Comment va la critique de cinéma (et où va-t-elle) ? Telle est la question qui structure souterrainement cette série, baptisée « perspectives critiques », dans laquelle nous allons à la rencontre de confrères et de consœurs pour discuter de leur regard sur la critique, de leur rapport à l’écriture, de l’intrication entre leur travail et leur cinéphilie… Par petites touches et paroles qui se font écho, ces entretiens auront par ailleurs vocation à dresser entre les lignes un bref état des lieux de la critique contemporaine. Troisième invitée : Occitane Lacurie, chercheuse et membre du comité de rédaction de Débordements.
Josué Morel : Occitane, tu fais partie des nouvelles voix de Débordements, qui fête bientôt ses dix ans. Il me semble que l’une des spécificités de la revue est sa façon d’envisager la critique de cinéma comme une pratique à la fois parallèle et complémentaire de la recherche universitaire.
Occitane Lacurie : J’ai l’impression qu’il y a aujourd’hui dans la critique beaucoup de gens qui viennent du milieu de la recherche, parce qu’ils ont le temps d’écrire, de voir des films… Cela fait partie de notre travail. Ce qui colore, en retour, l’exercice critique de pratiques issues de notre champ : peut-être un goût plus prononcé pour les notes de bas de page, une approche forcément plus universitaire dans le style mais aussi dans la manière de nous positionner par rapport aux films, etc. Je pense que ces deux champs sont de plus en plus poreux. À Débordements, on est beaucoup à avoir fait ou être en train de faire une thèse. Il n’y a pas de critique vraiment « professionnel·le », même si nos profils sont différents. Nous avons donc tous·tes des rapports différents à l’écriture. Pour moi qui fais de la recherche, c’est une sorte de sas. J’écris beaucoup plus vite, ce n’est pas la même temporalité que l’écriture universitaire. Pour d’autres membres de la revue, la critique constitue aussi une manière de rester en contact avec le cinéma.
J. M. : La critique est au fond à la croisée de trois voies, la littérature, le journalisme et l’écriture scientifique, qui est généralement un peu le parent pauvre de cette équation. Mais pas à Débordements, où l’on sent, même si l’écriture est différente, la trace d’une pratique universitaire. Ce qui n’est pas forcément le cas d’une revue comme Positif, animée certes par de nombreux chercheurs, mais qui s’expriment en tant que critiques, en adoptant une langue très éloignée de leurs travaux académiques. J’ai l’impression que Débordements travaille, même involontairement, un ton plus hybride. Je pense par exemple aux traductions que vous publiez, ce qui n’est pas vraiment quelque chose que l’on trouve dans les revues classiques.
Mahaut Thébault : Trafic traduit des textes, tout de même.
J. M. : C’est vrai, mais Trafic constitue justement aussi un espace intermédiaire, certaines plumes de Débordements y collaborent d’ailleurs également. Les deux revues me semblent cultiver chacune à leur manière un entre-deux, en accueillant autant des critiques que des chercheurs ou encore des écrivains, dans le cas de Trafic.
O. L. : Trafic a plus encore que nous un statut étrange, qui a fort à voir avec la manière dont sont structurées les études cinématographiques et l’Université. C’est-à-dire qu’en France, il existe très peu de revues scientifiques de cinéma à comité de lecture, comme cela peut être le cas en lettres. Du coup, Trafic est devenu petit à petit un espace pour des articles scientifiques. Alors qu’il n’y a pas vraiment de comité de relecture, au sens scientifique du terme, c’est-à-dire avec une anonymisation des textes. J’ai l’impression que notre rubrique « Recherche » à Débordements a un peu aussi cette image-là, paradoxalement. On essaie d’être rigoureux·ses, on fait deux relectures, mais il ne s’agit pas des méthodes complètement universitaires.
J. M. : Parce que ce n’est pas un cadre scientifique.
O. L. : Oui voilà, même si nos relectures sont constructives. Donc du coup, on nous envoie souvent des textes de recherche en études cinématographiques. Concernant les critiques, ce ne sont pas nécessairement toujours les mêmes personnes qui nous envoient les textes et notre rubrique « Note » crée une sorte d’espace intermédiaire entre les deux, accueillant des formes très variables. Comme par exemple des textes de chercheurs ou de chercheuses qui ne relèvent pas vraiment de la critique mais qui ne sont pas non plus des textes universitaires, ou qui tiennent même carrément du texte de création. Par exemple, on a publié un poème de Nicolas Klotz sur Le Livre d’image.
M. T. : Est-ce que dans les articles que tu relis, tu ressens parfois une sorte de scission entre un langage qui serait plus universitaire et un autre, plus critique ou cinéphile ?
O. L. : Cela dépend, mais c’est vrai que j’ai parfois du mal à juger parce que moi-même, je ne me rends pas toujours complètement compte de la direction que je prends. Le fait que l’écriture critique soit plus ramassée force à prendre un peu plus de risques et à écrire au fil de la plume, là où la recherche implique de relire, d’étoffer la bibliographie, de découvrir une autre référence, etc., ce qui alourdit progressivement le texte. Ce n’est pas forcément négatif, mais ce ne sont pas les mêmes objectifs formels. Alors que j’ai l’impression que, lorsque je relis des universitaires, il y a un besoin de s’appuyer sur d’autres choses. Je sens une forme d’inhibition créée par l’habitude de la recherche.
Polarisation
J. M. : Tu es également chargée de cours à l’université. J’aimerais aborder un sujet dont me parlent souvent des collègues de Critikat y travaillant : il semblerait que les jeunes étudiants en cinéma s’intéressent beaucoup moins à la critique, qu’il y a une forme de fracture qui s’est peu à peu installée. En tout cas, il n’y n’aurait plus la même émulation, la même excitation à lire de la critique et à potentiellement en écrire.
O. L. : En fait, la fac a peut-être eu un coup de retard sur ce terrain, mais il y a de plus en plus de cours consacrés à la critique. Claire Allouche va donner un cours en licence à Paris 8, j’en donne un autre en M2 qui s’inscrit dans un cursus davantage consacré à l’industrie culturelle et la communication et Romain Lefebvre en donne un à l’ENS de Lyon.
J. M. : Il y a des cours de critique, mais est-ce que la rencontre avec la critique se fait forcément à la fac ?
O. L. : Oui, c’est une bonne question. J’ai l’impression que des étudiants s’intéressent au cinéma et peuvent lire de la critique en ligne pour s’informer, mais sans forcément prendre conscience qu’ils tombent sur le site d’une revue. C’est-à-dire qu’ils vont d’abord chercher quelque chose de précis et de fil en aiguille vont explorer la revue concernée. Mais il y aussi une question : les médiums changent, personnellement, avant de lire des revues, j’allais davantage sur YouTube ou Dailymotion regarder les vidéos de Karim Debbache, par exemple. C’est ainsi que j’ai commencé à être au contact de discours sur le cinéma, et j’ai l’impression que les étudiant·es qui se projettent dans la critique vont d’abord sur YouTube.
J. M. : C’est intéressant, parce que cela implique aussi une transformation des rencontres possibles entre les cinéphiles et la critique par rapport à il y a encore une poignée d’années. Corentin Lê, le rédacteur en chef adjoint de Critikat, m’a rapporté il y a quelques mois quelque chose d’à mon avis très signifiant : son petit frère lui expliquait ne pas utiliser de navigateur Internet comme Firefox ou Google Chrome, mais passer directement par des applications fermées, comme Instagram où il n’est pas possible de publier de liens – et pour cause : le but n’est pas que les usagers s’en aillent. C’est la même question au fond pour YouTube : est-ce qu’on peut passer aussi facilement qu’avant, grâce aux recommandations et aux commentaires, d’une vidéo à une revue, qu’elle soit en ligne ou physique ? À titre d’exemple, j’ai commencé à m’intéresser activement au cinéma en consultant des forums. Ce n’était pas « mieux » que YouTube, mais on pouvait y trouver des liens, des renvois vers d’autres sites, etc.
O. L. : Moi j’étais aussi beaucoup sur SensCritique.
J. M. : SensCritique, c’est un peu la même chose, il s’agit d’un espace fermé sur lui-même qui ne renvoie pas à des revues. Il y a eu quelques tentatives de lier les deux, comme Chronicart, qui mettait le début de ses textes et des liens vers leur site, mais en fin de compte personne n’a vraiment investi l’outil.
O. L. : Mais il y a tout de même des débats et des membres, que tu peux « suivre », qui écrivent de petits textes.
J. M. : Certes, mais cela participe aussi d’une confusion entre la cinéphilie et la critique. Exemplairement sur SensCritique, tu suis des « éclaireurs » dont la plupart n’écrivent rien, mais notent des films. Le site présente toutefois d’autres intérêts, c’est utile pour découvrir des œuvres, ou pour sentir la « température » dans la réception d’un film. On y trouve des cinéphiles très intéressants à suivre.
O. L. : Oui oui, clairement. Après, j’ai quelque part l’impression qu’à Débordements, et potentiellement vous aussi à Critikat, ou en tout cas les revues en ligne comme les nôtres, nous sommes un peu coincés entre deux époques. On reste attachés à la forme de la revue, bien qu’il ne s’agisse pas des revues papier. On reste attachés au texte, on prend le temps de produire quelque chose avec une sorte de conscience historique de la critique et une logique de groupe, de rédaction, quelque chose d’un peu hérité de l’histoire du journalisme et de la critique, tout en privilégiant une forme en ligne. Alors que la tendance générale est au micro blogging, sur Twitter et Facebook…
J. M. : C’est juste, et en même temps on assiste aussi à une tendance inverse, celle du retour en force du goût pour le papier. Depuis quelques années, j’ai l’impression que les nouvelles revues émergentes tendent, à quelques exceptions près, vers la forme du Mook. Ce qui a donné des tentatives intéressantes et hybrides, comme feu Carbone, mais aussi des objets jouant sur le fétichisme des cinéphiles (le goût de la belle couverture, d’un papier élégant) qui floutent, même involontairement, la frontière entre une approche critique et une approche cinéphile, ce qui encore une fois n’est pas tout à fait la même chose, sans poser de jugement de valeur. On trouve par exemple très peu de textes négatifs dans ces publications.
O. L. : À mon avis, ce sont des magazines qui se déguisent en revues. Je suis complètement d’accord sur cette idée du retour au papier, d’un fétichisme, mais ça témoigne tout de même d’une polarité. C’est-à-dire que la situation est désormais la suivante : on a majoritairement soit du « contenu » sur des plateformes, soit du papier. Et nous, on se trouve au milieu du gué : pas de papier, mais des textes critiques. Cela fonctionnait bien à un moment, notamment parce que les algorithmes des réseaux sociaux produisaient un effet d’enchaînement, à une époque en plus où il n’y avait pas de contenus « natifs » sur les applications, avec un « YouTube cinéma » peu développé.
J. M. : C’est très vrai. Les règles de diffusion ont eu un impact sur ce type de publications intermédiaires. J’ai d’ailleurs cru comprendre que certaines professions (graphistes, artistes, plasticiens, etc.) sont en train de connaître une situation similaire au journalisme sur Instagram, qui a modifié ses algorithmes pour privilégier des vidéos courtes, sur le modèle de TikTok.
O. L. : Des médias comme les nôtres ont pu être utiles d’une certaine manière à une époque pour les réseaux sociaux, en créant, entre guillemets, de « l’engagement », mais la stratégie n’est plus la même, désormais il faut inciter les utilisateurs à rester sur une même plateforme. C’est là que se joue la polarisation. C’est comme entre le vinyle et les gens qui streament de la musique sur Spotify. Dans cette analogie, on serait l’équivalent de Bandcamp ! Ce que je veux dire par là, c’est qu’il y a une polarisation entre des gens qui vont lire du contenu uniquement sur des plateformes ou directement sur les réseaux, et ceux qui vont acheter un objet fétichisé. Au fond, on demande à nos lecteurs de prendre un chemin qui n’est plus trop emprunté par les internautes.
J. M. : C’est extrêmement intéressant, parce que cela revient au fond à faire coïncider l’étiolement des revues en lignes avec la menace qui pèse sur le web 2.0, soit l’apparition d’un Internet fermé, composé d’une poignée d’applications.
Critique et féminisme
M. T. : Évoquons aussi un autre aspect de tes articles qui articulent, pour dire rapidement les choses, militantisme et critique. Tu as couvert ce qui s’est passé à La Clef, tu as aussi parlé du Navire Argo… Pour toi, ce genre de lieux d’où émergent des pratiques alternatives de distribution et d’exploitation des films pourraient permettre l’émergence d’une « autre histoire du cinéma », une histoire plus inclusive, parallèle ?
O. L. : Je crois que oui. Au-delà de cette question, il me semble qu’il y a aussi un problème dans la critique en général, c’est qu’avant, les journaux et revues affichaient des tendances politiques marquées. Par exemple, Positif a un passé trotskiste. C’était identifié et identifiable, il y a un texte de Michele Firk sur les différents courants politiques des revues critiques. Aujourd’hui j’ai l’impression qu’il y a une espèce de nivellement : dans l’absolu, les revues contemporaines ont des valeurs de « gauche », même si on a pu lire des choses un peu bizarres au moment des gilets jaunes. C’est un peu dépolitisé ou alors quand cela se repolitise, on obtient Transfuge avec des positions franchement réactionnaires sur certaines questions.
J. M. : Je suis d’accord, mais il faut tout de même préciser qu’il existe aussi quelque part une tradition de droite dans la critique française qui a pu donner des textes passionnants. Jusqu’à mai 68, les Cahiers se distinguent par exemple nettement de titres contemporains ouvertement à gauche mais qui avaient le tort, à leurs yeux, de considérer les films comme de simples supports à des lectures politisées. Et puis il y a le cas des mac-mahoniens.
O. L. : Oui, les Cahiers jaunes étaient à mon avis une revue de droite, au moins c’était assez clair. Aujourd’hui, j’ai l’impression que la dimension politique relève plus du folklore.
J. M. : J’aimerais revenir, en lien avec ces questions, sur l’essai-vidéo que tu as consacré, en juin dernier, à trois critiques de cinéma, Michèle Firk, Geneviève Sellier et Ginette Vincendeau. Tu commences notamment par évoquer avoir ressenti un malaise en revoyant les films de Godard. Partons peut-être de là pour poser la question de l’intrication entre la critique et les cultural et gender studies, qui pose problème dans le champ de la critique traditionnelle héritée des Cahiers. Tu fais mention notamment d’un critique (que tu choisis de ne pas nommer) qui illustre une forme de schizophrénie : si cette tradition critique s’autorise tout à fait à mobiliser une lecture marxiste pour rendre compte des films, c’est toutefois une autre paire de manches lorsqu’il s’agit du féminisme.
O. L. : Tout à fait. Sur la question du « malaise », je crois que c’est un sentiment volontairement suscité dans Le Mépris, À bout de souffle ou Charlotte et son Jules. Dans la vidéo que tu évoques, j’utilise un extrait où une critique explique que Godard ressemble à un adolescent dont le plexus solaire serait noué, je pense qu’il y a vraiment de ça. Il y a un bouquin qui vient de sortir, que je n’ai pas encore lu, qui s’appelle Le Style réactionnaire : c’est d’abord une question de style et d’esthétique, il y a une esthétique réactionnaire et c’est aussi une question d’esthétique que de le dire. Pour cet essai, j’ai notamment convoqué beaucoup d’extraits d’un autre film de Godard qui est Tout va bien, dans lequel justement il reprend des bouts du Mépris en les parodiant lui-même ; il réemploie ses propres images et figures de style pour s’en moquer. Là aussi, c’est une question d’évolution et de prise de conscience d’un style qu’il a mis au point avec l’équipe des Cahiers à un moment donné où ils se rêvaient eux-mêmes en critique du XIXe siècle, façon Rubempré – une critique romantique qui à la fois doit se complaire dans une posture blasée et en même temps exaltée, qui déteste le capitalisme mais sur un mode réactionnaire ou antimoderne. C’est une constellation de sens et de références qui sont affichés dès le début dans les Cahiers et dont il faut comprendre qu’ils ont influencé notre manière d’approcher le cinéma et la critique. Le fait de fétichiser ça de manière premier degré, de façon aveugle, aboutit à la reproduction de tropes un peu conservateurs. J’ai l’impression qu’il y a une réaction un peu affective à leur remise en cause. Pourtant, les questions de politique et de représentions, ça n’est pas nouveau, ça ne sort pas de nulle part. Geneviève Sellier, qui a travaillé sur les courriers des lectrices de certains magazines plus populaires de cinéma des années 1960, a montré que cela préoccupait beaucoup les spectatrices. Les questions de représentations s’inscrivaient alors pleinement dans l’esthétique, jusqu’à un certain point. Le fait d’élever le corpus des Cahiers au stade de textes universitaires, ou en tout cas presque scientifiques, a expurgé une partie de la question matérielle alors qu’en fait, ce n’était pas forcément absent de la pensée française à ce moment-là.
J. M. : Je relie cette vidéo à l’article que tu as écrit après les César de 2021. Tu as des mots très durs, mais à mon avis pertinents, pour évoquer le malaise et la fatigue suscités par un certain conservatisme, voir une posture réactionnaire d’une partie de la critique sur la question des abus sexuels et des questions de représentations, de distinctions parfois arbitraires entre l’œuvre et l’homme, etc. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit de problèmes pour lesquels on n’a pas toujours de réponses simples. Par exemple, que faire des films de Polanski ? Comment en parler ? Comment plus largement peut-on conjuguer aujourd’hui esthétique et gender ou cultural studies ? Je prends un exemple : en 1988, Tania Modleski pouvait écrire Hitchcock et la théorie féministe (d’ailleurs préfacé par Geneviève Sellier), qui concilie, de manière parfois très convaincante, une approche esthétique et socioculturelle. Mais aujourd’hui, avec ce que l’on sait désormais d’Hitchcock, notamment son rapport en privé avec les actrices, un tel ouvrage serait-il encore possible ? On sent qu’une forme de gouffre s’est créé sur ces questions – on revient à l’idée d’une polarisation –, sur la notion même d’esthétique.
O. L. : Moi je pense que l’on peut parler de tout, mais je suis attachée au fait de parler des choses d’une certaine manière. C’est sans doute une question de formation politique, c’est-à-dire que j’aime avoir une approche matérialiste des choses. Les conditions de production de cette chose, d’un style, d’une esthétique, d’un film.
J. M. : C’est compliqué parce que l’on peut aussi considérer que les films développent parfois leur vie propre, en dehors d’un seul geste créateur. Prenons le cas de J’accuse, que j’ai couvert pour Critikat : je partais des déclarations de Polanski, du parallèle qu’il tissait entre Dreyfus et sa propre figure, mais en pointant qu’il me semblait que quelque chose dans le film échappait au discours évidemment contestable de Polanski, qui fait que l’on peut quand même s’intéresser à l’objet, sans être dans un rapport d’admiration ou de célébration du cinéaste.
M. T. : En fait, je pense que l’existence propre d’un film, ça n’existe pas.
J. M. : Je n’en suis pas certain, je pense qu’un film peut échapper à un contexte de production ou aux intentions de son auteur. Je ne dis pas que c’est systématique ou qu’il faut nier ces questions, et de toute façon d’autres se posent. Exemplairement sur Polanski, il y a aussi le cas de sa rétrospective à la Cinémathèque, et de la défense de son cas en plaidant une séparation de l’homme de l’artiste. Mais comment dissocier les deux quand la figure de Polanski lui-même, dans un plan du Locataire, illustrait la rétrospective sur le site de la Cinémathèque ? Et plus largement, peut-on pleinement dissocier l’un de l’autre quand le principe même de la politique des auteurs consiste à associer un artiste aux films qu’il réalise ? Ce sont des questions complexes parce qu’il y a aussi ce que l’on fait des films : dans le cas présent, peut-on parler de J’accuse, au-delà du cas Polanski, qu’il faut bien sûr évoquer ? Je n’ai pas de réponse claire et j’ai l’impression qu’on a tous, les critiques, un peu tâtonné au moment de la sortie du film.
O. L. : C’est à mon avis totalement possible de dire que des choses échappent à Polanski à l’intérieur de J’accuse, mais il faut sûrement en passer par le contexte de production du film, le climat autour de Polanski, le contexte social… C’est là aussi où il me semble passionnant d’écrire un ouvrage comme celui qui vient de paraître sur le style réactionnaire, car c’est une manière de réfléchir sur les conditions d’émergences dudit style. Pour le cas de J’accuse, je trouve personnellement qu‘il y a une grande finesse dans la stratégie déployée par Polanski à travers le film, notamment dans le fait de prendre ce moment traumatique de la mémoire collective française tout en faisant un appel du pied à la nébuleuse du Printemps Républicain, tout en jouant sur une potentielle ligne de défense sur l’antisémitisme, qui est suggérée mais à peine voilée, tout en inscrivant dans le premier dossier de presse un certain nombre d’éléments qui pointaient dans cette direction, pour ensuite les retirer, etc. Tout cela est intéressant à analyser. C’est après avoir fait ce travail qu’on peut dire qu’effectivement il y a peut-être des choses qui échappent à Polanski, voir comment le film fonctionne ou ne fonctionne pas. Est-ce qu‘il se retourne contre la personne qui l’a fabriqué ? Mais il me semble que la position de principe qui est dire « non, ici on est là pour parler de cinéma », comment dire…
J. M. : Oui je suis d’accord, on ne peut pas faire abstraction de ces questions.
O. L. : Il me semble que les films sont des objets sociaux, on n’a pas trop le choix.
J. M. : Un autre nœud se présente toutefois pour la critique, le fait même de voir ou non le film et d’en rendre compte. Qu’un spectateur ou une spectatrice dise ne pas vouloir voir un film de Polanski, cela les regarde, c’est une question intime et j’ai le sentiment que la critique n’a pas à se mêler de ça . Mais la critique n’a‑t-elle pas par ailleurs un « devoir » de rentre compte des œuvres ? Libé a fait un dossier intéressant, qui ne faisait pas mystère qu’il était compliqué de se confronter à J’accuse. On est obligé dans le cas présent de parler des accusations de Polanski, ne serait-ce que parce qu’il a lui-même tissé un lien entre lui et Dreyfus. Mais est-ce qu’on doit pour autant commencer chaque critique de ses films par la chronologie de ce qu’il lui est reproché ? On pourrait parler aussi d’autres cas, comme celui de Victor Salva, condamné pour pédophilie.
O. L. : Oui, mais dans ce cas précis, Polanski met lui-même en scène, dans le film et médiatiquement, son passé judiciaire. C’est à dire que, dans les faits, le film n’est pas que le film. Après, effectivement, c’est difficile, ou alors il ne faut pas en parler sur le moment et attendre six mois, un an, avant d’en rendre compte. Cette question de l’auteur nous met de toute façon dans une condition toujours hyper interpersonnelle. Lorsque tu écris une critique, tu t’adresses indirectement à un auteur ou tu lui réponds. Sur ce point, je me dis que la recherche peut prendre le relais. On peut en parler, y réfléchir, mais on ne peut pas non plus mettre dans le placard ces questions qui sont aussi le fruit de rapports de domination. Cela me paraît trop compliqué et on en revient à cette question de malaise. C’est aussi de cette façon que l’histoire de la culture exclut ou inclut. J’ai tendance à me dire que, parfois, il faut faire le deuil de certaines choses…
J. M. : Il y a aussi le fait que la critique de cinéma est un milieu essentiellement masculin – on reçoit d’ailleurs très peu de candidatures féminines à Critikat. Non seulement le ratio de femmes reste très faible, mais il y a la question d’un sentiment d’illégitimité qui participe à entretenir un cercle vicieux.
O. L. : Jean-Loup Bourget après avoir vu la vidéo dont nous discutions, regrettait que Positif n’ait pas vraiment su s’ouvrir aux plumes féminines et liait la chose au traitement de la question Polanski. C’est effectivement un cercle vicieux : la critique étant un milieu d’hommes, tu te sens moins autorisée à développer certaines approches.
M. T. : Je pense qu’il y a plusieurs choses, déjà de la part des organes critiques, il y a un devoir actif d’aller chercher des critiques femmes. Il est très probable qu’une critique femme se sentira moins légitime. Ensuite, sur ces questions de représentations, je trouve que c’est simplement absurde de vouloir extraire le cinéma de ces questions puisque, on le sait, il est en partie façonné par les représentations qui ont cours dans la société, mais en retour les façonne aussi. Faire abstraction de ces questions serait prendre une équation à trois objets, en retirer un et penser pouvoir étudier l’ensemble.
O. L. : Je trouve que dans des revues anglaises comme Screen ou Sight and Sound, on réfléchit beaucoup plus à ces questions, là où il y a un rapport extrêmement épidermique à ce genre de choses en France. C’est peut-être lié à la muséification de la critique en France, il est plus difficile de remettre en cause certaines habitudes et pratiques.
J. M. : Pour finir, je voulais te demander ce que tu penses du cinéma de Céline Sciamma. Il me semble que c’est un cas intéressant, dans la mesure où il témoigne d’un écart sensible : Portrait de la jeune fille en feu, notamment, est un film référence pour beaucoup de jeunes cinéphiles, mais pas vraiment pour le gros de la critique de cinéma.
O. L. : Ah bien justement, il s’agit pour moi d’un film absolument central, d’ailleurs il figure dans la liste de mes films préférés pour Sight and Sound. Et je ne parle pas que de la qualité du film, je pense qu’avec Portrait on a assisté à un vrai moment historique, un moment d’histoire du cinéma. Je crois que c’est un film très important, pas forcément pour des questions de représentation, même si évidemment ce n’est pas rien d’articuler de la sorte un récit autour de trois femmes. J’en suis ressortie avec l’impression très forte de n’avoir jamais vu ça au cinéma, je vois mal à quel autre film je pourrais le comparer. Je n’avais jamais vu ces questions se déployer ainsi sur un écran. C’est à ce titre un film important, et le peu d’importance qu’en retour la critique a pu lui accorder, me semble justement très révélateur de tout ce qui sépare le champ de la critique des enjeux contemporains en termes d’images et de politique.