ouverture » ou sur une série de photogrammes du film à venir. Les productions de Selznick n’échappent pas à la règle et certaines des plus célèbres (Autant en emporte le vent, La Maison du docteur Edwardes, Duel au soleil) comportent, dans leur version originale, de longues minutes musicales, parfois escamotées dans les copies récentes. Il est intéressant de noter que dans ce cas, le plan sur le studio se situe toujours à la fin de l’ouverture, juste avant le générique de début, et non avant le premier carton qui accompagne le lancement de la musique. C’est que le « plan Selznick » fait déjà partie du film.
Dans les deux projets les plus prestigieux et fameux de la société, Autant en emporte le vent (sorti en 1939) et Rebecca (1940), ce plan résonne singulièrement avec les premières images des films eux-mêmes. Les deux intrigues s’ouvrent sur l’évocation d’une maison perdue – Tara et Manderley. Le générique de Autant en emporte le vent, qui suit immédiatement le « plan Selznick », se déroule sur une série d’images du domaine de Tara et du Sud agricole, avant qu’un court texte introductif n’apparaisse sur fond d’ombres chinoises au coucher de soleil. Le premier plan véritable apparaît après, lorsque l’on découvre la façade blanche de Tara au milieu d’un jardin, encadrée par deux arbres. Il s’agit ici d’une citation presque parfaite du « plan Selznick » qui a précédé le générique, renforcée par la colorisation de ce dernier selon le même procédé que celui employé pour le film, et par la proximité architecturale entre Tara et l’ancienne bâtisse sudiste qui abrite le studio. De plus, les deux maisons sont filmées selon le même angle de vue, de trois-quarts droite. Les paons qui peuplent le jardin et l’homme courant dans l’allée vers Tara introduisent des éléments de vie et une première dramaturgie, alors que le plan du studio reste quant à lui immobile et dépeuplé. Tout se passe comme si cette image stricte et froide se trouvait ici mise en mouvement, ornementée et rajeunie, prête à accueillir le film.
Le rapprochement entre le bâtiment de Selznick et l’ouverture de Rebecca est moins évident. L’architecture anglaise typique de Manderley empêche de confondre les deux maisons. Plus précisément, Rebecca ne s’ouvre pas sur l’architecture, mais sur le jardin. Ainsi, le générique se déploie sur des images d’une nature fantastique, embrumée par de saisissants effets de fumée et nimbée d’une lumière mystérieuse. Dans un fondu enchaîné, le portail de Manderley se substitue ensuite à un plan de la pleine lune, avant que la caméra ne chemine à travers l’allée tortueuse et sauvage qui mène à la maison, dans une atmosphère de conte de fées. Une fois arrivé devant la façade en ruines, il est presque surprenant de ne pas reconnaître la silhouette sudiste de la demeure du studio, tant l’enchaînement doux et éthéré des plans semblait embrasser tous les éléments dans un même rêve. À y regarder de plus près, en effet, le générique du film et ses premières images poursuivent sans rupture cette invitation vers le monde du fantasme introduite par le « plan Selznick », selon les modalités que nous avons déjà décrites. Certes, Manderley n’est pas l’image de la maison du studio en ruines, tout comme Tara ne représente pas non plus le passé vivant de la même bâtisse, mais le lien qui unit ces plans dépasse les seuls jeux erratiques d’avant / après ou des sept différences pour incarner une même vision romantique, presque démiurge du cinéma. Au-delà de la signature un peu envahissante du producteur qui veut laisser sa marque (au sens propre) à l’intérieur même du film, il y a dans ces échos visuels une puissance émotionnelle qui, par la simple confrontation entre deux maisons de cinéma, installe toute une atmosphère. La porte du studio ouvre ainsi sur un monde qui prend vie par la seule puissance de raccords aussi anodins que vertigineux.
Le cas du Portrait de Jennie (1948), l’un des derniers films produits par Selznick dans son propre studio, est aussi l’un des plus intéressants. Nous avons déjà décrit comment ici le mouvement du plan s’inverse : de la maison, la caméra monte vers l’enseigne. Or, les premières images du film sont celles de nuages, vus depuis le ciel (image ci-dessous). Nous avons beau réfléchir, nous ne voyons d’autre explication à l’inversion unique du « plan Selznick » que la volonté d’initier un mouvement ascendant pour partir à la rencontre de ces premières images aériennes. Et ce geste d’envol gratuit et léger qui place le film en apesanteur nous émeut autant que le destin lui-même incertain et flottant de ses protagonistes.
Est-ce une coïncidence si pour ce dernier film le « plan Selznick » ne nous invite plus à aller vers le studio, mais à en partir ? Toujours est-il qu’après Le Portrait de Jennie, Selznick a liquidé sa société pour initier les premières coproductions internationales de l’histoire du cinéma. L’année suivante, au générique du Troisième homme de Carol Reed, son nom est cité en deuxième position sur un simple carton.