Comment va la critique de cinéma (et où va-t-elle) ? Telle est la question qui structure souterrainement cette série, baptisée « perspectives critiques », dans laquelle nous allons à la rencontre de confrères et de consœurs pour discuter de leur regard sur la critique, de leur rapport à l’écriture, de l’intrication entre leur travail et leur cinéphilie… Par petites touches et paroles qui se font écho, ces entretiens auront par ailleurs vocation à dresser entre les lignes un bref état des lieux de la critique contemporaine. Sixième invité : François Bégaudeau, écrivain et critique de cinéma.
François Bégaudeau, vous vous inscrivez dans une vieille tradition, dont vous êtes l’un des derniers représentants : celle d’écrivains qui font, par ailleurs, de la critique.
C’est vrai qu’il existe une lignée d’écrivains-critiques. Je ne sais pas si c’est spécifique à la France, je ne connais pas assez bien le champ critique étranger… Le cœur de mon travail, c’est d’écrire des bouquins, mais il se trouve que j’ai toujours continué, au fil des années, à faire de la critique de cinéma. J’aurais pu arrêter mille fois, mais la possibilité de m’exprimer à travers un support s’est à chaque fois présentée. Lorsque je me suis fait virer de Transfuge, je me suis dit : « Voilà, ça y est, c’est fini, et quelque part, c’est bien. » À un moment donné, j’ai arrêté de jouer au foot avec les copains, comme j’ai arrêté aussi d’aller en boîte de nuit. À 48 ans, j’allais donc arrêter la critique, ce qui m’aurait permis de me consacrer exclusivement à l’écriture de mes essais et de mes romans. Et puis, malheureusement (sourire), « l’homme qui n’a pas de prénom » [NDLR : l’acolyte de François Bégaudeau dans le podcast La Gêne occasionnée] est venu me chercher. C’est un peu comme dans les polars, où les hors-la-loi qui veulent décrocher sont relancés pour un dernier braquage.
Et quelle place la critique occupe-t-elle au sein de votre activité littéraire ? Constitue-t-elle un à‑côté ? Une forme de gymnastique intellectuelle ?
Lorsque j’avais vingt ans, je savais déjà très bien que je voulais écrire des romans, mais par ailleurs, mon autre passion, c’était la critique de cinéma. J’avais très envie d’écrire et il se trouve que des circonstances relativement chanceuses m’ont permis de suivre cette voie – notamment la rencontre de Thierry Lounas et d’Emmanuel Burdeau dans les années 1990 [NDLR : avec lesquels Bégaudeau collabora aux Cahiers du cinéma puis cofonda Capricci]. Et c’est resté, d’abord parce que ma passion pour le cinéma demeure intacte, ou en tout cas l’intérêt très puissant que je porte à cet art. Il y a quelque chose qui m’a toujours beaucoup plu dans le cinéma, notamment lorsque je faisais des études de lettres et que je m’étais engagé dans le sillon assez classique de hypokhâgne-khâgne-agrégation : sans constituer une ligne de fuite en dehors de l’université, car il était déjà très académisé et intellectualisé, le cinéma restait le lieu où l’on retrouvait le monde et la possibilité de parler de films avec n’importe qui. La critique française a tout de même cette singularité – qui la rend assez admirable – de n’avoir jamais vraiment voulu privilégier tel ou tel pan du cinéma au détriment de l’autre. Les Cahiers défendaient, comme on le sait, l’avant-garde rossellinienne et Hitchcock, considéré à l’époque comme un faiseur, et que Bazin n’aimait d’ailleurs pas beaucoup. Je pense que ce qui fait la beauté de la critique de cinéma française tient notamment à l’absence d’un snobisme qui consisterait à ne parler, disons, que de Godard, tout en refusant d’écrire sur Tony Scott, pour prendre un cinéaste d’action que j’aimais beaucoup à une époque. Le cinéma pour moi représentait ça : quand on parle d’un film, on fait partie d’une sorte d’agora, d’autant plus que le politique irrigue en permanence les discussions. C’est pour cette raison que j’ai toujours voulu garder un pied là-dedans, comme si cela revenait au fond à garder un pied dans bien d’autres choses que le cinéma ; c’est aussi une manière de vivre avec son temps. Après, il faut dire quelque chose de plus prétentieux, mais sans avoir peur de le dire : on persiste aussi dans une voie dans laquelle on se sent du talent.
C’est intéressant : si l’écriture reste une activité fondamentalement solitaire, vous associez le cinéma et la critique à une logique toujours collective.
Ce serait disons la version microcosmique de ce j’expliquais plus généralement : en effet, la cinéphilie a toujours été une affaire de bande. C’est exemplairement le cas de la bande des Cahiers des années 1950, avec ce que cela comporte au fond d’un peu grotesque, de genré, de masculin – d’ailleurs on allait voir à l’époque des films de cowboys. Il y a un passif, je ne dirais pas misogyne, mais phallocentré de la critique de cinéma.
Je me souviens d’une émission du « Cercle », en 2007, consacrée au premier Halloween de Rob Zombie, où vous teniez un discours similaire, voire encore plus radical, en tressant une analogie entre la séance à laquelle vous aviez assisté, constituée d’un public exclusivement masculin, et un concours de masturbation entre adolescents.
Ce serait disons la version « hardcore » et insupportable de cette tendance. Là, on atteint la limite dans le consentement que je peux avoir vis-à-vis de l’entre-soi masculin de la cinéphilie – qui est toutefois beaucoup moins masculine aujourd’hui. Mais le côté niche entre mecs, en train de regarder des femmes se faire étrangler, c’est une chose pour laquelle j’ai toujours eu, je dois le reconnaître, un certain mépris. Je suis bien obligé de le dire, par honnêteté.
Au risque de casser la logique de la cinéphilie décloisonnée et qui passerait indistinctement d’un objet à l’autre.
Les cloisons, c’est terrible dans l’art, de manière générale, mais il est bien normal que l’on ait des formes d’axiomes préférentiels. J’en ai et je ne m’en cache pas, mais il me semble toujours intéressant de rester disponible, en tant que spectateur critique, plus encore que comme amateur, à toutes les formes et visions esthétiques du cinéma. Les niches, c’est autre chose. Je trouve triste qu’il existe des personnes se spécialisant, comme par exemple c’était le cas à une époque, dans le cinéma hongkongais, mais qui ne daigneraient jamais regarder un Rohmer. On peut être sectaire conceptuellement et théoriquement, ce qui peut m’arriver, mais être sectaire comme spectateur, ça, j’ai vraiment du mal. Je crois qu’il faut toujours essayer d’aller regarder les choses. Je vais voir par exemple les films Marvel, même si je sais bien que je ne vais pas les aimer, mais je me renseigne, pour voir comment c’est fait.
C’est un bon exemple : les films sont rarement convaincants, mais il y a parfois une scène, un plan, un élément qui justifie d’avoir fait le déplacement.
Tout à fait. De toute façon, il y a toujours matière à penser dans un film.
Et dans le même temps, vous avez des objets de prédilection très précis. Exemplairement, je ne vous ai jamais lu ou entendu à propos d’un Marvel. Cela suscite peut-être un plaisir cinéphile, mais pas critique.
Oui, c’est vrai. C’est bien pour cela que je parlais de plaisir de « spectateur ». Il s’agit de continuer d’aller au moins voir les choses… Après, effectivement, comme je le disais, on persiste dans un domaine où on a du talent ; il y a des objets sur lesquels je me sens moins talentueux. Je suis peut-être un moins bon spectateur de Marvel que d’un autre cinéma, que j’ai l’impression de « bien voir ». C’est une expression qu’avait Emmanuel Burdeau à une époque. Parfois, on sortait d’une projection, et il me disait : « Je crois que j’ai bien vu le film. » Je me moquais un peu de lui, en lui demandant ce que cela voulait dire, mais je crois qu’il avait en fait raison : il y a des films que l’on voit bien, et d’autres que l’on voit un peu moins bien – inutile donc de leur consacrer un geste critique, puisqu’on n’a pas grand-chose d’intéressant à dire à leur sujet.
Et cela tiendrait à quoi, de « bien voir » un film ?
Par exemple, je viens de voir Pacifiction. Je m’attendais évidemment à aimer, car cela fait longtemps que j’admire Serra, mais j’ai eu tout de même l’impression de comprendre exactement ce à quoi j’avais affaire, d’être en totale connexion avec Albert Serra faisant ce film. Ce qui n’était pas nécessairement le cas avec les précédents, que j’aimais beaucoup, mais où des choses m’échappaient – j’aimais bien, d’ailleurs, que cela m’échappe. Or là, je trouve le film totalement simple et lumineux. Il me semble, pour dire une banalité, qu’il y a des genres ou des modalités esthétiques avec lesquels on « connecte » mieux. Je pourrais au fond faire une « Gêne » sur un Marvel, mais est-ce que cela serait passionnant ?
Ceci dit, il est dommage que la critique se désintéresse de ces objets-là.
C’est vrai. Mais peut-être aussi, à la décharge des critiques, que cela tient à une intuition à mon avis juste, même si elle mériterait d’être analysée : au fond, on est passé avec les Marvel dans autre chose, une sorte de post-cinéma, qui n’appelle pas des opérations critiques. Il faudrait peut-être acter un jour théoriquement cette idée.
Et la définir précisément, aussi.
Personnellement, je partirais des acteurs. J’en avais déjà parlé à propos de certains objets hollywoodiens récents : j’ai l’impression qu’il s’agit d’un cinéma qui n’a plus forcément besoin d’acteurs. Ce qui constitue tout de même une sacrée rupture pour un art qui, pour le meilleur et pour le pire, s’est d’abord constitué autour de l’acteur. Il y a encore des corps, des présences, mais les acteurs n’en restent pas moins complètement interchangeables. On ne sollicite ni le savoir-faire singulier d’un acteur en particulier, sur lequel le film s’appuierait, comme le fait Pacifiction, où Serra s’appuie sur Magimel, ni des acteurs simplement pour leur « gueule » – Serra le fait aussi, cf. son acteur attitré, Lluis Serrat, qu’il pose là, dans certains plans [NDLR : Bégaudeau développe cette question dans l’émission de La Gêne occasionnée consacrée à Pacifiction]. Bref, tout cela pourrait être pensé, mais je crois que la critique a au fond raison, d’une certaine manière, de sentir qu’elle n’est pas la destinataire de ces films. Il faut peut-être admettre que quelque chose s’achève de ce côté-là. Ce sont eux, ces films, qui nous disent en permanence qu’ils n’ont pas besoin de nous, les critiques. Je ne dis pas ça pour être réac ; je ne crois pas du tout que le cinéma va mourir, ni la critique, d’ailleurs. Mais par contre, quand un objet vous dit à ce point qu’il n’a pas besoin de vous… Je pourrais en dire autant des séries, contre lesquelles j’ai la dent dure. L’une des choses qui m’inquiètent à leur sujet, et que j’ai entrevue assez vite, c’est qu’elles désarment le geste critique.
C’est très vrai. On peut s’en étonner, d’ailleurs : il semblerait que même au sein de la critique de cinéma, la forme est complètement reléguée au second plan quand il s’agit d’écrire sur les séries ; ce n’est pas qu’il n’y en a pas, mais on ne l’aborde pas, ou très peu.
Absolument. Mais je crois que les critiques concernés y sont bien obligés, d’une certaine manière, car on voit bien que l’on a affaire à une espèce de forme qui serait, du moins pour parler des séries dans leur ensemble, une non-forme définie par des standards. Ce qui désarmerait au fond la critique, c’est que tout est fait dans « la » série (en généralisant, car il y a bien sûr des exceptions), pour qu’on ne voit rien et qu’on ait même le temps de ne rien voir. L’autre problème qui la désarme, c’est que le gros des séries obéit à des logiques évolutives d’écriture qui sabotent ce qu’elles peuvent éventuellement d’abord mettre en place. Cela m’avait frappé notamment à propos de Breaking Bad, série sur laquelle j’avais écrit dans Transfuge : Walter White constitue au fond moins un personnage qu’une entité abstraite à laquelle on prête un ensemble de fonctions et d’affects pour répondre aux impératifs narratifs.
L’une des spécificités de la série tient au fait de voir des acteurs vieillir. Il faudrait peut-être l’envisager aussi sous cet angle : la série constituerait un espace où un acteur a le temps de jouer et d’investir un personnage, de le faire mûrir. C’est le cas, pour prendre un exemple canonique, des Sopranos.
Tout à fait. Lorsque les Sopranos sont arrivés, nous sommes plusieurs à avoir considéré que la série était en train de devenir un genre passionnant artistiquement. Les Cahiers n’auront d’ailleurs aucun retard à ce moment-là sur la question. Dès le début, Burdeau était en boucle sur Les Sopranos, c’est lui qui m’a incité à la regarder. Je suis totalement admiratif des Sopranos, de Six Feet Under, et de quelques autres séries de cette époque, qui portaient une promesse : nous qui aimons la durée, nous allions avoir de la durée. Et nous qui voulons des personnages, nous allions avoir des personnages. Et puis, on a vite déchanté. C’est peut-être le cas de tous les arts : il y a un grand moment d’émergence, avant que la forme s’académise et se standardise. La série, c’est fini – ce qui n’est pas grave, d’ailleurs. Le genre est revenu à ses bases : le feuilleton familial. Voir vieillir les acteurs, on avait ça aussi dans Dallas, dont j’ai été le contemporain et que je regardais enfant avec une gourmandise extraordinaire, sauf qu’à cette époque personne, pas un intellectuel en France, ni dans la critique de cinéma, ni dans la philosophie, n’aurait osé trouver Dallas intéressant autrement que comme symptôme, du reaganisme, par exemple.
Ce serait aussi une question de climat intellectuel : aujourd’hui, les chercheurs vont beaucoup plus naturellement travailler sur ces objets culturels considérés à une époque comme impurs.
Ils n’arrêtent pas de le faire, en effet, mais sur des bases sociétales. Pourquoi pas, mais on ne parle plus de cinéma.
Déplier
Revenons sur votre pratique de la critique. La Gêne occasionnée repose sur un format assez particulier, ne serait-ce que parce que vous y dépliez, pendant plus d’une heure, un seul et même film. Ce qui n’existe pas, et ne peut pas exister dans l’espace médiatique, surtout à l’heure où la critique de cinéma déserte la radio, comme c’est le cas notamment à France Culture. On y sent aussi un plaisir de l’oralité et de la joute, telle que vous pouviez aussi l’exercer à une époque pour « Le Cercle », l’émission de Canal+.
Plaisir de l’oralité, oui, mais plaisir du débat, non ! C’est bien pour cela que, lorsque « l’homme qui n’a pas de prénom » me propose de lancer l’émission, en partant du principe qu’il me tendra un micro et que je développerai mon truc en solo ou presque, j’accepte volontiers. J’ai quitté « Le Cercle » précisément parce que j’étais épuisé par cette brièveté qui me rendait malade et malheureux. J’aimais bien mes collègues du « Cercle », c’était très amical, mais je ressortais des émissions frustré de n’avoir pu parler que trois minutes du dernier Kechiche, par exemple. Au-delà du format très découpé de la télévision, la nervosité propre au débat ne me semble pas constituer le terrain idéal pour être le plus précis. D’autant qu’à l’époque, j’avais parallèlement énormément de place à Transfuge, où je prenais beaucoup de plaisir en tant qu’écrivain de cinéma. D’où le format de La Gêne… : on prend une heure pour avoir la possibilité d’être le plus précis possible, le plus proche de la matière du film. Mais il était clair dès le départ qu’il s’agirait d’une émission ni dialectique ni contradictoire : on ne parle de films que sur lesquels on est d’accord tous les deux. Il y a plutôt une dynamique d’ajustement réciproque : nos paroles respectives rebondissent sur celle de l’autre. Le débat critique, c’est très bien, mais il faut prendre le temps de déplier oralement ces idées. Je prends beaucoup de plaisir dans cet exercice oral, bien plus qu’à l’écrit. Car écrire un beau texte de cinéma, c’est dur, parfois. J’ai pris l’écrit par tous les bouts : j’ai écrit des chansons, du théâtre, des scénarios de BD et de films, des romans, des essais… Eh bien ce que je trouve toujours le plus difficile, c’est la critique de cinéma.
Et pourquoi ?
Si l’on veut vraiment rendre justice au film, en étant le plus juste, c’est-à-dire sans rien oublier, cela demande une grande minutie, et une grande acrobatie rhétorique pour tout tenir ensemble. C’est tout de même complexe, un film, d’un point de vue sensori-moteur. Arriver à tout faire rentrer dans un texte me paraît particulièrement ardu. La critique littéraire aussi est difficile, mais moins que la critique de cinéma, pour une raison très simple et technique, qui est celle de la présence de l’objet. Je peux citer une phrase d’un livre dont je fais la critique, contrairement à l’image, absente, et que je dois donc décrire. Or cela peut être laborieux de décrire un ensemble de plans. Ces questions se posent aussi lorsqu’on fait La Gêne…, mais l’oral autorise à balbutier, à approcher, même parfois approximativement, l’objet.
C’est l’une des forces de l’émission : on peut visualiser, en vous entendant, un plan ou une scène. Il y a quelque chose de l’ordre de la matière qui passe. Ce qui n’est pas si commun dans le champ de la critique.
Pour moi, le plus beau compliment que l’on puisse faire à un critique de cinéma consiste à lui dire qu’il est parvenu à mettre un peu de la matière d’un film dans ses phrases. Car j’ai une conception, je crois que cela se voit, très matérialiste du cinéma : il s’agit d’une matière, avant même d’être une forme. Il faut partir de là, de la matière. J’ai toujours pesté contre mes camarades critiques de ne pas être assez précis, d’être trop vite en survol.
D’où peut-être la difficulté que vous évoquiez avant : il faut aussi quelque part résister à une forme de pulsion littéraire lorsqu’on écrit une critique, en n’oubliant jamais que le film reste plus important que le texte.
Tout à fait. Je pense que lorsqu’on est dans une oralité un peu conflictuelle, ce qui va dominer, c’est d’avoir raison. Pas forcément d’être juste. Or, même quand je suis dur avec les films, j’ai envie d’être précis ; cela m’arrive pourtant de m’entendre parfois monter en généralité, de prononcer une phrase dont je sais, instantanément, qu’elle n’est pas juste. Rien n’est jamais parfait. Il n’y a pas une Gêne occasionnée qui soit irréprochable. Mais au moins, on essaie un peu. Cela fait longtemps que je me dis que la critique dans son ensemble est trop imprécise, même en lisant des plumes que je peux aimer ou admirer. Dernièrement, cela m’est arrivé sur Sans filtre. J’entends que l’on puisse ne pas aimer le film, mais quand bien même on détesterait les ambivalences d’Östlund et ce qu’il brasse, il faut parler de son sens du cadre, par exemple de cet extraordinaire champ-contrechamp du couple dans le restaurant, etc.
Bon, parlons donc d’Östlund, qui constitue il est vrai un cas intéressant. On a beaucoup de réserves sur ses films à Critikat, mais on leur reconnaît un talent pour déplier des situations, en travaillant une forme de burlesque dissonant. Sans être des östludiens purs et durs, on vous rejoindrait donc sur la première partie du film. Mais moins sur la dernière. À ce sujet, j’ai remarqué que, dans La Gêne…, l’évocation du segment insulaire se détache du reste : si vous étiez jusqu’ici très précis dans la description de la matière, vous parlez moins de mise en scène à propos de ce chapitre, mais davantage de la bascule des positions des personnages, sans forcément qu’elle soit inscrite dans une logique de composition et de découpage.
Oui oui, c’est vrai. C’est bien « entendu » de votre part. Je trouve en effet le passage sur l’île moins intéressant formellement, même si j’aurais pu décrire quelques plans admirables en particulier. Mais il est vrai qu’Östlund a besoin de circonscrire un espace pour être performant, c’est évident. Je pense qu’on a été nombreux, y compris parmi les gens qui adorent le film, à trouver la partie sur l’île moins forte, mais elle est aussi peut-être vécue comme moins forte en comparaison des deux premières. Reste qu’il y a encore beaucoup de scènes brillantes, comme la fin, où l’on découvre l’hôtel. Ensuite, soyons clairs : je pense que son meilleur film est Play et qu’il n’est pas impossible qu’Östlund, tout grand cinéaste qu’il soit, puisse être en déclin. Je dois dire même que je m’inquiète un peu à son sujet.
C’est étonnant car cela ne s’entend pas, dans l’émission.
Non, parce que c’est dialectique. C’est la première fois que je parle d’Östlund dans La Gêne…, je ne vais pas commencer par évoquer mes petits états d’âme à son propos. D’autant que je vois bien qu’il est attaqué par tout le monde, je commence donc par vouloir rappeler que c’est un très bon metteur en scène. Après, c’est de moi à moi : si je rencontrais Östlund demain, je lui dirais « Salut Ruben, j’aimerais bien que tu reviennes en Suède et que tu refasses Play ». Car à un moment l’argent, la notoriété et la visibilité l’entraînent, comme ça a d’ailleurs pu être le cas pour Tarantino, dans une logique de croissance, avec la perte de radicalité formelle afférente. Cela menace hélas beaucoup d’artistes qui obtiennent des récompenses ou une reconnaissance internationale et sont pris dans des fatalités économiques. Le cinéma doit toujours aussi se penser sous cet angle. Östlund est vraiment pour moi maintenant dans une logique de production qui, à mon avis, est mortifère. Et je le dis en aimant beaucoup Sans filtre. C’est d’ailleurs intéressant comment les cinéastes peuvent être moins bons lorsqu’ils sont en dehors de leurs « terres ». C’est même vrai du plus grand, Kiarostami.
Mais du coup, la bonne position critique ne serait-elle pas, même si l’on considère qu’on tire injustement à boulet rouge sur Östlund, d’exprimer ces réserves, de mettre en exergue ce débat interne ?
Je pense qu’on aurait pu le faire, mais c’est aussi une question de temps par rapport à ce qu’on avait à dire.
Cela reste aussi un positionnement stratégique : vous dites qu’il faut le défendre par rapport à un discours ambiant.
Oui, cela tient sûrement à ma façon d’envisager le champ esthétique comme un champ de guerre des goûts. Il y a des pensées dominantes, des bêtises dominantes, contre lesquelles il faut se battre, notamment des lectures morales, lorsqu’on reproche par exemple au film sa misanthropie.
Morale des formes
C’est vrai qu’on peut débattre du fait que la misanthropie constitue, en soi, un « mauvais » moteur esthétique.
Le débat commencerait là. On a affaire à une critique dont le soubassement humaniste, voire platonicien, est le postulat d’une coïncidence entre le bien et le beau. Alors que non, vraiment pas. Il n’est pas du tout exclu que tout antisémite qu’il était, Céline ait pu écrire de grands livres, pour reprendre l’exemple tarte à la crème. Toutefois, il faut dire une chose : s’en tenir à la misanthropie d’un cinéaste comme seul argument esthétique est inopérant, mais en revanche, si on essaie de démontrer que sa misanthropie entrave sa créativité, là, la question devient intéressante. En quoi la misanthropie pourrait-elle constituer un empêchement esthétique ? Eh bien par exemple dans la mesure où elle limiterait l’attention portée aux personnages, dans la manière de cerner la singularité de chaque cas individuel de l’humanité. Cela ne me vient que maintenant, mais cela pourrait être par exemple concerner un film que j’ai défendu, avec quelques réserves : EO de Skolimowski. On voit bien, à un moment, que le genre humain ne l’intéresse plus ; on sent une distance nette, formellement discernable, par rapport à l’engeance humaine dans son ensemble. Ce qui limite quelque peu le film.
Ce serait globalement sa part la moins convaincante : les scènes avec les humains.
Exactement. Là, ça devient passionnant, lorsqu’un affect politique ou moral (la misanthropie, par exemple) devient une entrave esthétique. Beau débat, complexe et difficile. Mais recourir à une lecture morale, comme absolu du jugement… Le jaillissement du lexique moral vient toujours à mon avis d’une lacune, d’une forme d’incapacité à un véritable effort critique. Prenons le premier plan de Caché de Michael Haneke. Avant même de savoir ce que le film raconte, avant même que se dessine la question de l’Algérie, devant ce premier plan, immédiatement, mon corps dit oui. Je suis bien là-dedans. Et je pense que pas mal de personnes qui n’aiment pas Haneke se sentent au contraire mal devant ce premier plan. Voilà, c’est à partir de cette sensation là qu’il faut creuser. Le nirvana de la critique, c’est de comprendre l’origine formelle d’une sensation qu’on éprouve. Ensuite, qu’il puisse y avoir une morale des formes, ça oui. Par exemple, ce que fait Sam Mendes de la Guerre de 14 – 18 et des tranchées dans 1917, je pense que cela relève de ce que John Ford aurait appelé un péché mortel. Je ne perds pas de vue tout horizon moral dans la critique, mais il faut absolument que cela passe par les formes. Il existe une morale de l’art spécifique à l’art. Mais lorsqu’on convoque un lexique moral exogène au cinéma, on se heurte au risque de ne rien dire du film. Voire de dire n’importe quoi.
Ce rapport à la matière que vous décrivez va de pair avec un attachement à la notion de réalisme, qui revient souvent dans vos émissions. À propos d’EO, par exemple, vous vous arrêtez sur un plan de chevaux au ralenti qui vous chiffonne, notamment parce qu’il vous prive du plan que vous auriez préféré voir, un plan sans transformation du réel. Est-ce à dire, au risque de schématiser, qu’un ralenti ne peut pas trouver grâce à vos yeux ?
Pour avoir réécouté le passage en question, je perds peut-être un peu le fil de ma pensée : je partais de ce proverbe un peu éculé, « Si ce que tu as à dire n’est pas plus beau que le silence, alors tais-toi. ». Je ne réfute pas en soi le recours au ralenti, mais mon idée était la suivante : si le plan au ralenti me paraît moins intéressant – ce qui est bien sûr très subjectif – que le même plan sans ralenti, alors je peux dire qu’en l’occurrence le cinéaste aurait mieux fait de s’abstenir. Mais à ce moment-là de la discussion, mon acolyte me fait la remarque que l’effet permet de mieux distinguer les muscles des animaux. Et de fait, à la réflexion, il a raison. C’est amusant, cette question sur le ralenti : j’ai revu récemment le premier épisode des Histoire(s) du cinéma, car j’ai envie de revoir tout Godard, notamment parce que j’en ai un peu assez d’entendre n’importe quoi à son sujet. Godard a toujours considéré que le cinéma est un outil de regard, et son usage du ralenti ne déroge pas à ce principe. Dans les Histoire(s)…, il n’arrête pas d’arrêter l’image pour mieux voir ce qu’on ne verrait pas normalement. Pas de problème sur le ralenti, donc : je ne suis pas du tout puriste de ce point de vue-là, mais je trouve que, comme axe critique, il est pertinent de se demander si, dans le cas présent, la stylisation du réel proposée par Skolimowski est plus intéressante que le réel. Voilà.
Vous en venez tout de même, à partir de cette question, à préciser que Skolimowski serait au fond davantage un « artiste » qu’un « cinéaste ». Il y aurait donc un présupposé de base, bazinien, que le réel serait l’objet premier du cinéma.
Le présupposé de base, hors cinéma, serait celui-ci : la vie a du génie. Cela vaut à mon avis pour tous les arts : je pense effectivement qu’un artiste est celui qui sait prélever le génie de la vie. Ce qui n’implique pas que le cinéma se réduise à une simple captation : il arrive que, pour parvenir à cette fin là – honorer la vie –, on doive faire preuve d’une grande inventivité formelle. C’est toute l’histoire de l’art : se donner des formes adéquates à la saisie de la vie.
Revenons à ce sujet sur la notion de « naturalisme », sur laquelle vous avez écrit, et qui est souvent employée de manière imprécise dans le champ de la critique de cinéma. On pourrait se poser la question de l’origine de la généralisation de ce terme. Cela remonte peut-être à Daney, dans les années 1980, lorsqu’il oppose le naturalisme, entendu comme « pré-mise en scène » (la société, par exemple) et réalisme, qui serait l’opération par laquelle on brise cette donnée, cette pré-mise en scène, en la rendant visible. Mais son recours s’inscrit aussi plus largement dans une histoire de la critique d’art.
Je pense que, pour la clarté des esprits, ce mot, il faudrait le bazarder. Il y a dans l’histoire de l’art plusieurs passifs autour de cette notion. Premier passif : le passif zolien. Avec Zola, nous n’avons pas affaire à un réaliste, mais à quelqu’un qui développe une conception du réel reposant sur deux concepts (il le dit d’ailleurs très clairement avant d’écrire les Rougon-Macquart) : l’atavisme et les déterminations sociales. Il exprime son souhait d’écrire des livres illustrant cette thèse ; la thèse pré-existe, c’est cela qu’on appelle « naturalisme ». C’est donc exactement ce que dit Daney : les naturalistes, au sens zolien, désigneraient des gens qui, avant même de regarder le réel, ont une idée à son propos et essaient de la plaquer sur lui, pour démontrer un certain nombre de considérations sur les lois le présidant. Deuxième passif : c’est complètement autre chose, et même l’inverse ; dans « naturalisme », il y a « naturel ». C’est à partir de cette conception que l’on dit, par exemple, que Pialat est naturaliste, car il chercherait quelque chose de l’ordre du naturel. Il s’agit en soi d’un mot extrêmement compliqué – qu’est-ce que cela désigne au juste, le « naturel » ? On est dans deux généalogies contradictoires. Zola est antinaturaliste au sens où le serait Pialat, et Pialat est antinaturaliste au sens où le serait Zola. Quand on va sur ce terrain, l’hygiène intellectuelle voudrait que l’on se passe de ce mot. Ensuite, effectivement, ma « base », que je n’ai pas inventée, est que le cinéma n’est jamais aussi fort que lorsqu’il est cinématographe, c’est-à-dire qu’il constitue un outil d’enregistrement.
Cela me permet d’évoquer une question que je me suis posée en écoutant la « Gêne » consacrée à EO, à propos du plan de la cascade dont le mouvement d’écoulement est inversé, et dont vous interrogez la possible « vanité ». Vous pouvez faire la critique de documentaires ou de fictions, mais est-ce que le cinéma expérimental, champ dans lequel ce plan d’EO pourrait au fond s’inscrire, vous intéresse ?
J’en vois peu, mais cela m’intéresserait sûrement davantage que le tout-venant académique du cinéma. Ce que j’aime dans le cinéma expérimental, c’est qu’il est absolument matérialiste. Se pose ensuite une question, qui concernerait tout un rapport général à l’art. Par exemple, en musique, le free-jazz, je reconnais que c’est trop pour moi. Il y a des degrés de déconstruction où des formes peuvent finir par tourner à vide. Ce qui m’intéresse fondamentalement dans l’art tient peut-être à une forme de dialectique entre l’ordre et le désordre.
Ce qui constituerait presque le propre du cinéma, au fond, en cela qu’il est un art du montage, de la composition…
Ce qui est intéressant dans le cinéma repose aussi sur la tension permanente entre sa vocation d’outil de captation et la machine à narrer qu’il est devenu. Tension permanente qui existe aussi entre l’acteur et le personnage, entre le corps de l’acteur et le corps du personnage, entre le récit et l’absence de récit, etc.
Il est vrai qu’il y a aussi chez vous un attachement très fort à la notion de récit.
Comme romancier, j’ai appris à aimer de plus en plus le « narratif », car je me suis rendu compte que se donner une charpente narrative est peut-être la meilleure manière de produire, disons les choses ainsi, des incises de réalité. En fait, on en revient à la « théorie de l’accident » selon la critique façon Cahiers : ce qui compte ne réside pas dans la ligne tracée par le scénario. Ce qui m’intéresse dans le fait de mettre en œuvre des récits, c’est de les questionner, et de les questionner in situ. C’est quelque chose que j’adore par exemple chez Paul Thomas Anderson : à chaque fois il raconte des histoires, mais il les raconte comme personne d’autre, en ralentissant l’action, en la sabotant de l’intérieur… Je pense qu’il n’y a rien de plus passionnant que cette question dans les arts du récit tels que la littérature et le cinéma. Pour revenir à Skolimowski, je parlais de vanité à propos de la stylisation. Il s’agit d’un soupçon qui a toujours entouré l’art, depuis Platon. Vanité de l’imitation : pourquoi copier les raisins, selon l’exemple canonique ? Il me semble qu’il est très sain que l’art problématise sa propre vanité ; de fait, je ne crois pas connaître un grand artiste qui n’ait pas questionné la vanité de l’art et qui n’ait pas ressenti une forme de malaise dans l’idée même de faire de l’art. Godard est l’exemple absolu de cela. Tous ses films sont toujours à la lisière de s’autosaboter et de s’automutiler. Le cinéma, peut-être 95% du temps, raconte fondamentalement des histoires, mais il le fait de façon plus ou moins déconstruite, plus ou moins avant-gardiste, plus ou moins en problématisant l’ordre narratif. Il me semble que c’est quelque chose que l’on retrouve chez tous les grands cinéastes, ce désir de remettre en question le récit, nourri du doute qu’ils ont sur le fait que le réel s’agence en histoire – cela peut être parfois le cas, parfois non. On entre dans des zones indécises. Exemplairement, il me semble que Pacifiction de Serra relève exactement de ces interrogations. Serra est toujours à la lisière de mettre en œuvre une fiction, mais un doute persiste tout le long du film : est-ce que l’on ne serait plutôt face à des personnages qui se racontent des histoires ? Les incertitudes que cela soulève produisent des espaces qui me semblent tout à fait passionnants.