Comment va la critique de cinéma (et où va-t-elle) ? Telle est la question qui structure souterrainement cette série, baptisée « perspectives critiques », dans laquelle nous allons à la rencontre de confrères et de consœurs pour discuter de leur regard sur la critique, de leur rapport à l’écriture, de l’intrication entre leur travail et leur cinéphilie… Par petites touches et paroles qui se font écho, ces entretiens auront par ailleurs vocation à dresser entre les lignes un bref état des lieux de la critique contemporaine. Quatrième invitée : Alice Leroy, chercheuse et membre du comité de rédaction des Cahiers du Cinéma et de Panthère Première.
Josué Morel : Alice, lorsque nous t’avons proposé de participer à cette série, tu as accepté tout en exprimant une réserve sur le fait que tu ne te considères pas comme « une critique professionnelle ». C’est un bon point de départ : comment envisages-tu cette pratique, et à ton avis, que serait un « critique professionnel » ?
Alice Leroy : Bon nombre de personnes font de la critique sans que ce soit pour elles une activité « professionnelle ». Je me demande d’ailleurs ce que c’est, un critique professionnel, aujourd’hui. Dans la rédaction des Cahiers, seuls trois critiques sont salariés, soit la direction en chef, quand tous les autres sont rémunérés comme pigistes. Et compte tenu du prix de la pige, je ne vois pas comment on peut en vivre, à moins d’avoir un patrimoine. Il faut soit survivre dans des conditions très précaires, soit avoir un autre emploi à côté. Par ailleurs, si par « professionnelle » on entend « métier », c’est-à-dire un ensemble de savoir-faire et de compétences, se pose assez vite la question de la formation. Est-ce qu’on peut apprendre la critique dans une formation spécialisée ? Je n’en sais rien, mais je doute que la plupart des jeunes critiques aient suivi ce type de cursus. À mes yeux, la critique n’est ni un titre, ni une méthode, elle relève plutôt d’une qualité d’attention aux images, une capacité réflexive qu’on exerce sans nécessaire qualification ou diplôme.
J. M. : Je trouve intéressant que spontanément, alors que tu écris depuis plusieurs années et que tu es passée par plusieurs rédactions (brièvement à Critikat, à Débordements, à Trafic et maintenant aux Cahiers et Panthère Première), tu t’interroges pourtant sur la légitimité de ton statut. Comme tu le dis toi-même, il n’existe pas vraiment de « critique professionnelle ».
A. L. : Disons que cela concerne plutôt la manière de se percevoir dans un champ. Je pense que si la question de l’existence même d’une critique de « métier » se pose aujourd’hui, dans un contexte marqué, depuis un certain nombre d’années, par la mise à mort d’un journalisme dont l’indépendance économique et politique est assurée, le sentiment d’appartenance à une communauté critique perdure bel et bien, même s’il peut varier beaucoup d’une personne à l’autre.
J. M. : Tu ne considères donc pas pleinement appartenir au champ de la critique ?
A. L. : Disons plutôt que je ne me perçois pas comme participant pleinement à ce débat-là, en tout cas pas de manière régulière. Je me sens davantage appartenir au champ de la recherche. Sans doute parce que j’ai un sentiment de légitimité un peu plus solide de ce côté-là, même si cela tient peut-être d’abord et surtout à des raisons de sociologie. Pour dire les choses de façon un peu caricaturale, j’ai l’impression que la recherche est un travail de tâcheron, souvent ingrat d’ailleurs, qui prend seulement sens dans une temporalité longue, alors que la critique se joue beaucoup plus autour de coups d’éclats et de joutes, avant tout parce qu’elle est prise dans le flux de l’actualité mais aussi parce qu’elle se déroule sur d’autres scènes. Le modèle de la joute m’intéresse peu, ce n’est pas un endroit où je m’épanouis beaucoup. Aller m’étriper sur les réseaux sociaux à propos d’un film, ça ne m’intéresse pas vraiment. Ça ne m’empêche pas d’aimer les images qui suscitent de la pensée contradictoire.
Mahaut Thébault : On pourrait dire que le critique est celui qui, à un moment donné, reçoit une somme d’images et en dit quelque chose, les commente, etc. Au moment du lancement de la nouvelle version des Cahiers, tu as par exemple parlé des images policières ou des images de procès. Pour moi, tu étais alors complètement dans une actualité des images.
A. L. : Oui, ces textes s’inscrivaient d’ailleurs dans une réflexion que l’on a eue au moment de repenser la maquette des Cahiers. Au cours des premières réunions du nouveau comité, on avait évoqué l’idée de refondre complètement cette maquette et de ne plus l’articuler autour de ce cœur de la revue qu’est le cahier critique. Je défendais pour ma part l’idée qu’il ne fallait pas réduire systématiquement le travail critique aux sorties de la semaine mais en étendre le principe à d’autres régimes d’images, qui ne soient pas seulement celles du cinéma. Le contexte hors du commun du premier confinement, durant lequel nous avons conçu un premier numéro ensemble, se prêtait plutôt bien à une telle réinvention des formes et des objets de la critique, parce qu’il échappait complètement à la logique de l’actualité qui nous a rattrapés ensuite. D’où le très beau souvenir, pour moi, du premier numéro, fruit d’un investissement collectif qui n’empêchait pas les textes personnels. J’avais alors écrit un papier sur la disparition des foules.
J. M. : Qui d’ailleurs constitue le texte d’ouverture de cette nouvelle formule.
A. L. : Oui, peut-être parce que c’était un texte écrit dans ce moment particulier du premier confinement, alors que Paris s’était vidée et que je me promenais dans une ville déserte que je n’avais jamais vue ainsi. Dans le même temps, on était assommés par les journaux de modélisations en tout genre sur la propagation du virus. On voyait toutes ces infographies de petits points dont les couleurs signalaient la menace épidémique alors même que les foules réelles n’existaient plus dans la ville où je vivais. Je me disais qu’il y avait vraiment quelque chose à penser autour de ce paradoxe… Le texte qui a résulté de ces réflexions est pour moi à la jonction de la recherche et de la critique. Mais ces occasions de faire coïncider des questions qui m’occupent à la fois en tant que chercheuse et en tant que critique sont assez rares.
J. M. : La question, c’est aussi comment se détacher de l’actualité pour inventer « sa » propre actualité, ménager un temps de réflexion qui ne se fond pas avec le rythme de l’industrie. Pour rebondir sur cette idée de la « jonction », on observe depuis quelques temps une porosité de plus en plus grande entre le champ de la recherche et le champ de la critique, ce qui n’était pas évident il y a encore une dizaine d’années. Une forme d’hostilité réciproque est peut-être en train de progressivement s’effacer.
A. L. : Moi, j’ai l’impression que l’animosité existe encore. J’ai le souvenir par exemple de l’hommage rendu à Serge Daney à la Cinémathèque, il y a quelques années, qui avait donné lieu à un échange assez vif, pour le dire par un euphémisme, entre des universitaires et des critiques qui revendiquaient chacun « leur » Daney. J’ai le sentiment qu’il y a une ligne d’affrontement qui ne s’est jamais complètement rompue de ce côté-là.
J. M. : Il me semble pourtant qu’il y a des tentatives de part et d’autre de renouer les ponts, que cette double casquette de « chercheur-critique » devient plus fréquente. Mais effectivement, il existe toujours une défiance, qui vient notamment de la critique.
A. L. : C’est vrai, et la composition des comités de rédaction des revues de cinéma depuis une dizaine d’années en témoigne, jusqu’à une revue comme Débordements, qui est à mon sens l’une des revues qui a su le mieux trouver cet équilibre entre recherche et critique. Après, cette question de la défiance vis-à-vis du champ académique me semble exister au-delà du champ de la critique cinématographique. Par exemple, au sein de la revue Panthère Première, revue de critique sociale et politique, la pire insulte qu’on puisse faire à un texte, c’est de dire qu’il est trop universitaire. Je le dis en plaisantant mais ce n’est pas seulement une blague, le critère de la lisibilité est fondamental : si un texte ne s’adresse qu’à des spécialistes et à des érudits, c’est un problème. Vient ensuite le paradoxe que bon nombre de ces revues, comme Panthère Première mais aussi les excellentes Revue Z ou Jef Klak, publient des textes issus d’analyses, d’enquêtes et de travaux universitaires. Car qui a le temps et les moyens de mener des recherches approfondies ? Essentiellement les chercheurs, même s’il existe encore des journalistes indépendants capables de mener des enquêtes de terrain en dépit de contraintes matérielles de plus en plus pesantes. Cela dit, il n’y a pas que de la défiance entre les mondes de la critique et de l’université : la circulation des personnes et des textes de l’un à l’autre témoigne de la vitalité des liens qui les unissent. Je n’ai jamais autant appris qu’à travers les retours sur mes textes dans Panthère Première, et j’aime l’idée qu’une revue soit aussi un espace où s’expérimentent d’autres rapports à l’écriture, où s’inventent des formats qui peuvent être ceux de l’enquête comme de l’autofiction. Si l’on veut vraiment avoir une liberté dans le rapport à l’écriture, il faut peut-être, au fond, inventer sa propre revue.
J. M. : Donc ton rapport à l’écriture critique se distingue de ton activité de chercheuse ? Comment les choses différent-elles en termes d’écriture et d’approche ?
A. L. : Pour moi en tout cas, il s’agit de deux exercices complètement différents. Dans la recherche, il y a un temps long qui est celui de l’archive, de l’enquête, du travail de collecte, etc. On travaille en général sur un même objet pendant des années, jusqu’à devenir spécialiste d’un auteur ou d’une question, sans parler du fait qu’on s’inscrit dans un champ avec ses propres normes de validation, comme la reconnaissance des pairs par exemple ou le nombre de publications. À mon sens, c’est différent dans le cas de la critique : une chose qui, pour moi, peut être très déstabilisante et en même temps très jouissive dans cette écriture, c’est qu’elle ne requiert aucune forme de spécialisation et qu’elle doit se faire dans des délais toujours trop brefs. On n’a pas besoin de bien connaître une œuvre pour écrire un texte juste à son propos, et de toute façon on n’aurait pas le temps de se former quand bien même on le voudrait. Il me semble d’ailleurs que les meilleurs textes, ou du moins les plus stimulants, émergent souvent d’une impulsion ou d’une intuition qui guide l’écriture.
Modèles alternatifs
J. M. : La critique a joué un rôle dans la formation de ton regard, ou pas du tout ?
A. L. : Ce qui a été formateur pour moi n’est pas passé par l’écriture, ou plus tardivement, quand je me suis mise moi-même à écrire. Au départ, la formation de mon regard repose d’abord sur mon expérience de spectatrice de ciné-clubs, ensuite sur des activités de programmation. Cette expérience n’a pas été fondée par un environnement scolaire ni universitaire, même si je ne renie en rien l’importance de ma formation et de professeurs qui ont beaucoup compté pour moi. Mais j’ai découvert à l’adolescence des programmations de cinéma dans des lieux moins institutionnels, qui ont été de formidables lieux d’apprentissage. J’ai grandi dans un milieu rural, et j’ai découvert en arrivant en ville pour mes années de lycée un univers militant et associatif très investi dans les questions de transmission. Je vous parle là du siècle passé, celui où on allait encore consulter les résultats du bac sur Minitel et où l’on s’échangeait des mixtapes. Il n’empêche qu’il existait bien avant Internet des réseaux et des communautés de partage de films, et j’ai découvert leur existence en fréquentant le milieu des squats ou bien en écoutant des radios alternatives. Je me souviens en particulier d’une émission de radio locale, Coxa Plana, qui m’avait conduite au ciné-club du même nom chez un type qui avait construit une salle de projection dans son appartement et qui projetait des copies 16mm et 35mm, alternant du cinéma d’auteur avec des choses beaucoup plus expérimentales. Je crois qu’il collectionnait les copies et qu’il était aussi inscrit dans un vaste réseau d’échanges et de prêts de copies films, en dehors des circuits traditionnels de distribution. Son appartement était une salle de cinéma, et aussi un lieu de vie quotidien, une espèce d’utopie en somme. Plus tard, je crois qu’il a dû déménager, mais il n’a pas arrêté pour autant : avec une équipe, il a ouvert le Gran Lux, un endroit formidable où s’organisent régulièrement des programmations du même acabit que celles que j’ai connues. Mais à ce moment-là, j’étais déjà partie dans une autre ville, où j’avais moi-même fondé avec un ami un ciné-club dans lequel, il me semble, on ne montrait que des films censurés. C’était sans doute très maladroit et naïf.
En tout cas, je garde de cette époque le souvenir qu’un geste de programmation, à travers l’association de certains films dans un même programme, aussi bien qu’à travers l’introduction des films et les débats qui suivaient les projections, pouvait être aussi fort qu’un film proprement dit. Je me souviens parfois très nettement des circonstances dans lesquelles j’ai découvert un cinéaste ou une œuvre, parce qu’elles déterminaient ma perception du film : j’ai vu Faces dans un squat si enfumé que les images se disloquaient sur des écrans intermédiaires de fumée avant d’arriver jusqu’à l’écran, j’ai vu No Quarto da Vanda le jour de sa sortie dans une salle de cinéma vide qu’un projectionniste avait ouverte pour moi un matin… J’ai l’impression d’avoir été nourrie par ces communautés de passeurs, ces personnes avides de partager des films. J’imagine que ce type d’expérience n’a été qu’en s’amplifiant avec les forums et plateformes en ligne, même si en parlant avec des gens plus jeunes que moi, je me sens un peu comme un débris cosmique dans l’espace. J’ai le sentiment que j’aurais eu plus de difficultés à trouver mon chemin dans le labyrinthe d’Internet si j’étais née dix ans plus tard. Ma cinéphilie vient de lieux physiques et de communautés réelles, de la culture des squats et des ciné-clubs. Mon rapport à la critique s’est d’abord noué dans ces espaces et reste profondément lié à cette espèce d’idéal d’une communauté de spectateurs.
J. M. : C’est l’un des paradoxes de la critique, qui repose, notamment dans le cadre d’une revue, sur un idéal de groupe, et qui dans le même temps reste un exercice fondamentalement solitaire.
A. L. : Oui c’est vrai, même si ce n’est pas seulement écrire son journal. On sait très bien que l’on écrit pour autrui et qu’on sera lu, à commencer par des personnes qui, elles aussi, écrivent.
M. T. : Je pense que la critique est beaucoup un exercice d’amitié, en tout cas pour moi, également par l’expérience des ciné-clubs que j’ai eus à la fac. On y fait des rencontres, on découvre des films et on en fait découvrir.
J. M. : Oui dans l’idéal, une revue permet cela.
A. L. : Mais je pense que ça l’est aussi en réalité, en tout cas dans l’expérience que j’en ai eue.
J. M. : En fait, cela dépend du modèle de la revue. On en revient aux questions évoquées au début de cet entretien : c’est peut-être davantage possible dans un cadre associatif, sans contraintes financières, où il faut quelque part presque faire vœu de pauvreté, ou du moins en combinant l’écriture à une autre activité professionnelle.
A. L. : C’est une réflexion que l’on a eue collectivement à Panthère Première, qui est une revue au fonctionnement très horizontal, avec un comité de rédaction qui discute de tout collectivement. Cela prend du temps, notamment parce que chaque texte est discuté, mais en même temps, cela permet de se poser des questions essentielles : qu’est-ce qu’on considère comme du travail dans une revue et quel travail mérite rémunération ? Par exemple, à Panthère Première il y a eu le choix, dès le départ, de rémunérer les textes et les illustrations, parce que c’est une revue qui accorde autant d’importance au travail graphique qu’à l’écriture. En même temps, on voulait que la revue soit peu onéreuse pour qu’elle reste accessible. On rémunère à la mesure de nos moyens, bien en-deçà des standards de la presse, mais on ne demande pas de travail bénévole. Par ailleurs, on s’est posé la question depuis un certain nombre d’années de la rémunération de certains postes, en particuliers ceux liés au travail invisible qu’est la coordination éditoriale, ou encore les tâches administratives consistant par exemple à aller chercher des financements, tâche à la fois chronophage et peu considérée. Il est beaucoup moins valorisant de chercher de l’argent, ou de faire de la communication et de l’édition, que d’écrire et de signer des textes. Je pense que si ces questions ne sont pas posées collectivement, on reproduit ces schémas sans même s’en rendre compte, et on finit par avoir une répartition genrée des tâches ou des objets dans bon nombre de revues.
M. T. : Je trouve intéressant que dans Panthère Première, ces questions posées au sein du comité, dans l’élaboration du projet de la revue, se retrouvent par la suite au sein même des textes. C’est-à-dire que ces réflexions vont donner une certaine forme à l’objet, qui par la suite continue d’être questionnée dans les numéros. On n’est pas face à un objet tombé du ciel, mais un objet qui se pense en temps réel, si on peut dire les choses ainsi, qui se construit dans le temps, sans forcément prétendre à une formule parfaite.
J. M. : Ensuite, il faudrait faire un distinguo entre les revues indépendantes papier et les revues Internet, qui pour le coup n’ont même pas de modèle économique possible. Par ailleurs, Alice, pour rebondir sur ton observation sur la place des femmes dans l’édition, est-ce que ce déséquilibre ne serait pas encore plus exacerbé dans la critique, qui reste un milieu très masculin ? La cinéphilie aussi d’ailleurs, du moins traditionnellement.
A. L. : Historiquement, c’est clair que la critique française en particulier est un sport de mecs. C’est moins le cas dans le monde anglo-saxon d’ailleurs, où une critique féminine, et même une critique féministe, ont pu se développer beaucoup plus tôt. En revanche, je ne sais pas si je dirais que la cinéphilie est masculine, cela dépend peut-être de l’endroit où elle se construit, mais me concernant, j’ai découvert des films et formé mon regard dans des espaces non-institutionnels qui étaient tout sauf des lieux neutres. J’ai l’impression que la question de la circulation de la parole par exemple, ou de la place des minorités, y était déjà tellement problématisée qu’elle ne pouvait pas ne pas exister. Pour moi, cela a été quelque chose de formateur, même dans la façon dont cela t’autorise à t’exprimer, alors même que tant d’autres lieux t’intiment de garder le silence. Maintenant, dans ces espaces plus institutionnalisés, il y a des asymétries qui ne sont pas seulement de genre, mais aussi sociales. Il serait intéressant de faire une sociologie des critiques de cinéma.
L’objet contre la règle
J. M. : J’aimerais aussi discuter avec toi d’une observation concernant les représentations de genre et la manière dont la critique peut s’en emparer. Dans L’esprit critique, le podcast de cinéma de Mediapart, tu as défendu Bowling Saturne, et notamment la scène de sexe et de meurtre, qui faisait débat avec tes collègues. J’ai l’impression qu’il y a quelque chose d’un peu à contrecourant chez toi dans la manière dont tu traites de questions de genre tout en t’emparant d’objets parfois « mal aimables », et de fait plutôt malaimés par les critiques qui travaillent sur ces sujets : tu as écrit sur Grandrieux, mais aussi sur Mandico, dont Les Garçons sauvages, qui contient lui aussi une scène de viol qui, du moins dans les conversations que j’ai pu avoir sur le film, fait débat.
A. L. : Disons que je ne pense pas avoir de dogmes ou d’idéologie préalable quand je regarde un film, donc je n’ai pas d’attentes, ni de limites. Je suis prête à traverser à peu près n’importe quelle expérience, pourvu qu’elle sollicite ma sensibilité et mon intelligence. J’aime partir des films et des questions qu’ils m’adressent, plutôt que de me dire « tiens, là, c’est une scène de viol ». Cette question de la perception d’une œuvre, je me la pose beaucoup en cours, où je ne vois pas toujours les films comme mes étudiants les voient. Par exemple, sur la question de la sexualité, je me souviens de cette conversation que j’avais eue avec un cinéaste après qu’il eut dit devant toute une salle que la scène de Partie de campagne où Henriette perd sa virginité était à ses yeux la plus grande scène d’amour du cinéma. Moi, toutes mes étudiantes et tous mes étudiants sans exception l’avaient vue comme une scène de viol. Il n’en revenait pas, il me disait que les nouvelles générations étaient des petits culs-bénis et des censeurs, mais je ne crois pas qu’on puisse s’en sortir en pointant simplement le fait qu’on n’appartient pas à la même génération et que le goût de l’époque aurait changé. Si vous lisez la scène du dépucelage d’Henriette dans la nouvelle de Maupassant, elle est sans ambiguïté, et on peut même dire sans exagérer qu’elle est totalement misogyne. J’ai l’impression que chez Renoir, on bascule dans quelque chose de beaucoup plus trouble qui, je crois, appartient spécifiquement au cinéma. Je trouve que le cinéma est davantage capable d’explorer des situations limites, notamment dans le cas de la violence et de la sexualité où on ne sait pas toujours comment nommer ce que l’on voit. J’aime ces moments où le cinéma échappe au langage et entre dans un registre esthétique qui n’est plus celui de la morale ou de la narration.
Pour revenir à Mazuy, ce que je trouve très réussi dans son film, c’est ce glissement entre quelque chose qui est de l’ordre du désir et de la sexualité – une sexualité d’ailleurs que je ne trouve pas violente mais que l’on peut considérer comme telle –, et quelque chose qui a basculé dans l’obscénité du meurtre. Je trouve que ce glissement constitue le nœud du problème et qu’elle ne cherche en aucune façon à le désigner, encore moins à le motiver ou à le dénouer, on ne comprend pas bien à quel moment ni pourquoi les choses dégénèrent. Là, le cinéma peut poser des questions que je trouve fondamentales, des questions de politique et d’esthétique. Je ne crois pas que l’on puisse encore faire des films dans lesquels il y aurait une victime idéale qui aurait été violée avant d’être tuée. Je trouve que celui qui pose très bien ces questions-là, c’est Verhoeven. Je pense qu’avec Lars von Trier, il est peut-être l’un des réalisateurs les plus féministes de sa génération. La question du viol chez Verhoeven pose à chaque fois la question du pouvoir et de la manière dont, dans une situation où l’on est nié dans son propre corps, on peut renverser la situation et reprendre le pouvoir. Cela passe aussi par l’ironie, celle des personnages, comme de la mise en scène, qui assume parfaitement l’obscénité, mais une obscénité qui n’est jamais gratuite. Cela en fait un cinéaste souvent illisible, y compris pour un public très politisé.
M. T. : Ce qui pour le coup me dérange dans Benedetta, c’est l’imaginaire de la sexualité lesbienne qu’il vient complètement plaquer sur ses personnages. Ça ne me pose pas de problème de voir un fantasme au cinéma, mais dans ce cas précis, le film tombe à mon avis dans une représentation un peu pauvre, ou très stéréotypée.
A. L. : Oui, mais c’est aussi le principe, et si tu veux la limite, de l’ironie, c’est-à-dire qu’à un moment, on ne sait plus vraiment si c’est du lard ou du cochon. Moi, au contraire, j’ai trouvé assez génial de faire de Virginie Efira une nonne lesbienne et politiquement habile après lui avoir fait jouer une catho coincée dans Elle. Parce que son personnage est complètement anachronique, y compris physiquement, et tout le film, qui au fond traite de sujets qui n’ont rien de médiéval, est construit sur cet anachronisme. Il y a bien des endroits où ça pèche un peu, mais cela m’intéresse davantage qu’un film en costumes comme le Portrait de la jeune fille en feu, qui finit par être complètement vide à force d’être trop littéral. Si je me trouve face à un film qui dit la messe sans me laisser la liberté de formuler mon propre regard, je reste au dehors.
J. M. : Le film constitue un exemple qui revient souvent dans cette série (y compris au sein d’échanges parallèles au strict cadre de l’interview) pour aborder un autre problème : le sentiment que les jeunes cinéphiles et étudiants en cinéma s’intéressent moins aux revues traditionnelles, notamment parce qu’elles abordent moins directement ces questions de représentation.
A. L. : Je pense qu’il y a une tradition spécifiquement esthétique de la critique en France, ce qui n’est à mon avis pas du tout le cas dans des revues anglo-saxonnes. La critique en France est un exercice littéraire qui s’applique à des œuvres d’art. Quand on hérite de cette histoire, il est compliqué de faire entrer des questions culturelles et sociétales dans l’écriture critique, et pourtant l’esthétique a tout à voir avec la politique. Lors de la deuxième vague féministe dans les années 1960 – 70, des textes comme celui de Mulvey, « Visual pleasure and narrative cinema », qui est aujourd’hui devenu une référence dans les champs académiques et bien au-delà, sont restés inconnus de la critique française. À ma connaissance, la traduction de Mulvey sur Débordements est la seule qui existe [NDLR : l’article figure aussi dans le recueil Au-delà du plaisir visuel, publié chez Mimésis en 2018]. À partir de là, comment faire exister cette articulation entre ces enjeux politiques intersectionnels et l’écriture critique aujourd’hui ? À mon avis, il faut partir des objets. J’ai l’impression que la critique fonctionne et se montre intéressante lorsqu’elle procède ainsi, en faisant surgir des problèmes des films eux-mêmes. Par contre, si elle part d’un dogme, d’une règle ou d’une censure et qu’elle tombe sur les films comme un couperet, c’est fini.