Curieux retour de balancier culturel. En 1964, Sergio Leone s’offrait avec son western-spaghetti Pour une poignée de dollars le remake de Yojimbo, fameux chanbara d’Akira Kurosawa. Près de cinquante ans plus tard, Lee Sang-il, réalisateur japonais zainichi, s’offre ici le remake d’un western, et non des moindres : Impitoyable de Clint Eastwood, jadis star de Pour une poignée de dollars. Qui plus est, le premier rôle, celui d’Eastwood dans son film, est tenu par Ken Watanabe, au charisme remarqué jusqu’à Hollywood et notamment dans… Lettres d’Iwo Jima de qui-vous-savez. La déférence en est au point que le film s’ouvre sur le logo-signature des films du vieux Clint, celui de la Warner Bros en noir et blanc. Et de façon presque surprenante, et à l’exception de quelques ajustements sur lesquels il faudra revenir, ce remake reprend l’intégralité du film original à la séquence près (rappel du synopsis : deux tueurs sur le retour et un jeune chien fou qui les émule sont sur la piste d’indélicats coupables d’avoir lacéré une prostituée et bénéficié de la clémence de la justice). Même le passage de l’homme d’armes poseur (« English Bob » joué par Richard Harris chez Eastwood) rossé par le tyrannique garant de la loi est au rendez-vous — le rôle est ici tenu par Jun Kunimura, acteur vétéran et présent dans deux autres films de la Mostra : il joue le papa yakuza dans l’affreux Why Don’t You Play in Hell ? de Sono Sion, et il est l’une des voix de notre favori Kaze Tachinu de Hayao Miyazaki.
Les ajustements d’une transposition avant tout géographique sont à la fois évidents et un peu retors. Yurusarezaru-mono garde le repère temporel d’Impitoyable (les années 1860) ; cependant dans l’histoire du Japon, cela tombe dans les premières années de l’ère Meiji, qui amena entre autres actes de modernisation la fin des samouraïs. De ce fait, les outlaws d’Eastwood deviennent d’anciens serviteurs du shogunat pourchassés par le nouveau gouvernement, et le film s’autorise à mêler les manteaux cache-poussière aux kimonos et à confronter revolvers, mousquets et Winchester aux sabres traditionnels. Ces accessoires permettent notamment de sophistiquer le combat final, et peut-être d’envoyer un nouvel hommage de cinéphile, précisément à Yojimbo où un des bandits avait la particularité de manier le six-coups. Subtilité géographique supplémentaire : tout se passe sur l’île de Hokkaido, au nord de l’archipel, encore majoritairement peuplée d’aborigènes, les Aïnous qui vivent mal la colonisation brutale venue du sud. Ainsi le film se trouve-t-il sur le territoire nippon un substitut de Far West, des équivalents d’Indiens d’Amérique et un cachet de chanbara crépusculaire — mais clignant tout de même fortement de l’œil au western, ce qui brouille un peu son identité sans le rendre vraiment le rendre plus intéressant, le faisant apparaître comme un accouplement plus programmatique que naturel entre deux genres et deux cultures.
Mais l’ajustement le plus significatif est plus intime. À l’âpreté du premier Unforgiven où douleurs et fantômes se terrent sous les carapaces des durs-à-cuire, celui de Lee Sang-il substitue un sentimentalisme nettement plus expressif. Déchirement des tueurs entre leur ancienne vie et leur avenir fragile, nostalgie des samouraïs, souffrance et révolte du peuple aïnou : toutes les peines des personnages s’offrent sans autre retenue que la limite du lyrisme du cinéaste, donnant prétexte à force passages larmoyants, flash-backs redondants, musique orchestrale emphatique et ralentis assez laids pour rythmer l’ultime affrontement. Il n’y a pas de mal dans cette réincarnation, mais une déception dans la personnalité qui l’anime. L’absence de fioritures avec laquelle Eastwood déversait l’âpreté d’un monde désolé entre apocalypse et refuge exprimait un rapport personnel, fait d’amour et de désillusion, envers un genre depuis longtemps obsolète. Chez Lee Sang-il, en revanche, l’appel à l’émotion, convenu et hésitant entre hiératisme et emphase, ne marque qu’une mesure académique.