Comment va la critique de cinéma (et où va-t-elle) ? Telle est la question qui structure souterrainement cette série, baptisée « perspectives critiques », dans laquelle nous allons à la rencontre de confrères et de consœurs pour discuter de leur regard sur la critique, de leur rapport à l’écriture, de l’intrication entre leur travail et leur cinéphilie… Par petites touches et paroles qui se font écho, ces entretiens auront par ailleurs vocation à dresser entre les lignes un bref état des lieux de la critique contemporaine. Premier invité : Samir Ardjoum, amiral de la prolifique chaîne YouTube Microciné.
Josué Morel : Pour commencer, revenons sur la création de Microciné. Après avoir fait tes armes sur un blog, tu es passé par plusieurs rédactions : Télérama, en tant que stagiaire, Fluctuat, Il était une fois le cinéma, Zinzolin… auxquelles il faudrait également ajouter une expérience radiophonique, il y a dix ans. Tout cela nous mène aujourd’hui à Microciné ; j’ai l’impression que tu as progressivement inventé une forme qui te serait propre, nourrie par l’ensemble de ces expériences.
Samir Ardjoum : Tout à fait. Je m’en suis très vite rendu compte lorsque Microciné a été lancée. J’ai commencé à exercer le métier de critique de cinéma avec le fanzine Querelle, que j’ai fondé en 1996 ou 1997. Je sais que c’est loin de faire consensus, mais je tiens beaucoup à cette idée de la critique comme un « métier », d’autant plus aujourd’hui, alors que les formes de la critique et son histoire ne sont pas toujours bien connues, surtout sur YouTube. Je pense que Microciné n’aurait pas existé sans la somme des expériences qui ont précédé : Querelle, les médias que tu as cités, les questionnements journalistiques et critiques qui ont rythmé ces vingt-trois années d’activité… Car il m’a fallu du temps pour comprendre dans quel registre je me sentais le plus à l’aise. Si la critique reste avant tout pour moi un exercice littéraire, je me suis aperçu que ce qui me correspond le plus réside dans sa dimension orale, dans l’émergence d’un dialogue.
J. M. : C’est intéressant que tu mettes d’emblée sur la table ce débat (qui ne date pas d’hier) de la critique entendue comme un « métier ». Je fais partie de ceux qui ne sont pas d’accord avec cette idée, il me semble que la critique relève davantage d’un « travail ». Le journalisme est un métier, mais la critique ? Elle n’implique pas la maîtrise d’un savoir-faire et obéit au fond à peu de règles précises, il faut trouver sa propre méthode et la repenser constamment (car chaque film ou texte nécessite idéalement d’inventer une forme qui lui soit propre). Il s’agit d’une tâche au long cours qui appelle, à mon avis, à adopter constamment une distance réflexive – comment j’écris ? À quelle forme j’aspire ?
Mahaut Thébault : Je pense tout de même qu’il existe l’idée d’une « profession » de critique de cinéma. Tous les critiques ne tirent certes pas de cette activité des moyens de subsistance suffisants, mais il existe un sentiment d’identité commune, la conscience d’appartenir à un groupe. Cela implique une reconnaissance, par les pairs, les institutions et peut-être même les lecteurs.
J. M. : Ce que tu dis est juste, mais j’ai l’impression que notre statut « professionnel » n’en demeure pas moins ambivalent. Prenons nos cas respectifs : nous avons en réalité plusieurs activités en tant que critiques, dont certaines sont rémunérées. Nous sommes même, chacun à une échelle différente, rédacteurs en chef d’une revue : Apaches (NDLR : Mahaut Thébault est aussi la fondatrice et rédactrice en chef d’Apaches, une revue indépendante trimestrielle), Microciné et Critikat. Mais aucun de nous ne tire un salaire de cette activité en particulier, qui constitue pourtant l’essentiel de notre production. Nous ne sommes pas employés, nous n’avons pas à répondre à une direction – Samir est propriétaire de sa chaîne YouTube, quand Critikat et Apaches reposent sur une structure associative. Notre pratique de la critique est un travail, on le fait de manière la plus professionnelle possible, mais peut-on tout à fait parler de métier ?
S. A. : C’est particulièrement intéressant ce que tu dis, parce que dans un premier temps, je refusais qu’on me retire cette étiquette de métier. Je viens de la presse web et il était au départ très compliqué de faire admettre qu’une pensée pouvait venir d’Internet. Aujourd’hui c’est bon, on a gagné.
J. M. : Personnellement, je pense qu’il existe toujours dans une certaine mesure une fracture entre la presse papier et les revues numériques.
S. A. : Je ne sais pas, tout de même, Critikat, c’est connu ! Cela me rappelle cette interview de François Bégaudeau dans Microciné, quand il disait « Critikat, je suis parfois en désaccord avec eux, mais ça pense ». Envisager la critique comme un métier, c’était aussi une manière pour moi de donner une existence à ma pratique, voire même de dire que la critique fait partie intégrante de la vie d’un film. J’ai travaillé quatre ans en Algérie pour le quotidien El Watan. Quand j’ai vu pour la première fois sur ma fiche de paie que j’étais rémunéré en tant que critique de cinéma, je ne vous raconte pas à quel point j’étais heureux. En France, malheureusement, ce n’était pas forcément le cas. Il est vrai que Daney, dans les entretiens avec Régis Debray, considère qu’il ne s’agit pas selon lui d’un métier, mais j’ai toujours considéré mon activité ainsi, ne serait-ce parce qu’elle constitue une part de moi.
L’image marquante
J. M. : Comment envisages-tu désormais cette pratique de la critique dans le cadre de Microciné ?
S. A. : Je voulais absolument que la chaîne soit articulée autour d’entretiens. Je ne m’imaginais pas parler seul face à une caméra, cela ne relève pas forcément pour moi de la critique. En revanche, il me semble que cette dernière consiste au fond à organiser un dialogue. On va voir un film, on en sort et puis surgit l’envie d’en parler. C’est cette étape précise qui m’intéresse dans Microciné. Écrire, je l’ai fait pendant vingt-deux ans ; cela a été extrêmement douloureux, je pense être aujourd’hui beaucoup plus à l’aise dans l’oralité. Il est vrai que sur ce point, Microciné constitue un accomplissement personnel. Je suis passé par tous les registres, y compris la programmation, qui est aussi une forme de critique de cinéma. C’est dans cette forme dialoguée que je me reconnais le plus. J’aime m’intéresser à des pans du cinéma qui ne me sont pas forcément inconnus, mais que j’ai un peu rejetés. Par exemple, je n’ai pas envie de parler de Claude Zidi. Mais quand je vois que quelqu’un a consacré quatre mois de sa vie pour écrire un livre à son sujet, je me dis qu’il faut aller voir cette personne et discuter avec elle.
M. T. : Tu parles beaucoup de transmission, d’oralité. Je me demandais si tu avais fréquenté les ciné-clubs et s’ils avaient été importants dans ton exercice et ta formation critique.
S. A. : J’ai un parcours assez particulier, je ne suis pas du tout un enfant de la Cinémathèque, ou même des salles. Au risque de vous surprendre, les salles de cinéma, j’ai commencé à les fréquenter régulièrement lorsque j’ai commencé à exercer le métier de critique de cinéma. Je suis davantage un enfant du salon. Lorsque j’étais petit, il y avait le poste de télévision, le lecteur VHS et une personne qui me montrait des films, sans me dire exactement ce qu’il en était, sans me dire s’il les avait aimés. Il ne me les montrait au fond même pas, il les regardait tandis que j’étais là, que je regardais avec lui. Cette personne, c’était mon père et il s’agit de mon premier véritable passeur. Adolescent, j’étais extrêmement solitaire. Comme je vivais en région parisienne, il était très difficile pour moi, pour des raisons avant tout d’ordre logistiques et financières, de me déplacer et d’aller voir ce qui se passait à Paris dans les ciné-clubs. J’ai commencé à parler de cinéma lorsque je suis entré à la fac, à Nanterre. Ce n’était pas évident parce que je me suis vite aperçu que la plupart des gens que je fréquentais avaient une vision du cinéma qui restait pour moi un peu trop terre à terre. On pouvait discuter des films que l’on voyait, mais on n’en parlait pas comme si notre vie en dépendait. Je m’aperçois que ce que l’on en disait se rapproche de ce que je reproche aujourd’hui aux formules les plus populaires de YouTube : il était davantage question de théories narratives ou d’évocation des coulisses, sans essayer de comprendre pourquoi tel ou tel film nous aidait à regarder le monde.
C’est par ailleurs à ce moment que j’ai commencé à découvrir des plumes qui m’accompagnent encore aujourd’hui, comme par exemple Serge Daney. En lisant Daney, puis en découvrant un peu les Cahiers du cinéma des années 1950 puis 1960, j’ai eu envie d’appartenir à un groupe. Je crois qu’à 20 ans, quand on monte une revue, il y a une envie très forte de copier la fameuse politique des auteurs. C’est-à-dire d’avoir une idée et de défendre cette idée qui regroupe une multitude de films. C’est dans cet esprit que j’ai fondé Querelle : j’ai demandé à de nombreuses personnes de m’accompagner mais je me suis vite aperçu qu’il serait compliqué de révolutionner le monde à trois ou quatre personnes. C’est lorsque j’ai découvert Fluctuat, le département cinéma et d’autres médias que j’ai vu à quoi ressemblait une véritable rédaction. Mais pour moi, il était déjà trop tard ; je crois que ce sentiment d’appartenance à un groupe, il faut l’avoir assez tôt. J’ai malheureusement toujours exercé ce métier de manière assez solitaire. Quand je vois ce que vous faites chez Critikat ou chez Apaches, j’aime la manière dont on sent qu’il existe un groupe derrière. Dans un groupe, il y a de la construction, des joutes verbales, etc. Même si j’ai déjà été rédacteur en chef, je n’ai jamais eu l’impression d’être impliqué dans un véritable groupe.
J. M. : À t’écouter, tu étais à la fac avec des étudiants cinéphiles mais qui n’avaient pas ce désir critique, cette urgence de devoir parler des films d’une certaine manière, de pouvoir être en contact avec eux. Pour autant, ce lien entre cinéphilie et critique, qui relève à mon sens de deux désirs ne se recoupant pas tout à fait, semble occuper une place importante dans Microciné, au-delà de ton côté « cinéfils ». Je pense à la manière dont tu introduis la rubrique « Fais croquer », qui a vocation à interroger et faire découvrir des critiques sur Internet et des youtubeurs. Tu commences par articuler critique et cinéphilie, dans une tradition qui est celle des Cahiers du cinéma et de Serge Daney, en demandant aux intervenants d’évoquer leur première image marquante.
S. A. : Oui, « l’image marquante » vient de Serge Daney. Ce qui est drôle, c’est que je n’ai pas anticipé les problèmes que pouvait soulever cette question récurrente. Je me suis parfois retrouvé devant des situations assez inconfortables où l’invitée ou invité que je recevais ne comprenait pas véritablement le principe. Il ou elle me parlait d’un extrait de film sans me raconter pourquoi cette scène ou ce plan avait joué un rôle fondamental dans sa relation propre à l’image, sous toutes ses formes. C’est peut-être aussi une question qui me permet très vite de cerner avec qui je vais dialoguer. Si une personne m’explique que son image marquante provient d’un vitrail d’église découvert quand elle avait huit ans, je sais que l’on va avoir une conversation extraordinaire.
J. M. : Cet exercice est intéressant dans le cadre même de Microciné, qui est une revue sonore sur l’image. Même s’il y a de la vidéo, je vois davantage dans Microciné le prolongement d’une tradition radiophonique, jusque dans son titre, qui fait écho à Microfilms, l’émission de Serge Daney sur France Culture. D’une certaine manière, tu fais de la radio en images. Mais si la parole prévaut, la première chose que tu cherches à évoquer, c’est une image, et plus encore l’image originelle de tes interlocuteurs et interlocutrices.
S. A. : C’est entièrement ça, de la radio en images. J’ai travaillé un an à la radio algérienne, de laquelle j’ai malheureusement été licencié et censuré, ce qui en Algérie constitue presque un gage de reconnaissance (rires). J’ai adoré faire de la radio et j’adorerais en refaire. J’aime bien l’idée de commencer par cette fameuse image parce que cela donne la possibilité, je l’espère, à celles et ceux qui écoutent, de l’imaginer avec nous. Dans les quelques émissions YouTube que je peux regarder, j’ai parfois l’impression que certains ou certaines parlent de films sans imagination.
J. M. : On peut dire la même chose de la manière dont écrivent certains critiques, faire ressentir la matière du film n’est pas évident.
S. A. : Oui, c’est vrai, on retrouve aussi cette tendance dans la presse écrite. Cette imagination dont je parle relève à mon sens du dialogue. Quand je lis un article, j’ai toujours envie de croire que celui qui a écrit cet article est avec moi dans un café et que l’on discute. Lorsque je lis un papier dans lequel je ne sens pas le dialogue, quand l’auteur ne parle pas vraiment du film mais préfère tricoter un exercice de style, j’ai l’impression d’un monologue qui au fond n’aurait pas besoin du film. Je n’ai pas la possibilité d’imaginer comment il l’a ressenti. L’article est brillant, mais son auteur n’a ni besoin du film, ni du lecteur.
M. T. : Concernant le format même de ton émission, pourquoi une émission YouTube plutôt qu’un podcast ?
S. A. : C’est un concours de circonstances. Au bout de dix émissions, j’ai constaté que j’avais très envie de continuer de cette manière, parce que ce champ-contrechamp dans le même plan, c’est au fond très godardien. Mais ceci dit, je vois souvent dans les commentaires des spectateurs me dirent qu’ils écoutent Microciné en podcast ou sur leur téléphone. D’une certaine manière, c’est aussi pour moi un moyen de contrer férocement le dispositif du « facecam » avec lequel j’ai beaucoup de mal.
De la critique sur YouTube
J. M. : Parlons justement plus largement de ton rapport au médium que tu as choisi. L’une des spécificités de Microciné tient à ton désir de mettre en avant de nouvelles voix, de nouveaux visages en grande partie issus de YouTube. Quel regard portes-tu sur cette production critique ? Est-ce qu’elle relève d’ailleurs selon toi de la critique ? Témoigne-t-elle d’une forme d’émulation nouvelle, que l’on ne retrouve plus autant dans le champ des sites et blogs Internet ? Est-ce qu’il y aurait un désir de parler de cinéma plutôt que d’écrire sur le cinéma dans cette génération émergente ?
S. A. : J’invite en majorité celles et ceux qui regardent le cinéma et le fabriquent ; les critiques de cinéma, les universitaires, auteurs et autrices de livres. Il est vrai qu’il y a aussi des vidéos où je sollicite certains youtubeurs avec lesquels je considère qu’on peut avoir une conversation stimulante. De manière générale, je n’ai toutefois pas l’impression qu’il y a beaucoup de pensée sur le cinéma qui s’exprime de YouTube. J’ai conscience que le constat que je pose est violent, mais c’est ainsi. On trouve sur YouTube plusieurs tendances et formats, comme le « facecam », dont un ami, Saad Chakali, me disait que les voix qui en proviennent ne semblent pas être sorties de leur chambre. C’est comme si elles restaient étanches au monde, qu’elles n’avaient pas ouvert la fenêtre. Il existe aussi des émissions en direct où plusieurs intervenants sont invités pour parler non pas forcément de films, mais de sujets plus vastes autour du cinéma. Et il y a enfin un autre aspect de YouTube que j’ai découvert et que j’ai beaucoup de mal à comprendre : le principe du « trailer reaction », où quelqu’un se filme en train de découvrir une bande-annonce. Au fond, je me demande s’il n’y a pas une envie pour ces personnes de faire de la télévision, mais sur YouTube.
J. M. : Sans relancer le vieux débat sur la subjectivité/objectivité, il me semble que la critique relève au fond d’une rencontre entre un regard et une matière. Par essence, un texte est nourri par ma subjectivité, par mon regard, mon éducation, ce que j’aime, etc. Mais je ne considère pas pour autant que cette subjectivité, qu’il est impossible de retrancher et qui se manifeste à chaque ligne ou presque, constitue l’objet du texte. Ma subjectivité se fond dans l’économie d’un film dont je rends compte, dans le dialogue que j’initie avec cette œuvre. Elle est le moteur du texte, mais pas sa finalité. Or j’ai l’impression que les termes de cette opération sont difficilement tenables sur YouTube, ou plutôt entrent en contradiction avec la manière dont le médium s’est cristallisé, avec la généralisation du face caméra. Ce que tu décris avec le trailer reaction : la bande-annonce est moins l’objet de la vidéo que la réaction du youtubeur.
S. A. : Je ne pense pas pour autant qu’il s’agisse de l’expression d’une subjectivité. Ceux qui travaillent sur YouTube te diront qu’ils préparent leurs émissions ou qu’ils écrivent un texte en amont, mais ce n’est pas tout à fait la même chose que d’exprimer un regard. La subjectivité dont tu parles n’existe pas vraiment sur YouTube, on assiste plus au jeu d’un acteur ou à l’énonciation d’un simple avis. Pour trouver des choses plus substantielles, il faut regarder du côté des chaînes qui privilégient une approche par le montage. Par exemple, ce que fait Cinfiles. Convoquer des images, les faire cohabiter, dialoguer, voilà ce qui constitue à mes yeux un exercice critique.
J. M. : Il y a quand même une idée commune : pour faire de la critique, il faut à un moment s’effacer en partie, or avec le facecam, on ne peut pas, le visage est toujours là.
S. A. : Oui, le visage est toujours là. Et le film, où est-il, dans tout cela ? S’il n’y a pas de film, on n’existe pas. C’est peut-être ce que je reprocherais principalement à beaucoup de mes confrères et consœurs sur YouTube, le film finit au fond par être évincé. Certains youtubeurs évoquent davantage des aspects techniques, ils ont du mal à croire que pour qu’il y ait critique, il faut exprimer une subjectivité, qu’il doit y avoir une implication du corps et de l’esprit. Au fond, ils montrent quelque part la partie émergée de l’iceberg, mais ils ne s’intéressent pas à celle qui demeure cachée. Et la critique de cinéma, c’est justement l’expression de la partie immergée. Ils montrent ce que nous avons déjà vu dans le film, à savoir que la lumière est chiadée, que les acteurs sont bons ; ils retracent sa genèse, sa conception, mais ne parlent pas de séquences bien précises. Au moment de la sortie de Dune, très peu de youtubeurs se sont demandé comment Dune s’inscrivait dans la filmographie de Villeneuve. Pourquoi Villeneuve fait-il Dune ? Est-ce qu’il a une raison ? Est-ce qu’on trouve trace d’une continuité par rapport à ses précédents films ? À mon avis, oui ! Il faut chercher, comprendre, trouver. Là, cela relève de l’exercice critique. Certains youtubeurs restent plutôt à la surface : leurs propos sont ennuyeux car ils sont redondants et contiennent peu d’idées.
M. T. : Ce que l’on retrouve beaucoup sur YouTube, c’est tout l’imaginaire des coulisses des films ou des séries. D’où le nombre important de vidéos « making of » dans lesquelles sont révélées les anecdotes du tournage.
S. A. : Leur parole repose beaucoup sur les bonus DVD ou les commentaires audio, ce qui personnellement me semble peu intéressant. J’aime l’idée qu’un youtubeur ou une youtubeuse me dise ce que je ne trouverai pas ailleurs, ce qui vient de lui ou d’elle. C’est hélas trop rare, mais cela existe tout de même. Un autre point me semble important à évoquer : la notion de temps, qui me semble fondamentale chez nous, les critiques de cinéma. Les personnes qui arrivent à écrire sur un film deux heures après l’avoir vu, c’est très fort. Cela existe et cela m’impressionne. J’ai personnellement toujours eu du mal à le faire, notamment lorsque je me retrouvais à couvrir l’actualité d’un festival. C’est un exercice qui me semble particulièrement difficile. Sur YouTube, pourtant, les choses vont très vite.
Prenez par exemple la série House of the Dragon. Le premier épisode est passé à deux heures ou trois heures du matin. Quelques heures plus tard, on trouvait déjà des avis, ou alors des vidéos étiquetées comme « critique ». Au début, je me demandais comment faisaient certains youtubeurs pour parler d’une série qui vient à peine de commencer. Je m’aperçois finalement qu’ils posent simplement des hypothèses sur ce qui va se passer, comment vont évoluer les personnages, etc. Très souvent, ce que l’on entend c’est « j’aime » ou « je n’aime pas », « j’aurais voulu voir ça »… Par ailleurs, le « YouTube game » est un espace assez réactionnaire, voire même parfois franchement fascisant. Ils sont assez outrés de voir qu’il y a un ou des noirs dans House of the Dragon, ce qu’ils trouvent incohérent. Je leur réponds : « Ah oui, parce que les dragons, pour vous, c’est réaliste ? »
J. M. : Pour nuancer néanmoins la discussion que nous avons, je n’ai pas l’impression que le problème concerne uniquement YouTube : on parle peu de forme de manière générale dans la critique.
S. A. : Je lis la presse cinéma, mais c’est vrai que je suis moins attentif à ce qui s’écrit sur les séries. Ce que tu dis est vrai, je ne peux pas le nier. D’ailleurs j’avais écrit une lettre, publiée en 2011 sur Zinzolin, dans laquelle je disais me sentir complètement isolé quand je lisais des critiques brillamment écrites, mais qui à mon avis ne permettaient pas de dialoguer avec les œuvres. Par rapport à YouTube, c’est vraiment cette question de la forme qui m’intéresse de plus en plus et c’est pour cela, lorsque j’invite un écrivain ou une écrivaine de cinéma, que je pose toujours la question de l’architecture du livre, de sa structure.
J. M. : Quelles revues lis-tu aujourd’hui ?
S. A. : Cela va du quotidien comme Libération ou Le Monde à des journaux dont je suis plus éloigné idéologiquement ou politiquement, mais qui m’intéressent, comme Le Figaro. À la radio, j’écoute quelques émissions comme Plan large d’Antoine Guillot, puis beaucoup de podcasts. Sur le web, si on écoute Microciné, on sait que j’aime beaucoup Critikat, que je suis depuis très longtemps. Je lis aussi Écran Large pour être en contradiction avec eux – j’aime bien l’idée d’être énervé en lisant un article. Il y a aussi Télérama, Les Inrockuptibles, que je continue encore à lire, même si je suis parfois peiné par leur évolution. Les Cahiers du cinéma, évidemment, Positif, et puis d’autres revues comme Apaches, Tsounami, La Septième Obsession, So Film,Transfuge, etc.
J. M. : Ce que tu décris concernant YouTube, ce commentaire saupoudré d’hypothèses et de jugements qui relèvent ici et là d’un regard critique, ne constitue-t-il pas au fond le prolongement des forums des années 2000 ? On y retrouve le goût des « théories », le bavardage entre des figures familières, etc.
S. A. : En partie. Sur YouTube, on se pose rarement des questions sur la forme, sur l’intention d’un film ou d’une série, on parle beaucoup plus du fond, du « message ». C’est quoi au juste, le message ? Pour moi, certains ne voient pas le film, ils restent sur des éléments de scénario envisagés au sein d’hypothèses sur la suite de la série. La plupart des youtubeurs sont aussi des geeks (je le suis moi-même encore un peu), ils jouent beaucoup aux jeux vidéo et lisent des romans de fantasy. Quand ils évoquent House of the Dragon ou Les Anneaux de Pouvoir, la forme même des objets les intéressent peu. J’ai commencé à faire de la critique à la fin des années 1990, donc je ne me retrouve pas toujours dans le monde de YouTube. Il m’arrive d’être invité dans une émission live d’un youtubeur nommé Mégamax « Touche pas à mon ciné » (on retrouve dans le titre de l’émission l’horizon de la télévision). Parfois, le cadre de la joute verbale m’amuse, tandis qu’à d’autres moments, il me laisse plus dubitatif. Une fois, on m’a demandé de réagir à une réaction concernant la bande-annonce d’un film. Mais qu’est-ce que vous voulez que je dise là-dessus ?
M. T. : Il faut tout de même noter une différence entre le YouTube français et le YouTube anglophone. Il m’est arrivé de tomber sur des vidéos de youtubeurs, notamment américains, qui proposaient des sortes d’essais de trois heures, en montage d’images, sans leur visage avec une simple voix off (des vidéos sur Nicolas Cage, Le Roi lion ou encore Doctor Who par exemple). Ce sont des propositions différentes des youtubeurs français tel que Karim Debbache, dont les vidéos reposent largement sur un humour référencé, adressé à une communauté qui en connaît les codes.
S. A. : Tu as raison en ce qui concerne le YouTube anglophone, même si je le connais mal, ne parlant pas très bien anglais.
M. T. : Il me semble que tu as réalisé deux films et que tu en prépares un troisième. Je me demandais comment ce travail nourrissait ton exercice critique, et à l’inverse comment ton travail critique t’avait peut-être amené sur d’autres pistes de réalisation ?
S. A. : Pour la réalisation c’est très simple, au bout de vingt-trois ans de pratique journalistique et critique, je voulais passer à l’acte, être derrière une caméra. J’ai fait un premier film qui est davantage un reportage de luxe qu’un documentaire, puis un second. J’ai ensuite essayé de travailler sur un troisième, sans succès. C’est à ce moment que j’ai découvert YouTube. Les dix-sept, dix-huit mois que j’ai fait sur YouTube avec Microciné m’ont beaucoup apporté. Quand je rencontre des gens comme Jacques Aumont ou comme vous chez Critikat, il y a une pensée qui se construit. Cela m’a stimulé pour me lancer dans un troisième film. C’est important : il faut lire, échanger, voir des choses pour continuer à avancer.