Les premiers plans des Éternels suivent Qiao (Zhao Tao, la femme du cinéaste) qui parcourt la ville, jusqu’à un cercle de jeu où elle retrouve son compagnon Bin. Ce dernier, parrain de la pègre locale, traverse souverainement le passage du millénaire. Sur une période longue et en trois actes (2001, 2006, 2016), le film va jouer de ces effets de séparation et retrouvailles entre les deux amants. Leur histoire sert de guide dans les bouleversements d’un pays qui s’ouvre soudainement à la culture occidentale. On l’entend bruyamment dans les premières séquences qui traversent les rues en fêtes au son des Village People. Tous les possibles semblent ouverts à ce couple qui règne en maître sur son petit domaine (à lui le pouvoir, à elle la beauté). Ce n’est pas tant le fonctionnement de l’organisation criminelle qui intéresse Jia Zhang-ke que le basculement d’une zone de pouvoir et la façon dont les personnages trouvent ou non à se réincarner dans un monde qui a changé. L’année zéro du film décrit un microcosme (la société qui les entoure n’existe quasiment pas) dominé par le respect de l’autorité et des aînés. Cet état de fait bascule lorsqu’une bande de très jeunes garçons extrait violemment Bin de sa voiture pour le battre sauvagement. Très peu découpée, cette scène d’action est sans doute la plus belle du film. La caméra qui erre d’un camp à l’autre semble prise de cours par le basculement de ce qui était jusque-là filmé comme un ordre établi. L’âge des adversaires a son importance, puisque l’idée du changement de génération, du non-respect des aînés et du vieillissement irrigue le passage d’un chapitre à l’autre, d’une époque à la suivante. Dans la seconde partie, les petits truands ont noyauté les entreprises publiques dont ils deviennent CEO, quittent la marge sociale où ils évoluaient initialement (le titre français perd cette notion que souligne le titre original).
À travers les revers et regains de fortune du couple déchu, Jia Zhang-ke étudie la mobilité sociale que vient de créer l’ouverture au capitalisme. Paradoxalement, alors que le cinéaste reste collé aux mouvements de la femme, c’est uniquement dans son rapport aux hommes qu’il la filme. Rapport de séduction dans la première partie, de soumission dans la seconde où elle s’essaie aux petites arnaques et dans leur domination pour le chapitre final. Si l’on retrouve le talent du cinéaste pour nous faire traverser les espaces (jusqu’à une manifestation extra-terrestre…) de l’immensité de son pays et de jouer sur les ellipses de l’Histoire, on peut avoir l’impression de voir un décalque affadi des thèmes d’Au-delà des montagnes. On peut déplorer aussi que ce portrait de femme et d’actrice, si beau soit-il, prenne parfois trop le pas sur la peinture de la société.