On pourrait opérer un rapprochement entre la scène d’ouverture de Certaines femmes et celle de Psychose : après un plan de l’arrivée d’un train qui divise le paysage en deux (comme lointain écho des lignes disruptives du générique de Saul Bass), une ville américaine moyenne se dévoile, avant que l’on ne découvre un appartement où un couple vient visiblement de faire l’amour. À la scène suivante, l’arrivée de la femme à son bureau, en retard et encore échevelée, cite le même modèle. Si la réalisatrice reprend cette amorce d’intrigue familière et immédiatement reconnaissable (l’ouverture de Psychose étant devenue l’archétype du rendez-vous clandestin dans le cinéma américain), c’est toutefois pour mieux la brouiller au moyen de quelques indices de mise en scène. Déjà, lorsqu’apparaissent les deux amants, ils ne sont pas réunis à l’écran, mais le dos tourné dans la direction opposée et séparés par une cloison qui prolonge visuellement la ligne de démarcation tracée par le train dans le premier plan du film. Puis, alors qu’ils discutent en se faisant face, ils se trouvent une nouvelle fois séparés à l’image, l’homme assis occupant la gauche de l’écran, tandis que le visage de la femme se reflète en miniature dans un miroir disposé dans le coin supérieur droit. Une fois que l’homme a quitté la pièce, ce reflet minuscule reste seul face à l’immensité d’un mur vide qui annonce déjà les paysages dans lesquels se noieront par la suite les visages.
Cette ouverture introduit le thème principal de la première partie de Certaines femmes, centrée sur le personnage de Laura, celui d’une proximité impossible et malade entre les êtres. L’intrigue qui lie l’avocate à un client déçu multiplie les situations dans lesquelles Laura (Laura Dern) subit la présence de l’homme dans des lieux confinés (son bureau, sa voiture, le local où elle est prise en otage) et à chaque fois il y est question d’une porte, d’une issue, d’une libération impossible. Tout d’abord, alors qu’il s’est glissé dans le bureau de son avocate, le client examine sa porte mal réglée et la cale en position ouverte empêchant ainsi symboliquement Laura de le mettre à la porte. Plus tard, il grimpe au contraire dans sa voiture et tire derrière lui la portière qui les enferme ensemble, Laura restant impuissante à le faire descendre. Pendant la prise d’otage, l’avocate se voit littéralement poussée par un officier de police à l’intérieur du bâtiment et le dialogue tourne une fois encore autour d’une voie de sortie contrainte et illusoire. La relation de Laura à son client se finira d’ailleurs par un tête-à-tête au parloir d’une prison, lieu clos par excellence de la rencontre impossible.
Les montagnes implacables
La deuxième histoire, portée par le personnage de Gina (Michelle Williams), repose sur les mêmes problématiques et commence, elle aussi, par une ligne de démarcation, matérialisée cette fois par une rivière. Les atmosphères closes se multiplient à nouveau, de la tente à la voiture, révélant des rapports familiaux en crise. Mais dans sa dimension rurale, cette deuxième partie approfondit le rôle visuel et symbolique du paysage dans la solitude des êtres. Gina et son mari rendent visite à leur vieux voisin Albert dans le but de le convaincre de leur céder un monceau de grès abandonné devant chez lui. Après un dialogue impossible, ils sortent tous sous le porche où le couple s’apprête à prendre congé. Albert et Gina, côte à côte, partagent à cet instant un bref moment de complicité. Après un échange de sourires, Gina quitte le plan et Albert la regarde s’éloigner. À la place qu’occupait la jeune femme, on ne voit plus désormais que le reflet du paysage sur une fenêtre fermée. Albert fait face à ce vide, comme l’image de Laura, au début du film, se trouvait perdue dans l’étendue du mur. Dans le dernier plan de ce chapitre, le visage d’Albert se voile derrière le reflet des nuages avant de quitter l’écran, ne laissant derrière lui qu’une vision du ciel en surimpression.
Le personnage de Jamie (Lily Gladstone) dans la troisième partie est celle qui tente le plus volontairement d’ouvrir ce paysage inexorable pour trouver une voie vers autrui. À l’univers clôturé d’une salle de cours, elle tente de substituer une intimité sous la forme d’une promenade à cheval. Un plan revient deux fois, où on la voit tirant la porte de son écurie pour dévoiler l’étendue infinie de la nature devant elle – il s’agit alors de la seule vraie porte ouverte du film. Mais dans sa première apparition, il est immédiatement contredit par une vue bouchée par un mur. C’est que tout ce dernier tiers montre comment l’idéalisme de Jamie se retrouve réduit à néant. Son grand geste romantique, lorsqu’elle roule toute la nuit pour rejoindre une ville inconnue où elle espère retrouver celle dont elle est tombée amoureuse, est entrecoupé de tant d’ellipses qu’il en perd sa consistance. Une dernière fois, l’image de l’autre se dérobe : l’ultime vision qu’elle a de celle qu’elle aime voit sa silhouette s’effacer dans le reflet du paysage sur une porte close. Tout espoir est dissipé, et la scène où le pick-up de Jamie quitte la route pour un horizon bloqué par les Rocheuses devient la version vaincue et désespérée de la fière échappée en quad dans laquelle elle s’était lancée un peu plus tôt. D’ailleurs, l’épilogue de son histoire est en tous points identique à son ouverture : elle nourrit seule ses chevaux dans l’écurie percée d’une unique fenêtre ouvrant sur un rectangle de paysage montagneux aussi implacable qu’un tableau.