Comment va la critique de cinéma (et où va-t-elle) ? Telle est la question qui structure souterrainement cette série, baptisée « perspectives critiques », dans laquelle nous allons à la rencontre de confrères et de consœurs pour discuter de leur regard sur la critique, de leur rapport à l’écriture, de l’intrication entre leur travail et leur cinéphilie… Par petites touches et paroles qui se font écho, ces entretiens auront par ailleurs vocation à dresser entre les lignes un bref état des lieux de la critique contemporaine. Neuvième invitée : Daniella Shreir, fondatrice de la revue britannique Another Gaze, « a journal of film and feminisms », et membre du comité de sélection de La Quinzaine des cinéastes.
Je me permets de débuter par un à‑côté. Dans un entretien avec Laura Mulvey, vous l’interrogez sur l’influence que l’écriture ainsi que la réalisation auraient eu sur sa cinéphilie. J’aimerais à mon tour vous retourner cette question. Votre regard sur les films s’est-il modifié avec l’écriture ?
J’ai l’impression de tricher en acceptant votre invitation à participer à cette série, car mon activité principale n’est pas l’écriture. En tant qu’éditrice, ou peut-être à cause de mon statut d’éditrice, j’ai de plus en plus peur de la page blanche. J’édite, je publie, je traduis et je programme, et toutes ces activités – que l’on peut considérer comme de la médiation – sont des activités au sein desquelles je me sens beaucoup plus à l’aise.
Pour revenir un peu en arrière : lorsque j’ai commencé Another Gaze en 2016, je n’avais quasiment jamais été en contact avec la critique de cinéma. J’avais vingt-deux ans et je n’avais pratiquement aucune connaissance de ce qui existait. Je pense que je n’avais même jamais acheté un numéro de Sight and Sound ! Je venais par ailleurs de terminer mes études de littérature française à l’université. Les œuvres au programme étaient plutôt traditionnelles et à dominante masculine : de la chanson de Roland à Michel Houellebecq, du chevalier au provocateur. C’était quelques années avant le nouvel appel lancé dans le monde anglophone pour que les universités « diversifient les programmes ». J’étais furieuse du peu de femmes que l’on nous donnait à lire ! Pas nécessairement parce que j’avais envie de lire des ouvrages sur la vie de femmes ou de suivre leurs représentations à travers l’histoire de la littérature, mais parce que je m’intéressais davantage à leurs voix, à leurs styles, aux libertés formelles qu’elles pouvaient se permettre en écrivant. Je me suis attachée à l’œuvre hypnotique, presque incantatoire, de Marguerite Duras et à la poésie d’Aimé Césaire. J’étais par ailleurs très excitée par ce que je le lisais en matière de théorie féministe et par les ouvrages de Luce Irigaray, Julia Kristeva ou Hélène Cixous. Progressivement, j’ai commencé à questionner et à déconstruire tous les textes écrits par des hommes qu’on nous donnait à lire, par le prisme de la théorie féministe post-structuraliste. J’imagine qu’à la longue cela devait être assez ennuyant pour mes professeurs.
Suiviez-vous également des cours de cinéma à l’époque ?
Non, étudier le cinéma n’était pas une option proposée dans mon université. Mais c’est au cours d’une de mes séances de bibliothèque à 3 heures du matin que j’ai découvert la revue de cinéma féministe Camera Obscura, qui a été fondée en 1976. C’est amusant, car mon initiation s’est en quelque sorte faite à l’envers : c’est par la théorie française que je suis arrivée à cette revue de cinéma américaine, puisque les rédacteurs de la publication – alors étudiants à l’université de Berkeley – avaient emprunté aux institutions françaises, telles que les Cahiers, une certaine propension à l’usage d’outils sémiotiques et psychanalytiques dans leur manière de lire le cinéma. J’ai lu les premiers numéros de Camera Obscura et j’ai systématiquement regardé les films qui y étaient analysés, et que je n’avais, pour la plus grande partie, jamais vus avant. Puis j’ai créé un petit ciné-club, que j’ai appelé Another Gaze, d’après les écrits de Laura Mulvey, bien sûr, mais en rejetant toute idée essentialiste de la féminité, où j’ai montré certains de ses films. Je les projetais alors sur le mur d’une toute petite chapelle universitaire non chauffée. J’ai lancé ensuite la revue, qui porte le même nom, juste après avoir obtenu mon diplôme. Au début, même en tant qu’éditrice, je me cachais, d’une certaine manière. Je ne mentionnais pas mon nom dans notre ours, qui d’ailleurs n’existait pas. J’étais jeune et j’imaginais que ce projet m’embarrasserait par la suite… Puis j’ai appris « sur le tas » (a‑t-on jamais « appris » à éditer ?) tout ce que l’édition peut impliquer : il s’agit bien sûr d’un travail d’écriture, mais qui peut être le résultat d’un processus très collaboratif aussi bien que personnel.
Donc, pour répondre à votre question initiale, absolument, mon regard sur les films a radicalement changé avec ma pratique de l’édition et change presque à chaque fois que je travaille sur un nouveau texte. Je crois qu’Another Gaze reflète profondément les sensibilités et les goûts de Missouri Williams (ma coéditrice depuis 2018) et moi-même, ainsi que nos réactions ou réponses aux changements qui s’opèrent dans le discours féministe et critique.
Laura Mulvey évoque par ailleurs une sorte de prise de distance avec la fascination première que l’on peut ressentir devant les films. Est-ce une idée dans laquelle vous vous retrouvez ?
Si je me souviens bien, Mulvey parle d’un moment où des écailles lui sont tombées des yeux et où elle a découvert qu’elle était devenue une « femme spectatrice ». C’est le moment où son engagement dans le mouvement des femmes des années 1970 et ses lectures psychanalytiques ont soudainement eu un impact sur sa cinéphilie, qui était par ailleurs bien antérieure à sa « politisation ». Comme je l’ai dit, mes élans féministes ont de mon côté précédé toute forme de cinéphilie. On ne m’a pas montré de films dans mon enfance, la culture britannique n’est pas cinéphile, et je n’ai jamais étudié le cinéma. En réalité, je n’ai été confrontée à ce que l’on pourrait appeler le « canon » cinéphile qu’après avoir créé le mien, c’est-à-dire une collection désordonnée et anhistorique de films assemblée à la suite d’heures passées sur Internet à chercher des réalisatrices de différentes nationalités. Je suppose que cette approche s’explique aussi par le fait que je fais partie de la première génération à avoir pu aborder les films dans toute leur diversité, sans pratiquement aucune contrainte, notamment via Internet.
Quoi qu’il en soit, je réalise maintenant que cette méthode était également un moyen de me protéger. J’étais intimidée par tout ce qu’il y avait à voir et à savoir, et en tant que jeune féministe provocatrice, il m’était facile d’écarter les cinéastes que je jugeais misogynes (comprendre : tous les hommes). En même temps, j’étais bien trop enthousiaste à l’idée de découvrir l’ensemble des femmes cinéastes, quels que soient les discours portés par leurs films. Heureusement, au cours des années suivantes, mon regard et mon approche politique des films sont devenus plus nuancés. Mais pour en revenir à votre question : à l’inverse de Mulvey, la conscience que j’avais de moi-même en tant que « spectatrice », conscience qui a germée avant ma relation approfondie avec le cinéma, m’a permis d’avoir peu de distance critique. Ces derniers temps, je tente de prendre plus de recul par rapport aux films que je regarde : j’essaie de m’assurer que mon processus de réflexion ne s’arrête pas à des réactions instinctives et parfois même somatiques, par exemple à la manière dont une femme protagoniste est représentée.
C’est une question fascinante, car, maintenant que j’y pense, je me demande si, à l’ère des réseaux sociaux, de la mondialisation et de la menace d’une possible fin du monde, le spectateur « politisé » n’est pas plus proche que jamais du film, du roman ou de l’œuvre d’art en général. Pour les jeunes générations, les convictions politiques n’ont jamais été aussi personnelles, elles font pleinement partie de la manière dont les personnes se définissent. Selon moi, il est logique qu’à notre époque, la notion d’identité soit devenue aussi fixe et immuable : elle constitue une sorte de fortification nécessaire contre les nombreuses pressions et instances qui cherchent à priver de leurs droits les pauvres, les femmes, les homosexuels et les personnes transgenres, les personnes de couleur, les handicapés, etc. Mais lorsqu’il s’agit de critique, je trouve dommage que cette notion et, plus loin, la question de l’identification, soient devenues si centrales.
À mon avis, cette situation est assez regrettable, car historiquement les plus brillantes propositions nées des théories et critiques féministes ou engagés viennent précisément de la distance qui accompagne une position de sujet marginalisé. C’est de cette distance dont parle Mulvey, d’une lucidité soudaine et sans précédent sur « la façon dont les choses sont ». Les étudiants et les nouveaux lecteurs ou lectrices de Mulvey sont encore secoués par cette distance clarifiante ; elle est toujours ressentie comme une révélation. Je ne plaide pas pour la mise au ban des émotions, mais il me semble que notre obsession de l’identité – une identité construite comme immuable – a possiblement étouffé des innovations intéressantes dans le champ de l’analyse critique. Je pense que les jeunes spectateurs sont peut-être « trop » conscients d’être des « spectatrices » ou des « spectateurs homosexuels » et que cette prise de conscience s’accompagne d’une demande de mimèsis représentationnelle (« Je veux me voir à l’écran », « Je veux voir plus de femmes, de personnes homosexuelles ou de personnes de couleur à l’écran »).
Bien sûr, les questions de représentation derrière et devant la caméra sont importantes, mais je pense qu’elles ont pu éluder l’appréhension de la forme. Alors que Mulvey, dans « Plaisir visuel et cinéma narratif », appelait à un nouveau langage filmique féministe et à la création d’un contre-cinéma formellement radical – qu’elle a elle-même mis en pratique dans les films qu’elle a réalisés avec Peter Wollen – l’industrie a répondu à cette demande de manière cynique et a proposé au public des films superficiels, en remplaçant les protagonistes écrits comme des hommes par des personnages féminins, homosexuels et de couleur. Je pense que Missouri Williams et moi sommes toutes deux assez blasées par ce tournant individualiste, et je crois que cela se reflète dans l’évolution de la ligne éditoriale d’Another Gaze. Au début, nous étions plus ouvertes à l’écriture à la première personne, alors qu’aujourd’hui, nous préférons que la singularité de l’auteur transparaisse à travers sa prose et des choix stylistiques singuliers. Nous pensons que le dévoilement d’une identité peut également se produire au niveau de la forme ; qu’une écriture « forte » peut être très personnelle sans de nombreuses occurrences du « je ». Nous sommes également beaucoup moins intéressées par l’analyse de la représentation que nous ne l’étions au début.
Critique et représentation
Pouvez-vous nous en dire davantage sur cette évolution ?
Je me souviens que lorsque j’ai fondé la revue en 2016 – juste avant le mouvement #MeToo –, les critiques populaires du monde anglophone parlaient du test de Bechdel pour mesurer si un film pouvait être considéré comme « féministe » ou non. Même à l’époque, je considérais qu’un test aussi catégorique, qui impliquait un sondage de type « pouce en l’air / pouce en bas » sur les divers éléments qui constituent un film, était incroyablement limité. Entre la création de la revue et aujourd’hui, nous avons eu de nombreuses discussions mouvementées sur les personnages féminins. Je me souviens même d’une époque où les critiques et les programmateurs s’enthousiasmaient à l’idée de déceler chez un personnage féminin un caractère « complexe » ou « détestable ». De fait, il serait probablement plus exact de dire que les logiques de marketing et de distribution des films ont rendu les critiques et les programmateurs excités par ce genre d’adjectifs. Bien sûr, ce discours est arrivé après que la notion de « nasty woman » [NDLR : que l’on pourrait traduire par « femme vicieuse »] – une expression utilisée par le candidat à la présidence américaine de 2016, Donald Trump, pour désigner son adversaire Hillary Clinton lors du troisième débat présidentiel – ait été récupérée par les féministes. Ces « femmes antipathiques » qui ont été poussées à l’écran dans les années suivantes frappaient par leurs mauvaises manières, elles étaient un peu méchantes et avaient un certain appétit sexuel. Elles étaient presque toujours hétéros, blanches et jolies et n’étaient finalement pas si détestables que ça, tout en étant suffisamment différentes pour que l’on puisse s’y identifier.
Bien sûr, comme par un effet boule de neige, la production de certains films et leurs stratégies de marketing et de distribution n’ont fait qu’alimenter cette « machine à identification ». Nous ne regardons plus tant les films que nous les « consommons », et cette métaphore de l’ingestion est symptomatique d’une volonté d’ingérence de l’industrie sur le spectateur que nous devons être. Aujourd’hui, ce sentiment d’identification que peut provoquer un film ou un personnage est toujours perçu comme une qualité. Les personnages prétendument « difficiles » et « complexes » sont à la mode – tant que l’on peut s’y identifier – et à l’inverse, les films aux formes un peu plus complexes, à l’éthique davantage nuancée, sont à proscrire. Je suppose qu’un film comme Tár est symptomatique de notre incapacité à analyser des œuvres aussi ambivalentes. Même les critiques rigoureux dont j’ai pu lire le travail se demandent s’il existe réellement des femmes comme Lydia Tár ; pourquoi écrire un personnage de lesbienne prédatrice quand, en réalité, les prédateurs sont surtout des hommes ? C’est pourquoi on constate une demande croissante de représentations positives et moralement pures d’identités plus marginalisées.
Il y a dans les articles d’Another Gaze une volonté d’aborder les questions de genres tout autant que celles de classes, de minorités ethniques, etc. Comme si tous les textes et numéros allaient contre l’idée d’un enfermement identitaire.
À l’heure où les mots « féministe » et « féminisme » ont malheureusement été vidés d’une grande partie de leur sens et de leur élan originel en raison de leur marchandisation néolibérale, la question du langage est d’autant plus importante. En ayant appliqué l’étiquette « féministe » à tout bout de champ, nous avons contribué à son appauvrissement, et la situation est dommageable pour tout le monde.
Another Gaze a été lancée en tant que « feminist film journal ». Nous nous présentons aujourd’hui comme « a journal of film and feminisms », et considérons le féminisme comme une notion aux multiples aspects, en perpétuel mouvement. Cela a toujours été le cas, bien sûr, mais les débats contemporains, dans les courants dominants, sur le sens que recouvre le féminisme, sont perpétuellement fluctuants. Des choses affreuses sont défendues sous la bannière du féminisme : en Grande-Bretagne, de nombreux chroniqueurs et écrivains « féministes » de la presse de gauche sont par exemples farouchement transphobes. Je serais même tentée de supprimer complètement le mot « féministe » ou « féminisme » du titre de notre revue, car nos préoccupations théoriques portent aujourd’hui davantage sur des questions socio-économiques et nos analyses sont plus marxistes. D’un autre côté, je pense qu’il est important que notre voix dissidente et parfois acide se fasse entendre au sein de l’ensemble des discours féministes contemporains. Une grande partie de l’image de marque du féminisme dans les arts – de la programmation de films de femmes à l’organisation d’expositions d’artistes féminines – produit une célébration consensuelle et parfois condescendante. J’aime à penser que nous proposons un regard plus exigeant et plus complexe sur les artistes femmes.
Il est également important de noter que bon nombre des femmes cinéastes sur lesquelles nous publions des essais, et dont je programme les films sur Another Screen [NDLR : une plateforme de streaming liée à la revue], ne se définissent pas nécessairement comme féministes. Cela tient souvent au fait qu’elles ne sont pas occidentales, ou qu’elles n’ont pas le désir d’être définies par une catégorie restrictive. Je ne pense pas que nous devions nécessairement être gênées de discuter des œuvres de femmes qui refusent le prisme de l’analyse féministe. En revanche, nous devons veiller à ne pas ghettoïser le film ou sa créatrice, ou enfermer tout ce que leurs œuvres contiennent de discours politiques dans une forme d’évaluation féministe occidentale et limitée. En ce moment, je pense que Missouri et moi sommes bien conscientes des pièges d’une culture cinématographique qui se déclare féministe et qui ne risque rien en le faisant, puisque les dirigeants du monde (qui sont souvent aussi des bellicistes) et les chefs des banques en Occident se sont fièrement attribués cette étiquette – des complices déguisés en « progressistes ». Lorsque l’on regarde les films commerciaux qui sont réalisés, le fait qu’une femme cinéaste soit attachée à un projet donne une meilleure image de l’industrie. Je considère que c’est le travail d’Another Gaze de mettre en lumière les limites de la majorité de ces films.
Dans votre premier édito, vous définissez la revue comme un « espace ouvert à la discussion ». Cette image d’un lieu d’échange est intéressante, les numéros sont-ils le résultat de discussions, voire de désaccords ?
Je pense que l’expression citée était une réaction aux forums de discussion un peu plus évasifs, à savoir les réseaux sociaux. Et de fait, les choses n’ont fait qu’empirer au cours des sept dernières années. Sur Twitter, parler de cinéma revient souvent à faire des blagues, à poster des opinions lapidaires, à récolter des retweets et, de manière générale, à faire commerce de sa personnalité. Bien sûr, la création d’un soi en tant que marque est aussi le triste reflet de la précarité du critique. En termes de débat, nous nous inscrivons davantage à Another Gaze dans une pratique intertextuelle : comme nous mettons un certain temps à publier nos papiers, nos rédacteurs prennent du recul sur les consensus critiques du moment. Dernièrement, Missouri et moi avons réfléchi à l’utilité de la critique négative. De fait, un grand nombre des papiers et des critiques que nous publions – sur des films de réalisateurs de tous genres – sont très piquants. Pour moi, ces articles sont une forme de dissidence nuancée et digne d’intérêt. Et nous pensons que la critique doit se départir d’une bienveillance systématique – il ne sert à notre avis à rien d’écrire sur un film totalement insauvable. En général, nous ne commandons une critique cinglante que si nous pensons que quelque chose a été manqué dans sa réception industrielle, critique ou populaire, ou si nous pensons que cet accueil positif dit quelque chose d’intéressant sur l’actualité. Mais, quoi qu’il en soit, les critiques négatives et les passages dans lesquels nous démontons un film sont très amusants à lire et les réactions que nous recevons sont souvent très positives, même de la part de personnes qui ont aimé le film en question. Ces réactions nous ont justement amenées à nous demander si la critique peut justement encore être cinglante : nous avons l’impression que toutes les tentatives de résistance à un système dominant sont inévitablement condamnées à être absorbées par ce système, qui s’en accommode immédiatement.
Les marges
Y a‑t-il des films, revues ou auteurs qui ont compté pour vous ?
J’ai davantage été influencée par la critique littéraire. J’aime lire et relire les textes de Tobi Haslett, Terry Castle, Susan Sontag, Jenny Diski, Janet Malcolm… Mais la revue Women & Film a également été très importante pour moi : c’est une publication reconnue comme étant la première revue de cinéma féministe. Avec Another Gaze, j’ai vraiment envie d’aller contre ce que je perçois comme étant une pulsion anhistorique de la critique cinématographique contemporaine. Comme c’est souvent le cas, plus je lis, plus je me rends compte que – même dans l’histoire relativement courte et modeste de la théorie et de la critique féministes du cinéma – tant de choses ont déjà été dites. Je n’ai découvert Women & Film qu’il y a quelques années et, rien que dans l’éditorial du premier numéro, une grande partie de ce dont Missouri et moi débattions à l’époque était exposée de manière limpide.
Cette publication – qui a duré sept numéros – a été fondée en 1972 par Siew-Hwa Beh, une immigrée malaisienne aux États-Unis qui étudiait le cinéma à l’UCLA, et Saunie Salyer, qui était impliquée dans un collectif de femmes local. Women & Film est née de l’association entre leurs convictions de gauche radicale féministe et leur cinéphilie. À différents moments de la revue, elles ont défini leur approche comme marxiste, anarchiste et socialiste. Ces femmes avaient une vingtaine d’années et n’avaient aucune expérience préalable du journalisme. Elles apprenaient « sur le tas », mais leur travail n’était pas rémunéré et se nourrissait surtout d’enthousiasme ! Dans leurs éditoriaux, elles attirent sans cesse l’attention sur leur amateurisme, elles invitent et anticipent même ouvertement cette critique. Le contenu des articles n’est pas celui que j’attendais d’une publication féministe des années 1970 : à côté de la Une sur la naissance d’un cinéma féministe et d’autres textes sur des femmes cinéastes pionnières, elles interviewaient Eric Rohmer, louaient les efforts de certains cinéastes masculins, publiaient les critiques d’écrivains masculins… Comme une grande partie des textes publiés dans cette revue portent sur la représentation, la publication a largement été critiquée à l’époque pour sa propension à faire du témoignage personnel le fondement d’une théorie. Mais ce qui me frappe c’est que les témoignages proposés dans Women & Film étaient toujours élaborés à partir d’une approche socio-économique ou complétés par ces questions.
Par ailleurs, j’ai été immédiatement frappée par l’ambition de cette publication. Dans leur premier éditorial, les rédactrices affirment leur désir, en tant que critiques, de « créer un cinéma populaire où les êtres humains sont représentés comme des êtres humains et non comme des caricatures serviles. Un cinéma proche des masses qui le regardent. […] [Nous voulons] faire évoluer le processus de création cinématographique vers le collectivisme et l’éloignement de la hiérarchie sexiste-élitiste. » Je n’arrive pas à imaginer que la critique contemporaine ait jamais eu une telle ambition. Aujourd’hui, les enjeux n’ont jamais été aussi mesurés : tout ce que peut espérer la critique institutionnelle, c’est une citation de son papier sur l’affiche du film…
Selon vous, quelle place occupe Another Gaze dans le paysage critique du Royaume-Uni ?
À mon avis, aucune. C’est à peine s’il y a assez de films sur lesquels écrire – et je parle ici du nombre extrêmement petit de films intéressants distribués, et du nombre de films britanniques produits chaque année qui valent la peine d’être vus (peut-être un ou deux ?). Ici les films sortent très tard (plusieurs mois après les États-Unis) et nos rédacteurs viennent du monde entier, de sorte qu’il est plus logique de suivre le calendrier des sorties américaines pour caler nos publications. La « scène » cinématographique au Royaume-Uni est également très restreinte : les critiques sont amis avec les distributeurs, les programmateurs et les acheteurs, et c’est en partie pour cette raison que le milieu de la culture est hostile au débat. Par ailleurs, la nature précaire de l’activité critique signifie également que les critiques doivent désormais être en bons termes avec les attachés presse et les distributeurs, afin d’être invités aux projections de presse et d’avoir « accès » aux cinéastes pour des interviews et des reportages. Cela conduit évidemment à une forme de critique plus molle et diluée.
Je ne pense pas que ce soit à moi de juger de notre place dans un quelconque paysage. Je crois que ce que fait Another Gaze s’éloigne sensiblement des autres publications sur le cinéma, et cela est en partie dû au fait que nous n’avons pas de financement significatif et que la revue est dirigée par une équipe de deux personnes. Missouri et moi nous nous envoyons souvent des articles et sommes toujours en train de débattre ou de remettre en question l’objectif de la critique aujourd’hui. Comme nous avons toutes les deux un autre emploi et que nous avons des moments de désespoir total quant à la valeur de ce que nous faisons, l’historique de la publication a été incroyablement erratique, irrégulier et plein de trous. Par ailleurs, je pense que la critique littéraire est la seule forme de critique au Royaume-Uni qui soit encore en assez bon état : la London Review of Books et la New Left Review sont toutes deux d’importantes publications de gauche et cette dernière a récemment commencé à publier des critiques de films.
Il y a peu, le top des meilleurs films de tous les temps organisé par Sight and Sound a sacré Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles en première position, mais on peut se demander ce que cela signifie vraiment. Cette mise en lumière du film de Chantal Akerman ne joue-t-elle pas le rôle d’une « caution féministe » ?
Je n’ai pas suivi tous les débats sur Twitter, que j’ai trouvés déprimants. J’ai entendu dire qu’en France et en Belgique, la victoire avait suscité un tollé. Compte tenu de la situation du monde anglophone en termes de politique identitaire, je pense que les critiques masculins aux États-Unis et au Royaume-Uni devaient au moins paraître un peu plus accueillants devant ce « changement ». J’ai ri quand j’ai lu Peter Bradshaw écrire qu’il était « grand temps » qu’une femme remporte le scrutin – on ne l’aurait pas deviné en lisant ses critiques au fil des décennies.
Sight and Sound attribue cette victoire à l’élargissement de la liste des votants pour inclure davantage de femmes et de personnes de couleur. Je pense que c’est plutôt dû au fait que chaque homme a inclus le film d’une femme, soit Jeanne Dielman, ou peut-être Beau travail de Claire Denis. Je trouve incroyablement déprimant qu’Akerman soit utilisée comme une marque de vertu pour légitimer une pratique stupide (l’établissement de listes) et une publication, Sight and Sound, qui ne pourrait pas être moins radicale. Il est évident qu’Akerman a toujours rejeté ce qu’elle appelait la « ghettoïsation » : elle ne voulait pas être définie en tant que féministe, femme cinéaste, lesbienne ou juive. Elle a rejeté les invitations des festivals de films pour femmes et pour homosexuels. La tragédie de la mort d’Akerman a sans doute contribué à cette vénération, mais de son vivant, elle était sous-estimée et a dû se battre pour faire financer et distribuer ses films. Et aujourd’hui encore, les gens se battent pour récupérer les miettes de son héritage. Le fait que davantage de personnes puissent désormais voir Jeanne Dielman (et, espérons-le, dans de bonnes conditions) est un résultat positif. Ce sondage ne fait par ailleurs que confirmer le statut de Sight and Sound comme pilier d’une critique axée sur la consommation des œuvres.