Tout ce que le ciel permet (Douglas Sirk, 1955). Carey (Jane Wyman) est veuve. On lui refuse la couleur. Le rouge sur sa robe est l’objet du scandale – « that color becomes you » l’avertit l’un de ses prétendants –, peut-être plus encore que l’homme dont elle s’est éprise et qu’elle présente à ses connaissances lors d’une soirée mondaine. Ron (Rock Hudson) est son jardinier, embauché par son défunt mari et plus jeune qu’elle ne l’est : autant de motifs qui lui valent la réprobation unanime de la communauté. Se laisser aller à son désir, ce serait mettre en péril tout un monde, la considération due à ses enfants et la mémoire de feu son époux.
Always (Steven Spielberg, 1989). Dorinda (Holly Hunter) aime Pete (Richard Dreyfuss). Pour son anniversaire elle se voit offrir une robe blanche : « ce n’est pas la robe [qui me touche], c’est la façon dont tu me vois », lui dit-elle. C’est-à-dire immaculée, blanche comme neige – l’huile de moteur, que manipulent Pete et ses collègues pompiers-aviateurs, la souillerait –, comme l’ange (Audrey Hepburn) qui viendra à la rencontre de Pete après son décès, à la suite d’un sauvetage en avion qui tourne à la catastrophe. Cet ange lui indiquera sa mission post mortem : être le doux génie penché au-dessus de l’épaule d’un jeune aviateur, Ted (Brad Johnson), et l’accompagner dans son initiation au vol et à l’amour. Ted tentera de séduire Dorinda sous les yeux médusés du fantôme de Pete. Il faudra, pour que Dorinda se laisse aller à ses sentiments naissants à son égard, que le « travail du deuil » fasse son œuvre.
La traversée du miroir
Si l’introduction d’un tiers, le fantôme de Pete, distingue l’horizon d’Always de celui de Tout ce que le ciel permet, les deux n’en tendent pas moins à s’éclairer l’un l’autre si l’on veut bien se prêter au jeu des échos. Dans le premier film, ce n’est pas le poids des conventions sociales qui pèse sur les personnages mais la trace laissée par quelqu’un qui n’est plus là. Le regard de Pete, empreint de jalousie, d’une volonté d’accaparement ou de conservation, est tout aussi puissant. De part et d’autre, le regard d’autrui, s’il permet à Carey et Dorinda d’exister comme femmes, les vampirise. Bien que Ron n’ait de cesse de répéter à Carey qu’elle ne doit exister que pour elle-même, il lui faut toujours composer avec les autres, avec les traces laissées par eux, avec le monde.
Carey vient tout juste de rencontrer Ron. Assise derrière une coiffeuse, son visage se réfléchit dans un miroir tandis qu’elle jette un coup d’œil au bouquet qu’il lui a arrangé. Ses enfants font alors leur entrée, comme depuis le miroir lui-même, et la mère les rejoint tandis que la caméra s’attarde un moment sur la surface réfléchissante qui occupe alors l’essentiel de l’écran. L’intrigue, qui se jouera d’un certain rapport à la surface et à la profondeur, depuis le reflet comme duplication de soi ou figuration de soi comme autre, est nouée. Bien plus tard, lorsque ses enfants lui font livrer un poste de télévision, elle observe à nouveau, suivant un mouvement de caméra qui opère un surcadrage similaire, son reflet sur l’écran noir. Elle comprend alors qu’elle a fait corps avec une image, qu’elle est réduite à voir défiler le spectacle d’autres vies mises en boîte et prend la décision de retrouver Ron, qu’entre-temps elle a quitté.
Always radicalise cette traversée du miroir, toujours en deux temps. Après avoir revêtu sa robe blanche, Dorinda engage une danse impossible avec le fantôme de Pete au son d’un titre des Platters. La caméra panote ensuite sur des miroirs, qui réfléchissent le corps de Dorinda endormie sur son lit, murmurant dans son sommeil. Pete est près d’elle mais, entité immatérielle, il ne peut la toucher ni s’inscrire dans le miroir. S’ensuit un fondu avec la scène suivante où l’on peut voir Pete allongé dans une clairière tapie de fleurs blanches (faisant écho aux motifs floraux des draps entrevus précédemment). Par la grâce du fondu, son bras semble enlacer Dorinda et leurs corps fusionner. La séquence, sublime, marque un point de rupture dans le récit : l’ange blanc avertit Pete qu’il ne remplit pas sa mission.
Faire son deuil n’impliquera pas pour Dorinda d’oublier Pete, mais de le préserver en elle comme autre, sans le réduire dans son altérité, sans l’incorporer et sans se fondre elle-même dans une image préconstituée par le regard qu’il portait sur elle. Pour être à même d’accueillir à nouveau l’événement, être disponible pour un nouvel amour. Pour cela il lui faudra, littéralement, traverser la surface d’une rivière, que se brise la glace du cockpit de son avion, alors qu’elle entreprend de rejouer la séquence du sauvetage qui a coûté sa vie à Pete (c’est-à-dire aussi – mais l’on y reviendra – se fondre dans le bleu).
Le feu et le bleu
À une série d’oppositions organisant les enjeux d’un mélodrame (opposition, notamment, de deux rapports au monde : celui, bourgeois, de Carey, et celui, « primitif », de Ron), s’ajoute un ensemble de dualismes qui sont mis en tension tout au long des deux films. On songe notamment à une fracture entre l’intérieur et l’extérieur, qui, chez Sirk, fait d’abord l’objet d’un travail minutieux de cadrage : Carey se trouve à l’entrebâillement d’une porte, tiraillée entre une proposition de Ron et une invitation mondaine, comme plus tard, contre une vitre, entre la promesse d’un foyer et la solitude glacée de l’hiver. Mais cette opposition peut être reconduite à l’intérieur même d’une maison, grâce à un jeu sur les couleurs et notamment une gamme variée de jaunes et de bleus, de sorte qu’une même pièce peut être inondée de divers rayons de lumière. Les émotions des personnages semblent autant soumises à ces éclairages (une lucarne pouvant diffracter la lumière en un prisme de couleurs et organiser les enjeux dramatiques) qu’elles paraissent à même d’orienter leur puissance. Au détour d’une scène, l’image peut ainsi s’imprégner d’une couleur nouvelle, comme sous l’impulsion d’une poussée florale, ou un personnage voir sa silhouette réduite à une ombre. Surtout, il convient de souligner que cette opposition chromatique en recoupe d’autres : espace de la femme/espace de l’homme, foyer/frontière, présence/absence… C’est ainsi qu’une scène de tension entre les deux amants, dans le logis rustique de Ron, voit le premier plan (une théière en porcelaine qui se brise) redoublé par l’arrière-plan où les lueurs de l’âtre sur la paroi blanche semblent combattre le bleu provenant de la fenêtre. L’entremêlement du bleu et de teintes ocres, en même temps que du froid et du chaud, tire autant la scène vers l’érotisation que vers une acmé dramatique.
On retrouve un procédé semblable dans Always, notamment au cours d’une autre séquence de dispute entre les personnages : l’opposition entre le bleu (la lumière du réfrigérateur qui irradie le visage de Pete) et le chatoiement du feu dans la cheminée renvoie à l’angoisse de la dissolution du foyer, à l’ombre de la mort qui le recouvre déjà, tandis que Pete s’apprête à repartir en mission (pour éteindre, rappelons-le, des incendies). Il s’agira plus tard pour Dorinda d’affronter le bleu, de se laisser recouvrir par lui, d’atteindre la frontière, c’est-à-dire aussi de frôler la mort, pour pouvoir reconstituer un foyer.
Poétique du milieu
Les deux films entretiennent ainsi un rapport singulier à l’eau, au feu, aux divers éléments participant d’un milieu qui n’est jamais une pure extériorité, mais qui communique au contraire avec les personnages. Le végétal occupe une place centrale dans Tout ce que le ciel permet : c’est autour d’une branche d’arbre que se noue l’intrigue amoureuse et, dans un fondu, Carey semble littéralement mise en vase en même temps que celle-ci. Ron a pour occupation première de faire pousser des arbres, lesquels renvoient par métonymie à l’enracinement de leur amour (la temporalité propre des saisons et des cultures s’opposant à celle de la communauté, qui s’articule comme mécaniquement autour d’un clocher dont le cadran ouvre le film). Lorsque Ron trébuche en tentant de rattraper Carey, il emporte dans sa chute un plant de sapin, qui scelle ailleurs leurs retrouvailles.
La scène d’ouverture d’Always participe également d’une érotisation par le milieu : Dorinda, derrière la vitre d’un poste d’observation, mesure, fébrile, la distance qui sépare Pete de la piste d’atterrissage, alors que son avion est en panne de carburant. Elle jauge une manche à air rouge, laquelle, à l’occasion d’un coup de vent providentiel, se gonfle soudainement. Lorsqu’un peu plus tard, l’avion de Pete s’écrase pour de bon, le visage de Dorinda cadré en gros plan est littéralement balayé par des nuages emportés par le vent. On pourrait encore s’attacher à quelque secret lové dans le regard de l’animal : dans la scène finale du film de Sirk, Carey, près de la banquette sur laquelle repose Ron toujours convalescent, attend patiemment son réveil devant une baie vitrée qui encadre un paysage enneigé. Un cerf apparaît soudain derrière elle et semble, par la force d’une causalité mystérieuse, provoquer la sortie de Ron de son coma et ce faisant, réunir les amants, comme un peu plus tôt un oiseau surgit de l’obscurité avait précipité leur premier baiser. On retrouvera le cerf – qui n’a décidément jamais cessé d’inviter le regard de l’homme à se réfléchir dans le cinéma américain (du Voyage au bout de l’enfer au Géant de Fer, en passant par Starman) – dans Always, furtivement, de l’autre côté du miroir, dans la clairière d’outre-tombe où se retrouve Pete, lequel sera plus tard dévisagé par un chat, seul être capable de saisir la matérialité des spectres. Il n’y a alors qu’un pas à franchir pour associer les deux films à une même veine, rattachable, par exemple, au transcendantalisme d’Emerson (ce proche de Thoreau, dont l’ouvrage célèbre, Walden ou la vie dans les bois, est décrit comme la « Bible » de Ron) : une veine de l’ordre d’un flux, d’essence divine, circulant entre les êtres et dessinant une morale indépendante des contraintes sociales.