Que les bons films soient ignorés des palmarès, ce n’est pas très grave, au fond : ont-ils vraiment besoin d’une reconnaissance aussi éphémère ? Mais que les honneurs soient décernés à des films qui jettent le déshonneur sur le cinéma, voire qui en accélèrent le déclin, voilà qui devrait nous inquiéter beaucoup plus. Aussi ne ferons-nous de commentaire global sur le palmarès du jury de la 70e Mostra de Venise (présidé par Bernardo Bertolucci), et ne nous intéresserons-nous pas au Lion d’or controversé décerné à Sacro GRA de Gianfranco Rosi, mais plutôt aux deux prix - Lion d’argent du meilleur réalisateur et coupe Volpi du meilleur acteur – décernés à l’indéfendable Miss Violence d’Alexandros Avranas. Nous avons déjà écrit tout le dégoût que nous inspirait cette entreprise d’intimidation déguisée en observation implacable de la monstruosité du monde. Ces récompenses viennent ajouter la honte des votants à celle des participants de cette nauséabonde mascarade. Pire : pour un tel coup de bluff visant de toute évidence à se faire remarquer des jurys, de tels signes de succès ne peuvent qu’encourager ses artisans à poursuivre dans cette voie néfaste, à réduire le cinéma à l’instrument de leurs tours de force masturbatoires, et à semer la méprise sur ce qu’il devrait être.
On ne pense pas spécialement à la coupe Volpi décernée à Themis Panou, acteur correct mais qui doit en grande partie son prix au caractère malsain – donc supposé difficile – de son rôle (un père et grand-père incestueux et proxénète – oui, ceci était un spoiler). Ce n’est pas qu’il n’y ait pas lieu de s’interroger sur les critères de jugement d’un jeu d’acteur. Cependant, le cas du Lion d’argent nous paraît plus grave, car il concerne une part de l’art cinématographique considéré comme essentiel. Il y a de quoi être anxieux sur les raisons qui ont poussé le jury à récompenser la réalisation manipulatrice et racoleuse d’Alexandros Avranas. On voit bien comment celui-ci a pu attirer l’attention des friands de mise en scène (ceux qui réduisent le cinéma à ce terme-là), avec sa façon d’entretenir la tension à tout bout de champ comme dans les films d’horreur de bas étage, de jouer sournoisement du hors-champ, de signifier sa pseudo-recherche de vilains secrets en filmant les boutons des portes qui claquent. Mais enfin, il faut se poser cette question que ne s’est visiblement pas posée le jury : à quoi sert, au fond, un « prix de la mise en scène » (à la Mostra, à Cannes, à Berlin… La question est la même dans tous les festivals) ? S’agit-il de ne récompenser qu’un savoir-faire formel, l’utilisation experte d’un bagage technique et esthétique tel que pourrait en déployer n’importe quel faiseur malin ? Cela ne devrait-il pas impliquer d’interroger ce qui motive l’exercice de cette technique, le point de vue moral du cinéaste, son rapport aux personnages et la distance qu’il prend à leur égard – interroger tout cela en étant attentif au double langage des images, et non en acceptant paresseusement l’explication la plus facile dans laquelle peut se complaire le cinéaste ? Ne doit-on considérer que le « comment filmer » (définissant le cinéma comme une discipline académique) en ignorant le « pourquoi filmer » (définissant le cinéma comme un art) ? En contribuant à la fétichisation de la mise en scène par de tels prix dispensés sans plus de jugement, on dénie au cinéma la part essentielle de sa raison d’être, et on entrouvre chaque fois un peu plus la porte à des images trafiquées, prises en otage, transformées non en moyen d’appréhender le monde, mais en moyen de pression et d’oppression des esprits – l’essence même de Miss Violence et de trop d’autres films du même acabit. Les palmarès de festivals, c’est bien connu, sont rarement satisfaisants ; mais celui de la Mostra 2013 nous envoie un très mauvais signal.