L’argument de Old Joy, comme souvent chez Kelly Reichardt, ne tient qu’à un fil : deux amis qui ne se sont pas vus depuis longtemps partent en week-end dans la forêt. Tandis que Mark mène désormais une vie rangée, Kurt conserve une forme de désordre adolescent. Le film donne à voir le malaise généré par cet écart sans que rien ou presque ne soit dit ni qu’aucun drame n’éclate. La scène où les personnages se baignent dans une source d’eau chaude apparaît à cet égard comme le point culminant du film, une parenthèse de douceur traversée toutefois par une tristesse sourde. La séquence est construite comme une méditation où les voix humaines s’effacent peu à peu pour laisser place aux sensations et à la nature à travers les bruits de l’eau, le chant des oiseaux et la couleur verte qui sature le cadre. Un oiseau apparaît derrière les feuillages, la végétation se reflète dans l’eau : tous les éléments se confondent pour créer une sensation d’harmonie générale. Les gros plans enveloppent les personnages et leurs corps nus, à demi masqués par le bois, sont chargés de mystère. L’intimité touche même à une forme de sensualité lorsque Kurt se met à masser Mark qui, d’abord rétif, finit par se relâcher comme en témoigne sa main glissant lentement dans l’eau. Connectés au monde et peut-être l’un à l’autre l’espace d’un instant, leur amitié semble pourtant disparaître en même temps qu’elle est convoquée, à la manière d’un souvenir lointain.
Comme le calme avant le sommeil, les thermes ouvrent l’imaginaire de Kurt, dont les récits dessinent la fin possible d’une amitié. La culpabilité qu’il dit avoir éprouvé en dépassant un vieux monsieur à vélo ou encore la déprime ressentie en songe décrivent ainsi son état profond. La phrase qu’une femme lui chuchote dans un rêve pour le consoler (« Sorrow is nothing but one old joy » : « La tristesse n’est qu’une joie passée ») s’applique aussi aisément à sa relation avec Mark, dont le sourire se défait légèrement tandis que ses yeux restent songeurs en l’entendant. Autour d’eux, tout s’enfuit : l’eau ruisselle et s’évapore en même temps que les oiseaux s’envolent, de sorte qu’il ne reste plus que le tremblement d’une branche fragile sur laquelle semble pouvoir reposer leur amitié. À la vue d’un tel écoulement, on ne peut s’empêcher de repenser à Kurt qui, quelques scènes plus tôt, comparait l’univers à une larme : l’eau de la source se transforme alors en un torrent d’émotions où se déverse la tristesse des personnages. La baignade revêt ainsi une dimension cathartique : en même temps qu’ils se lavent le corps, les deux hommes purifient leur âme des passions qui l’oppriment. Ce mélange de douceur et de mélancolie fait tout le charme des films de Kelly Reichardt, qui dégagent paradoxalement une forme de chaleur et de réconfort, semblables en cela à la cabane en bois où les personnages se libèrent en silence de leurs peines.