Le cinéma de l’Est fait partie des grands absents des écrans français. 4 films russes distribués en 2004 dont deux sont des co-productions franco-russes, 5 en 2005 dont une co-production franco-russe. Et pourtant… Les productions russes sont nombreuses, et l’État russe investit chaque année un peu plus dans son soutien au cinéma en finançant une centaine de projets en 2005, et de même pour l’année 2006 à venir. En 2003, une trentaine de films russes sont sortis sur les écrans en Russie, en 2004 et 2005, plus d’une cinquantaine! Comment alors se faire une idée de la situation cinématographique actuelle en Russie quand nous, spectateurs français, pouvons, au mieux, voir 5 films par an?
État des lieux
Depuis 2002, nous avons eu la possibilité de voir sur nos écrans, (dans les circuits de distribution, hors festivals et co-productions comprises): L’Arche russe d’Aleksandr Sokourov (2002), Un nouveau Russe de Pavel Lounguine (2003), Le Costume de Bakhtiar Khoudojnazarov (2003), Baboussia de Lidia Bobrova (2004), Les Petites Vieilles de Guennadi Sidorov (2004), Le Retour d’AndreÏ Zviaguintsev (2004), Père et fils d’Aleksandr Sokourov (2004), Je t’aime toi de Olga Stolpovskaia (2005), Shizo de Gulshat Omarova (2005), Night Watch de Timur Bekmambetov (2005), Koktebel de Boris Khlebnikov et Alekseï Popogrebski (2005), et Familles à vendre de Pavel Lounguine (2006). Premier constat: c’est peu, une moyenne de 3 films par an, co-productions comprises. Second constat: un risque limité de la part des circuits français. Ou bien les films projetés sont réalisés par des « réalisateurs-stars » connus de nos circuits et de nos écrans (Sokourov en est l’exemple type: deux films en moins de trois ans avec le dernier Solntse (Le Soleil), sorti le 1er mars 2006), ou bien ce sont des films de jeunes réalisateurs dont le talent a été reconnu dans les Festivals internationaux et/ou qui collectionnent les remises de prix russes ou étrangers (récemment Alekseï Guerman Jr, Alekseï Outchitel ou Egor Kontchalovski). Par exemple, Le Retour d’Aleksandr Zviaguintsev, Lion d’Or de Venise en 2003. Déclaré meilleur film étranger de 2003 au festival de Palm Springs par la Fédération Internationale de la Presse Cinématographique, il est proposé pour les Golden Globes en 2003, et gagnant du Bélier d’Or à Moscou en tant que meilleur film de l’année, meilleur premier film, meilleur directeur de la photographie, puis de l’Aigle d’Or 2003 encore à Moscou en tant que meilleur film 2003 et meilleur son, enfin sacré Grand Prix du Festival de Mexico en 2004. Une prise de risque donc plutôt limitée de la part des distributeurs en en France…
Les grands succès populaires en Russie restent par contre inconnus en France: Le Frère et Le Frère 2 d’Alexandre Balabanov, Boomer de Piotr Bouslov, La Promenade d’Alekseï Outchitel, Les Siens de Dmitri Meskhiev, Litchniy Nomer d’Evgueni Lavrentiev, Antikiller 2 d’Egor Kontchalovski, N’y pense même pas de Rouslan Balttser, Maman ne pleure pas de Maksim Pejenski, La Neuvième Compagnie de Fiodor Bondartchouk… Le Gambit turc de Djanik Faïziev, sorti au printemps 2005 en Russie, a battu tous les records d’entrée avec plus de 20 millions de dollars de recettes pour quatre semaines en salle et plus de 5 millions de spectateurs. Pourtant, pour l’instant il n’est question d’aucune prévision de sortie chez nous…
Le cinéma russe est donc mal connu des Occidentaux, a fortiori des Européens. Les Américains ont pris le pas sur nous. Ayant senti le succès venir de l’Est et les bénéfices qu’ils pourraient tirer de ce nouveau genre de cinéma, les maisons de production américaines s’approprient petit à petit les droits pour certains films qui vont sortir sur leurs écrans. C’est le cas de Night Watch de Timur Bekmambetov, pris en charge dès son succès au box-office russe par la Fox Pictures, dès lors gardienne de tous les droits de diffusion et d’exploitation aux USA et à l’étranger. Jamais auparavant en France nous n’avions vu pour un film russe autant de battage médiatique autour de sa sortie: spots publicitaires à la télévision, grandes campagnes d’affichage, avant-première annoncée dans les médias. Cependant, les moyens engagés pour la publicité du film n’ont pas empêché un «flop» général et un public français loin d’être convaincu: trois mois après sa sortie, il n’était plus à l’affiche.
Dans ce contexte, comment définir la production cinématographique russe actuelle? Sa difficulté à être exploitée en dehors de ses frontières s’expliquerait-elle par un manque de qualité artistique?
Un cinéma de divertissement
Une première réflexion vient à l’esprit lorsque l’on observe la palette du cinéma russe contemporain: c’est l’engouement, fort et tout à fait récent, des réalisateurs et producteurs russes pour un « cinéma blockbuster », d’inspiration américaine. L’entrée de la Russie en 1991 dans une économie de marché n’a pas épargné le domaine cinématographique jusqu’alors protégé et contrôlé par l’État soviétique. Après une période de réel vide cinématographique (début et milieu des années 1990) tant du point de vue artistique que de la fréquentation des salles, les recettes de films réalisées dans des conditions très proches des studios hollywoodiens se montent à présent à plusieurs dizaines de millions de dollars. Les réalisateurs savent exploiter le filon que représente aujourd’hui, après des décennies de censure soviétique et d’une ligne artistique unique, la possibilité de créer un cinéma commercial, sur le modèle américain, qui promet de divertir le plus grand nombre. Ces trois dernières années et de manière récurrente, au moins un ou deux films russes par an battent tous les records d’entrée en Russie et deviennent auprès du public russe des références incontestables voire des films cultes. Cependant, malgré un succès phénoménal en Russie, ces films restent pour la plupart inexploitables à l’étranger. Trop engagés dans un contexte russe qui reste opaque et incompréhensible à la plupart des spectateurs occidentaux, trop de références historiques lointaines au public étranger, tout simplement un goût artistique différent et une sensibilité russe difficilement adaptable…
Mais peut-être est-ce le cadet des soucis des producteurs russes, qui en exploitant au maximum le phénomène juteux de la rediffusion télévisée et en surfant sur l’engouement hystérique en Russie à l’heure actuelle pour les séries télévisées 100% russes, augmentent encore leurs bénéfices et donnent ainsi longue vie à leurs blockbusters.
Entre stars et nouvelles recrues
Il y a pourtant en Russie un grand nombre de très bons réalisateurs, des « stars », monstres sacrés du cinéma soviétique et une kyrielle de plus jeunes réalisateurs qui composent la « nouvelle garde » du cinéma russe contemporain. Les « stars » (Nikita Mikhalkov, Stanislav Govoroukhine, Marlen Khoutsev…) ont fait leurs preuves sous le régime de l’ancienne Union soviétique et continuent de tourner aujourd’hui, avec plus ou moins de succès ou de talent, et s’assurant, grâce à la célébrité de leur nom, une réaction favorable du public. Nikita Mikhalkov, référence internationale du cinéma soviétique, a d’ailleurs senti le vent tourner et a choisi depuis quelques années de se consacrer à la production. Il a récemment produit Le Conseiller d’État (2005), film de son propre neveu, Philipp Yankovski, qui d’un point de vue stylistique rappelle étrangement celui même de Mikhalkov, Le Barbier de Sibérie sorti en 1999 et dont le rôle principal est tenu par Julia Ormond. Affaire de famille, très grosse production, casting de star (Mikhalkov joue lui-même un rôle), décors fabuleux, intrigue: la recette est bien rodée. Le Conseiller d’État fait partie des cinq plus grosses réussites commerciales de l’année 2005 en Russie.
Il existe également un profond vivier d’auteurs de talent parmi une génération de cinéastes issus de la Perestroïka: Karen Chakhnazarov, Aleksandr Sokourov, Pavel Lounguine, Alekseï Guerman, Sergueï Bodrov… Plus émancipés dans la forme et les thématiques que leurs aînés, filmer reste avant tout, pour eux, une nécessité de création et leur longue liste de films respective en témoigne. Ils tournent pour la plupart et en moyenne au moins un film tous les deux-trois ans, et sont une ressource vive de création dans le milieu cinématographique russe actuel, pollué par une multitude de films sans intérêt artistique, ni valeur esthétique.
Depuis un peu moins d’une dizaine d’années, on assiste en Russie à la renaissance d’un réel cinéma d’auteur tel qu’il pouvait être incarné durant l’époque soviétique par Andreï Tarkovski. Un cinéma d’intériorité, mystique dans son traitement, déchargé de toutes les lourdeurs étatiques obligatoires, où transpire une esthétique propre à l’auteur et qui séduit bien davantage le public occidental que le public russe. Ainsi, une génération de jeunes cinéastes tente de développer un art exigeant, difficilement exploitable mais profondément vrai. Loin de s’enfoncer dans des thématiques intimisantes ou vaudevilliennes, ce cinéma souligne, avec beaucoup d’adresse dans le style, les problèmes humains, sociaux ou politiques auxquels est confronté le peuple russe. Des budgets réduits, des acteurs moins connus mais bourrés de talent, des histoires qui s’expriment sans tabous (le thème du parricide notamment, de la folie ou de l’abandon), ce cinéma est une bouffée d’oxygène dans un pays qui plébiscite un cinéma hanté par la guerre, la criminalité organisée et les grosses cylindrées. Certains réalisateurs n’hésitent pas à frôler le domaine de l’imaginaire dans la lignée d’un David Lynch (en témoigne le film 4 de Ilya Khrjanovski, 2004) et expérimentent des formes artistiques inconnues en Russie jusqu’à présent et qui pourtant s’adaptent facilement au contexte actuel du pays. Il faut également souligner l’importance, très accrue ces derniers temps, du travail qu’opèrent ces jeunes réalisateurs sur la photographie. Couleur sépia pour le dernier film d’Alekseï Guerman Jr, Garpastum, sélectionné et salué à la dernière Mostra de Venise, travail sur la luminosité et l’opaque dans Le Cosmos comme pressentiment d’Alekseï Outchitel, Grand Prix du dernier festival de Moscou, ou encore utilisation symbolique des couleurs pour Russe d’Aleksandr Veledinski et du panoramique de type « western » pour Le Retour d’Aleksandr Zviaguintsev… Que dire du travail sur les mouvements de caméra chez des réalisateurs comme Ilya Khrjanovski, Alekseï Balabanov, Alekseï Outchitel ou Egor Kontchalovski, ou du travail sur le montage dans Un nouveau Russe de Pavel Lounguine, 4 d’Ilya Khrjanovski ou La Promenade d’Alekseï Outchitel…?
À la recherche d’une vérité cinématographique
Alekseï Outchitel confie sur son site Internet : « Récemment, trois films m’ont vraiment impressionné, malheureusement pas réalisés en Russie: Intimité de Patrice Chéreau (2001), La Pianiste de Michael Haneke (2001) et Parle avec elle de Pedro Almodóvar (2002). Pourquoi? Parce que les réalisateurs prennent des gens tout à fait ordinaires, des gens dans la foule, mais ces personnes ont tellement en elles, de vraies tempêtes à l’intérieur, et quelque chose de tellement imprévisible et bestial. Nous n’avons pas en Russie de films comme cela, nous essayons toujours de saisir ce qui est extérieur. C’est une erreur. » Voici résumé tout le paradoxe du cinéma russe contemporain. La Russie regorge de talents, d’histoires et d’âme, mais la volonté de transformer ces richesses en un cinéma libre et inventif manque cruellement. Volonté ou difficulté de s’en sortir dans un système où le plus riche gagne? Comment lutter face à l’appât du gain d’un cinéma purement commercial? La question reste universelle, mais se pose peut-être plus encore en Russie où le marché noir, le piratage et les malversations sont loi courante. Se concentrer sur l’essentiel, oublier les fausses apparences et l’argent s’agitant trop facilement devant leurs yeux pour créer un renouveau du cinéma russe en profondeur. Voilà la tâche que doivent se fixer tous les réalisateurs russes qui souhaitent que le cinéma soit, en Russie, un peu plus qu’un loisir collectif.
Comme le souligne Outchitel, c’est l’homme qui doit être le véritable sujet d’étude du cinéma, car il détient en lui les secrets et les complexités du monde. À en croire les tout derniers films de Guerman Jr (Garpastum), d’Outchitel (Le Cosmos comme pressentiment), de Kontchalovski (La Fuite), de Bondartchouk fils (La Neuvième Compagnie), et les films en préparation de Zviaguintsev (L’Odeur de pierre, prévu pour 2007), de Popogrebski (co-réalisateur de Koktebel, Choses simples, son nouveau film, est en préparation), ou encore de Balabanov (Je n’ai pas mal sortira en 2006), la « nouvelle garde » semble prête à relever le défi. Quant à la « génération Perestroïka », elle ne faiblit pas: Sergueï Bodrov prépare Mongol, une grande co-production retraçant l’histoire de Gengis Khan, Pavel Lounguine est actuellement en tournage pour son nouveau film en Sibérie.
Avec la sortie ratée de Night Watch en France, le public a tout de même découvert l’existence des grosses productions venues de l’Est, il ne reste plus qu’à espérer que le reste suive. Les distributeurs accepteront-ils d’augmenter leurs prises de risques, les producteurs russes s’intéresseront-ils un peu plus au marché étranger, les spectateurs suivront-ils? Il devient absolument nécessaire d’élargir le public étranger du cinéma d’auteur russe pour ne plus le cantonner à un seul cercle de festivaliers ou d’avertis.
Là est son avenir. Mais c’est peut-être aussi là où réside son utopie.