Il nous manquait, on ne le voyait pas venir, mais ça y est, on le tient. Lui, c’est le « film-coup de force », compagnon indispensable de tout festival, lequel se doit d’intégrer dans sa sélection une œuvre d’un cinéaste plus ou moins nouveau mais prêt à en découdre — avec nous. Car quel que soit le sujet sulfureux sur lequel ce genre de film prétendra bâtir un discours critique ou dénonciateur, il s’agit d’un leurre où il ne faut pas se laisser prendre : c’est après le spectateur qu’il en a, ce sont nos yeux et nos émotions que vise par-dessus tout sa démonstration, non pour les ouvrir à quoi que ce soit, mais pour les agresser. Pour les auteurs de « films-coups de force », on invoque souvent les mots « radicalité », « intransigeance » et « absence de concession ». C’est faire fi de la valeur des mots : chez ces petits malins armés de leur maîtrise technique (ou de celle de leur équipe, de leur chef-opérateur, de leur monteur), « radicalité » (ou « intransigeance ») ne qualifie que la violence de leur intimidation, et « absence de concession » ne quantifie que le caractère choquant de ce qui est montré et réorganisé afin, précisément, d’intimider. Il faut être clair, et garder conscience que de tous les détournements qu’a pu connaître la fonction originelle du cinéma depuis sa création, celui-ci est le plus détestable : un cinéma de bourreau hypocrite qui, sous le prétexte d’observer les horreurs du monde et de nous mettre face à l’inacceptable (arrangé par la mise en scène), vise à enfermer le regard dans son dispositif — son piège — et à le soumettre au fantasme de supériorité du cinéaste drapé du statut d’Auteur.
Dans le spécimen grec Miss Violence présenté à la Mostra, une famille fête l’onzième anniversaire de la fille cadette — cependant que des raccords trop nombreux nous font sentir que l’atmosphère n’est pas tout à fait normale. Peu après avoir soufflé ses bougies, la petite se défenestre et se tue. Une fois constatées les afféteries de la mise en scène de ce suicide (le balcon soigneusement cadré, l’enfant saute hors du champ, puis la caméra bascule lentement à la verticale pour montrer en plongée le cadavre et sa famille autour, avant qu’apparaissent le titre et le générique), on sait à qui on a affaire : un cinéaste aux méthodes particulièrement repoussantes. La violence domestique plus ou moins discrète, physique ou mentale, qui court dans la famille (les grands-parents, la mère, les enfants), il ne la révèle pas après l’avoir cherchée (comme quelqu’un qui observerait sincèrement le monde), mais après l’avoir soigneusement préparée, réglé sa caméra pour en tirer un effet optimal, disposé visages et portes à claquer en vue des gros plans à faire. Pendant que chacun semble porter la culpabilité du drame, c’est le découpage qui s’octroie le droit de brouiller les pistes en semant le soupçon à coups de gros plans, d’ellipses, de cadrages au niveau de la ceinture, de raccords tranchants. La recherche attentive, millimétrée, entomologique des origines du mal, on n’y croit pas un seul instant, on attend juste que le film en finisse avec ses simagrées et porte le coup de grâce que de toute évidence il prépare. Cela ne rate pas, les scènes-choc censées révéler l’inavouable (dont une scène de viol saisie, comme le reste, de la façon la plus putassière qui soit) arrivent dans la dernière demi-heure, et il est triste de dire qu’elles nous soulagent presque, car elles signalent que la séance de masturbation du réalisateur est bientôt finie, que nous n’allons plus tarder à retrouver la lumière du jour et nous laver les yeux de cette abjection. Ne cherchez pas, le monstre que Miss Violence fait mine de traquer dans une famille grecque au-dessus de tout soupçon n’est pas à l’écran : il est derrière la caméra. Il s’appelle Alexandros Avranas, et on sait désormais qu’il appartient à cette espèce de cinéaste dont il faut se défier absolument.