Le premier film de Jia Zhang-ke débute par l’arrivée en ville du pickpocket Xiao Wu, qui se considère lui-même comme un « artisan » qui « travaille de ses mains » (c’est ainsi qu’il se décrit à Mei Mei, la jeune fille dont il s’est épris). Xiao Wu est à l’image du Jia Zhang-ke jeune et fougueux de l’époque : la marginalité du personnage résonne avec celle du cinéma guérilla mené par le cinéaste, filmant à même la rue. Au-delà de la curiosité que l’on porte à tout premier film d’un réalisateur ayant par la suite pris son envol, le principal intérêt de Xiao Wu, artisan pickpocket tient à la vivacité et l’instabilité qui contrastent avec les derniers films du cinéaste, A Touch of Sin, Au-delà des montagnes et Les Éternels. C’est pourtant à travers cette mobilité singulière que Jia Zhang-ke su représenter les paradoxes d’un pays qui contraint ses habitants au mouvement tout en leur promettant la stabilité d’une image — celle de la propagande véhiculée par le régime, qui résiste à toutes les mutations.
Le désaxé
Dès la scène d’introduction, où le jeune homme attend un bus pour se rendre à Fenyang, Xiao Wu se présente à nous comme une figure vierge et sans passé. Une fois monté à l’intérieur du véhicule, il s’y installe et se fait passer pour un membre de la police afin de ne pas avoir à payer de ticket. Le contrôleur, dupé, le laisse tranquille. C’est à ce moment que Xiao Wu dérobe discrètement le portefeuille de son voisin, dans un plan rapproché qui montre sa main en action — non sans rappeler celle du voleur dans le Pickpocket de Bresson (auquel le film de Jia Zhang-ke emprunte au moins cette image). Le plan suivant dévoile l’avant du bus, où est accrochée une photo de Mao Zedong, tandis que, dans le contrechamp, le regard de Xiao Wu s’oriente vers l’extérieur, dans un axe différent de celui du centre du bus, suggérant qu’il ne regarde pas la photo de Mao (images ci-dessous). Son regard, à l’image de son activité de voleur, relève dès lors de la marginalité. Cette question du désaxement, au centre de Xiao Wu, artisan pickpocket, sous-entend une lutte, consciente ou non, d’un personnage qui refuse de regarder en face les images figées peuplant son champ de vision.
C’est ainsi, pour ne pas avoir à affronter la fixité de la propagande du régime, que Xiao Wu se présente comme un être en mouvement. Plongé dans un tumulte permanent, il arpente les rues de la ville dans tous les sens sans s’arrêter (le jeune homme ne dort jamais, court et saute ou encore se balance à des barres de fer), croisant des connaissances, des membres de sa famille ou d’anciens amis ayant abandonné la vie de bandit pour embrasser les chemins de la « réussite » entrepreneuriale. Le statut iconoclaste du personnage trouve en cela son origine dans sa réticence à l’idée d’embrasser le « rêve chinois », celui que promet l’ouverture économique du pays à la fin des années 1990 (on lui suggère par exemple de se lancer dans l’import-export de cigarettes). Par ailleurs, bien qu’il semble se complaire dans sa vie de semi-nomade (déambulant à l’échelle d’une même ville), le grand malheur de Xiao Wu tient à ce que cette vie d’errance est induite par sa condition de marginal plus que par un véritable désir. On prend en effet conscience que cette mobilité est contrainte à partir du moment où l’occasion se présente pour Xiao Wu de se mettre en couple avec Mei Mei, une jeune femme de Fenyang. Il vit alors le seul instant de plénitude du film, quand, enthousiasmé à l’idée de ne plus être totalement esseulé (et de toucher du doigt une certaine idée de la stabilité), il se met à chanter dans un bain public désert, plein d’entrain et d’espoir.
La loi de la fixité
Malheureusement pour lui, toutes ses tentatives de se « ranger » se révèlent vaines. L’amitié qu’il tente de renouer avec l’un de ses anciens camarades de vol n’aboutit à rien, Mei Mei disparaît du jour au lendemain sans laisser de trace et le jeune homme finit chassé de sa propre famille, non sans avoir préalablement manifesté, par les gesticulations de son corps, l’impossibilité de demeurer au foyer sous le même toit que ses proches (cette expulsion familiale s’accompagne d’une révélation lourde de sens : le pickpocket est un enfant illégitime). À ce titre, la nature illusoire de cette fixité nous est introduite bien avant que la trajectoire de Xiao Wu ne soit rythmée par une succession d’échecs. Au milieu du film, lorsqu’il réconforte Mei Mei, malade et clouée au lit, celle-ci lui confie qu’on lui dit souvent qu’elle ressemble à une actrice tandis que, derrière elle, est accrochée une photo qui la représente avec un chien dans les bras. Au cours de ce long plan fixe (l’un des rares du film), Mei Mei se met ensuite à chanter, alors que Xiao Wu continue de gesticuler au bout de son lit (images ci-dessous). Un peu plus tard, alors que Mei Mei a quitté Fenyang, le jeune homme se rend à nouveau dans la chambre de la jeune femme, cette fois-ci vide. Un panoramique balaie la pièce et expose ce qu’il reste du lieu après le départ de son éphémère compagne : quelques photos et ce même poster, chargé de toute la nostalgie d’une histoire d’amour avortée. L’illusion de l’imagerie et de la starification qui berce les espoirs de Mei Mei se confond ici avec celle de Xiao Wu, pensant pouvoir vivre une vie de couple. Le marginal y est rattrapé par le mouvement d’un panoramique et par le vide d’une pièce où il ne reste que la trace, en image fixe, d’une vie qui n’aura jamais lieu.
L’acmé de ce désenchantement survient lors de l’épilogue du film, où Xiao Wu est rattrapé par son destin de voleur puis arrêté par la police. Avant d’être amené dans la rue, celui-ci est menotté à une moto garée à l’intérieur d’un commissariat, contraint de regarder à la télévision un micro-trottoir montrant les habitants de Fenyang comme particulièrement hostiles à son égard. Le plan final du film, qui voit les passants regarder Xiao Wu accroché au trottoir avec, au bout de leurs lèvres, un sourire narquois, est d’une sécheresse insoutenable (images ci-dessous). Le marginal esseulé, ici rabaissé à sa condition initiale, subit dès lors une humiliation dont la cruauté n’a d’équivalent que le poids de sa signification, le système attachant un être mobile en plein cœur d’un espace public. C’est par ce symbolisme particulièrement appuyé — privant Xiao Wu, artisan pickpocket de la subtilité d’une lutte qui se cachait, au départ, dans le désaxement de quelques contrechamps — que Jia Zhang-ke conclut ce premier film. Auparavant, on aura appris qu’une bonne partie de la ville s’apprêtait à être rasée : dans Xiao Wu, l’état chinois promet non seulement un idéal inatteignable, mais contraint aussi ses habitants au mouvement tout en les sanctionnant de prendre part à ces errances forcées. Le constat est dur et le discours prend de la place, mais ce premier film, bien que parfois brouillon, ouvre en cela la voie à une critique ouverte du régime chinois par l’entremise de la mobilité.