À l’occasion de notre dossier consacré à Kelly Reichardt, nous republions ce texte initialement mis en ligne en septembre 2011, en prolongement de la sortie de La Dernière piste, qui éclaire sur les rapports qu’entretiennent son cinéma avec le western.
S’il en était besoin, La Dernière Piste marque la confirmation « définitive » de l’importance de Kelly Reichardt comme figure essentielle du cinéma américain indépendant. D’où l’idée de revenir sur ce film en le mettant en perspective avec la filmographie de la réalisatrice et l’imaginaire du western.
Vers La Dernière Piste, de Wendy à Emily
John Ford déclarait : « la véritable star de mes westerns a toujours été le paysage ». On ne cherchera pas longtemps celle du cinéma de Kelly Reichardt : l’espace. Et la dramaturgie de celui-ci, alors que l’ensemble de sa filmographie travaille sur les échos contemporains des grands mythes et de l’imaginaire américains. En ce sens, La Dernière Piste constitue une sorte de premier point d’aboutissement de même qu’un changement de perspective : une remontée aux sources de ces mythes et de cet imaginaire. Pour ce film d’époque se déroulant en 1845, Kelly Reichardt et son scénariste Jon Raymond ont travaillé à partir de documents historiques en partant de l’histoire de Stephen Meek. Ce trappeur hâbleur a conduit plusieurs caravanes, dont l’une par un raccourci – Meek’s Cutoff étant le titre original – menant vers la côte de l’Oregon. De là, la cinéaste et son scénariste se sont intéressés aux journaux intimes de membres d’une caravane menée par Meek. Au début ces écrits sont imprégnés de l’idée de manifest destiny (destinée manifeste) ; l’Oregon étant perçu comme paradis terrestre et terre promise. Dans le film, on entend d’ailleurs Stephen Meek prophétiser : « Dieu a tout prévu, il nous fait venir ici ». Puis, au fil de l’errance, ces journaux se réduisent peu à peu à l’essentiel, loin de la focalisation du western sur l’action et l’héroïsme, ces femmes parlent de l’espace, de l’écoulement du temps, la fatigue, la répétition des tâches, d’où l’idée de Kelly Reichardt de déplacer son film vers cette matérialité quotidienne.
Au-delà de l’espace, le cinéma de Kelly Reichardt peut être appréhendé sous l’angle des trajectoires que les personnages décrivent en lui ; celles-ci sont brisées, contrariées, perturbées. Old Joy mettait en scène deux amis de jeunesse devenus adultes. Ils partent pour un week-end afin de remonter aux sources (et littéralement à une source d’eau) de leur amitié. Le film se présente comme une déambulation où le lien ne se retisse pas entre deux individus dont l’altérité – le rapport à autrui étant également l’un des moteurs dramatiques chez Kelly Reichardt – ne fait que se creuser. À terme, ils se quittent sur un amer constat, la certitude de ne plus pouvoir faire coïncider leurs trajectoires. L’un retourne à une sorte de refus du compromis en restant fidèle à des idéaux de jeunesse tandis que l’autre est proche de succomber aux sirènes d’un way of life propret et normatif.
Mais La Dernière Piste semble s’inscrire encore plus directement dans le prolongement de Wendy & Lucy ; pas seulement par le fait que Michelle Williams y interprète les rôles de Wendy et d’Emily Tethrow. L’un et l’autre entretiennent une relation forte, une forme de filiation. Venue de l’Indiana, Wendy se rend en Alaska, elle tente d’accomplir la trajectoire Est-Ouest qui fut celle des pionniers au XIXe siècle. Comme les colons de La Dernière Piste, sa trajectoire se trouve perturbée lors du passage en Oregon, où elle se retrouve égarée et rendue à une errance stagnante du fait de la panne de sa voiture et de la disparition de sa chienne Lucy. Ceci n’est pas le seul réseau de correspondances entre Wendy et Emily ; cette égarée de l’American dream peut être comparée à de nombreux égards aux pionniers du XIXe siècle.
Elle se met en mouvement pour atteindre un espace et s’y (ré)inventer une existence, au sein d’un espace vierge perçu comme un lieu des possibles, comme l’est l’Oregon pour les trois familles que l’on suit dans La Dernière Piste : s’enrichir (les Gately), cultiver la terre (les Tetherow) et évangéliser (les White). De même, la voiture de Wendy est tout à fait comparable aux chariots des colons, elle contient tous ses effets, elle y transporte sa vie. Wendy & Lucy s’ouvre et se ferme avec un entremêlement de wagons et de rails, ce qui renvoie à un autre imaginaire américain, la conquête et la maîtrise du territoire, et par le biais du personnage, une volonté de conquête et de maîtrise de sa propre destinée.
Un western ! Quel western ?
![](https://www.critikat.com/wp-content/uploads/2011/09/Wagon-master.png)
La Dernière Piste se situe dans l’un des sous-genres du western, le wagon movie, récits de convois de pionniers, et convoque le grand classique qu’est Le Convoi des braves (1950, ci-dessus) de John Ford. On retrouve d’ailleurs dans les deux films quelques passages obligés du wagon movie : la traversée d’une rivière (scène d’ouverture de l’un comme l’autre), l’accident du chariot s’écrasant en bas d’une pente. Dans Le Convoi des braves, une caravane de mormons traverse un désert pour aller bâtir une ville, ceci avec un élan épique bercé par une chanson leitmotiv allègre, « Wagon Trail ». Il s’agit d’un cheminement biblique vers la providence – une vallée fertile en Arizona –, en cela tout à fait fidèle à l’idéologie de la manifest destiny ; les pionniers sont les semences qui vont faire prospérer et fertiliser le pays, avec une confiance en la vie inébranlable.
Si La Dernière Piste n’est pas sans célébrer le courage et l’abnégation des membres de la caravane, il accomplit cela tout autrement – dans un matérialisme qui l’éloigne du schéma providentiel – et son caractère déceptif en tant que western ne fait aucun doute ; le mouvement épique propre au genre étant largement mis à mal par la dilution de la quête et une forme de sécheresse documentaire. La Dernière Piste nous conduit en fait vers les westerns de Monte Hellman, particulièrement The Shooting (1968), pas seulement en raison de l’irruption de la figure féminine. On trouve entre Hellman et Reichardt cette nécessité vitale d’un mouvement qui conduit vers nulle part (« Road to Nowhere » serait un titre tout à fait adapté aux deux films) ; les films bifurquent, bégaient, se vivent comme une dérive où la quête se teinte d’absurdité.
Le 1:33 de l’image de La Dernière Piste renvoie aux « primitifs » et aux pionniers du genre. Si Griffith vient à l’esprit, Kelly Reichardt évoque plutôt Anthony Mann (on pense à L’Appât, réalisé en 1953, une histoire de convoyage) et William Wellman. Ce dernier a notamment mis en scène une caravane féminine dans Convoi de femmes (1951), dont le titre dit bien qu’il s’agit de femmes menées par un pisteur vers une petite ville où des hommes fort dépourvus veulent s’assurer une descendance. S’il s’agit d’un western au féminin, il ne peut être considéré comme féministe. Car le point d’énonciation – féminin – de La Dernière Piste questionne. On peut aussi considérer que le format de l’image est une façon de nous faire épouser le point de vue des personnages féminins dont les bonnets obstruent la vision périphérique. C’est peu dire que la figure du cow-boy est ici malmenée, Meek se trouve repoussé au rang de vulgaire mercenaire et, pire, comme une sorte d’émanation folklorique, l’attraction d’un parc à thème, dont le seul public s’avère être ici le jeune garçon. Il s’agit aussi de la castration – autre sens possible du cutoff du titre original – du cow-boy par Emily qui se saisit du fusil, dans lequel il est tentant de voir un symbole phallique. Toujours en relation avec le caractère féminin(iste) du film, face à cet Autre absolu qu’est l’indien Cayuse faisant irruption dans le récit, Emily représente une autre voie culturelle et morale que celle, expéditive, de Stephen Meek, parangon du W.A.S.P. . Ceci sans manichéisme puisque cette voie se teinte largement d’un puritanisme religieux et social – l’acte charitable de lui recoudre son mocassin étant une façon de le placer en situation de dette –, ainsi que d’un franc racisme (la thématique de l’homme-enfant). Cependant la façon de s’en remettre à ce bloc d’étrangeté qui fait aussi figure de surface de projection rend séduisante l’idée selon laquelle La Dernière Piste serait aussi le théâtre d’une forme d’alliance implicite entre des figures infériorisées et opprimées.
La Dernière Piste se singularise fortement du western et des résurgences de ce genre mort et enterré que l’on ne cesse de déterrer. On ne retrouve en fait pas chez Kelly Reichardt le geste de croyance pure d’Ed Harris (l’excellent Appaloosa réalisé en 2007, remarquable aussi par l’épaisseur de personnages féminins « agissant » au sein de l’intrigue). Pas plus que l’hommage-exercice de style (dont True Grit des frères Coen dernièrement), ni la relecture funèbre et maniériste (L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford d’Andrew Dominik en 2007, There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson en 2009), ni la tentative de renouvellement, parfois parodique et/ou autoréférencée (le récent Cowboys & envahisseurs de Jon Favreau). La Dernière Piste tire sa force, sa valeur et sa beauté du fait qu’il s’agit moins d’un western (ou d’une relecture de celui-ci) que d’une méditation matérialiste sur l’imaginaire américain. Les sources qui l’ont inspiré n’y sont pas étrangères, mais on se trouve en fait davantage en présence d’une œuvre cinématographique et fictionnelle de science humaine – à la fois historique, sociologique et anthropologique. En ce sens, il est tentant d’associer La Dernière Piste aux documentaires de Lee Ann Schmidt (California Company Town, The Last Buffalo Hunt – ci-dessous), une cinéaste travaillant elle aussi cette problématique de l’espace américain, la façon dont s’y opère le recyclage d’un imaginaire historique, et l’épuisement de celui-ci.