Comment va la critique de cinéma (et où va-t-elle) ? Telle est la question qui structure souterrainement cette série, baptisée « perspectives critiques », dans laquelle nous allons à la rencontre de confrères et de consœurs pour discuter de leur regard sur la critique, de leur rapport à l’écriture, de l’intrication entre leur travail et leur cinéphilie… Par petites touches et paroles qui se font écho, ces entretiens auront par ailleurs vocation à dresser entre les lignes un bref état des lieux de la critique contemporaine. Dixième et dernier invité : Jean-Marc Lalanne, rédacteur en chef des pages cinéma et culture des Inrockuptibles.
Josué Morel : Jean-Marc, des dix critiques que nous avons rencontrés pour cette série, tu es quelque part le plus chevronné : tu écris depuis à peu près trente ans, tu es passé par Libération, Max, les Cahiers du cinéma, Les Inrocks, Le Cercle et Le Masque et la plume. De par cette position, tu es peut-être le plus même pour répondre à cette question : comment va, à ton avis, la critique de cinéma aujourd’hui ?
Jean-Marc Lalanne : J’ai envie d’être optimiste et de dire qu’elle va tout de même plutôt bien, même si le biotope s’est considérablement transformé depuis mes débuts. J’ai commencé à écrire à peu près au moment de la mort de Serge Daney, et je pense qu’il s’est produit à l’époque une sorte « d’effet Daney » qui a influencé l’organisation des différentes tribunes culturelles. Dans les années 1990, l’extraordinaire audience que va avoir la parole de Serge Daney va créer une forme de complexe dans l’ensemble du paysage culturel journalistique français. Chaque média, sur le modèle de Libération, où Daney avait fondé un service cinéma d’exception, voudra en quelque sorte, et toutes proportions gardées, créer son Daney : Le Monde réorganise complètement ses pages cinéma avec à sa tête Jean-Michel Frodon qui privilégie une approche critique ultra-auteuriste en rupture avec le traitement plus « middle of the road » de l’actualité du cinéma qui fut celle de ce quotidien durant les décennies précédentes, quand Télérama renouvelle son équipe – c’est le départ de Claude-Marie Trémois et l’arrivée une équipe plus jeune, issue en partie des Cahiers du cinéma, avec par exemple Jacques Morice ou Frédéric Strauss. C’est aussi la transformation en hebdomadaire du mensuel de rock Les Inrockuptibles, et la création, sous l’impulsion de Serge Kaganski et Frédéric Bonnaud, d’un espace de traitement critique de l’actualité du cinéma, par une équipe largement influencée par la lecture attentive des Cahiers et de Libération dans les années 1980. Plus largement, la rédaction des Cahiers va essaimer partout. Naturellement, Libé est le premier espace concerné, puisque Daney y est lui-même allé. Pour le jeune cinéphile de 25 ans que j’étais, marqué par la lecture des Cahiers et la pensée de Daney, il était plutôt facile d’intégrer les médias français, parce que tout le monde trouvait alors désirable la critique de cinéma et sa dimension morale, telle que Serge Daney la pratiquait. Trente ans plus tard, on n’est plus du tout dans le même contexte : ce qui était jadis désirable va devenir un symbole contre lequel les patrons de presse vont lutter. Ils vont plutôt essayer d’amoindrir la critique, de réduire ses espaces. Et donc, ceux qui pensent que la critique de cinéma est l’alpha et l’oméga de leur pratique sont désormais dans une situation de résistance.
J. M.: Tu associes donc la mort de Daney, dont la pensée a en plus une part assez crépusculaire, à une phase de revitalisation de la critique ? De prime abord, cela pourrait paraître paradoxal.
J.-M. Lalanne : Oui, je pense qu’il a complètement ensemencé la presse. Pas que la presse, d’ailleurs, le cinéma aussi. Je crois que pour la première génération de la Fémis, ou la dernière de l’IDHEC, disons les cinéastes contemporains de Pascale Ferran, Arnaud Desplechin, Noémie Lvovsky, Xavier Beauvois, Jean-Paul Civeyrac, etc., il n’y a pas dans le cinéma français un « cinéaste » aussi influent que Serge Daney, à la fois dans leur perception et leur manière de penser leur pratique.
Mahaut Thébault : Tu tiens donc Daney pour un cinéaste ?
J.-M. Lalanne : Pas exactement, mais je crois que parmi les cinéastes contemporains de Daney, à savoir André Téchiné, Jacques Doillon, Benoît Jacquot ou Philippe Garrel, aucun d’eux n’a été aussi influent que lui pour les réalisateurs français nés dans les années 1960. Même Godard, d’une certaine manière, nourrit moins la pensée et la pratique du cinéma pour cette génération que Daney. Il est à la fois la figure la plus importante pour le cinéma français des années 1990 et celle qui ouvre, pour des gens comme moi, un espace d’exercice de l’activité critique.
J. M. : Tu deviens ensuite rédacteur en chef des Cahiers à un autre moment de bascule historique, le début des années 2000.
J.-M. Lalanne : Le premier numéro dont je suis responsable est celui de novembre 2001. J’en étais assez content, d’un point de vue disons militant LGBTQI+, car il arbore le premier baiser homosexuel en couverture – il s’agit d’un photogramme de Mulholland Drive. Entre 1993, date à laquelle je commence à écrire aux Cahiers, et 2001, la revue a connu plusieurs phases. Il y a d’abord eu les années Thierry Jousse, qui était à peine trentenaire et qui dirigeait à l’époque une équipe de critiques plus jeunes que lui et parmi lesquels on trouvait de nombreuses femmes telle que Camille Nevers, [NDRL : qui revient sur cette période dans l’entretien qu’elle nous a donné], Marie Anne Guerin, Laurence Giavarini, Camille Taboulay… C’était très nouveau, la revue n’a jamais été aussi féminine qu’à cette époque. La deuxième moitié des années 1990, en revanche, correspond à mon avis à un chapitre très masculin de l’histoire des Cahiers. Serge Toubiana revient et il n’y a plus du tout cette fraîcheur « teenage » que connaissait la revue quelques années avant. Peut-être justement que ma priorité, en devenant co-rédacteur en chef avec Charles Tesson, a été de réinjecter cet « esprit teenage » que j’avais connu en arrivant aux Cahiers en 1993. Entre ces deux bornes, deux choses se sont par ailleurs produites dans ma vie professionnelle. D’abord mon expérience de journalisme à Max, qui m’initie à la fabrication de la presse magazine, sous la férule de quelqu’un d’extrêmement doué qui, bien qu’il ait le même âge que moi, est déjà beaucoup plus expérimenté en la matière : Laurent Bon, qui depuis est devenu producteur de télévision. Ensuite, mon passage de trois ans à Libération, qui a complètement libéré une énergie nouvelle et m’a permis de trouver une parole et un ton personnels. Quand je suis arrivé aux Cahiers, j’étais encore dans l’idée que je m’inscrivais dans un collectif et que je parlais un langage et un vocabulaire communs à la revue. L’idée que j’avais, en tout cas à l’époque, c’est que l’on se dissout un peu dans un groupe lorsqu’on est aux Cahiers.
J. M. : Ce que tu décris du passage entre les Cahiers et Libération n’est pas sans faire penser, de nouveau, à la figure de Daney.
J.-M. Lalanne : Tout à fait, même s’il y avait aussi un collectif très fort à Libération quand je rejoins le journal en 1999, entre Olivier Séguret, Gérard Lefort, Didier Péron ou Philippe Azoury. Il y avait un effet de groupe, mais où chacun pouvait creuser un sillon personnel. Lorsque je reviens aux Cahiers comme rédacteur en chef, ce n’est pas du tout pour réintégrer la revue que j’avais connue, mais pour la transformer à partir de ce que j’avais découvert, à savoir l’écriture de la presse magazine grâce à Max et la capacité de faire émerger cette parole subjective, comme à Libération. J’y rencontre aussi une nouvelle génération que je ne connaissais pas ou peu : Olivier Joyard, Patrice Blouin, Hélène Frappat, Clélia Cohen, Erwan Higuinen, Jean-Sébastien Chauvin… avec lesquels va se tisser une grande affinité de goûts et de préoccupations. Se dégage alors un groupe très homogène, même s’il n’englobe pas la totalité de la rédaction : on trouve aussi des plumes plus solitaires, comme Stéphane Delorme, ou même Charles Tesson, mon corédacteur en chef, qui n’a pas fusionné avec ce collectif, même s’il l’a accueilli avec beaucoup de bienveillance. On essaie alors d’élargir le champ d’action des Cahiers : s’il y avait déjà eu quelques textes sur les séries, je pense que c’est Olivier Joyard qui a initié le suivi très régulier de cette forme, à un moment où la critique de séries reste encore très embryonnaire dans la presse et la critique cinéma. Mais il y aussi Patrice Blouin, qui va beaucoup travailler sur le vidéoclip, Erwan Higuinen, qui écrit sur le jeu vidéo… On avait ce désir commun de penser le cinéma en rapport avec différents régimes d’images.
M. T. : Il y a un phénomène qui me semble aussi important, à la fois dans les années 1990 et après : une forme de redécouverte du cinéma asiatique, avec Takeshi Kitano, Tsui Hark, Wong Kar-wai, Hou Hsiao-hsien, etc., à laquelle tu participes énormément.
J.-M. Lalanne : Oui, complètement. J’ai même régulièrement collaboré, durant cette époque, à une revue spécialisée dans le cinéma asiatique : HK cinéma magazine. On sait que la découverte tardive d’Ozu, à l’occasion d’une rétrospective en 1979, a constitué un très grand choc pour ceux qui l’ont vécue. Je n’ai pas connu ça, mais j’ai ressenti quelque chose d’analogue au milieu des années 1990 avec Wong Kar-wai, alors qu’avant, je me sentais assez distant du cinéma asiatique. J’ai toujours été extrêmement attiré par les esthétiques pop. J’étais adolescent lorsqu’est né le vidéoclip et il y avait déjà eu dans les années 1980 des hybridations entre le clip et cinéma, mais qui me semblaient clinquantes ou creuses, que ce soient les films de Jean-Jacques Beineix en France ou ceux de Ridley Scott, dont le cinéma m’agaçait alors assez, même si j’ai depuis un peu changé d’avis à son sujet. Tout d’un coup, avec Wong Kar-wai, on a assisté au croisement de l’intimisme introspectif de la Nouvelle Vague avec une imagerie issue de MTV. J’ai vraiment trouvé ce croisement passionnant dans la manière de connecter le cinéma à un régime sensible contemporain. Ou encore d’expliciter dans quel état perceptif nous précipite le monde moderne. C’est un des sujets essentiels du cinéma de Wong Kar-wai : comment je perçois le monde ? Par échos, de façon assourdie, différée, diffractée, il me parvient et se traduit en sensations ? Quand on est un jeune rédacteur des Cahiers, l’un des moments importants, c’est de voir pour la première fois l’un des films sur lesquels on écrit faire la couverture de la revue. Pour moi, c’était Chungking Express, et je pense que si je devais désigner les trois cinéastes qui ont scandé ma vie de critique, Wong Kar-wai serait assurément l’un d’entre eux. Un peu après, j’ai découvert Tsai Ming-liang, qui a aussi beaucoup compté pour moi – j’ai d’ailleurs écrit dans les Cahiers sur La Rivière et The Hole. Il est ensuite plus ou moins sorti de ma vie pendant presque 20 ans, mais j’ai récemment été totalement bouleversé par Days, alors que son style n’a finalement qu’assez peu bougé. C’est comme s’il avait continué de tracer le même chemin mais que celui-ci rencontrait à nouveau de plein fouet l’époque.
Montage critique
J. M. : Dans ce changement générationnel que tu évoques, qui implique à la fois l’émergence de jeunes plumes et de nouveaux auteurs, on sent le désir de se rebrancher sur des questions contemporaines. On retient notamment de « ta » période aux Cahiers, parfois même de manière un peu caricaturale, les textes sur Loft Story. Plus largement, j’ai l’impression qu’il y avait la volonté de mettre en exergue une forme de « pollinisation » du cinéma. C’est étonnant, car je n’avais jusqu’ici pas fait le lien, mais c’est une idée qui nous importe aussi beaucoup à Critikat.
J.-M. Lalanne : Oui, c’était vraiment notre credo : aller chercher le cinéma sur des terres où on ne l’attendait pas forcément, qui pouvaient aller jusqu’au cinéma porno ou au jeu vidéo. Outre que l’on aimait beaucoup en soi Loft Story, ce qu’on aimait encore plus, c’était le rapport qui se nouait entre l’émission et Ten d’Abbas Kiarostami. Patrice Blouin a écrit des textes très forts là-dessus, sur la manière dont, à un moment donné, une forme de vidéosurveillance, qu’il appelait « une vidéosurveillance affective », est devenue une sorte de langage commun et contemporain où pouvaient se côtoyer un grand artiste comme Kiarostami et une émission de télé-réalité fomentée par M6. Les rapprochements qu’il y décelait esquissaient un champ d’investigation passionnant à partir duquel il devenait possible de penser la mise en scène autrement que comme une imposition autoritaire d’un regard sur le monde, mais dans un rapport d’horizontalité avec les sujets filmés. Le surgissement à la même période des films sur l’adolescence de Gus Van Sant, à commencer bien sûr par Elephant qu’avec Olivier Joyard nous avons découvert à Portland, six mois avant Cannes, aux côtés de GVS alors qu’il en achevait la post-production, a eu une très forte valeur de catalyseur : dans notre réflexion, dans les liens affectifs et intellectuels qui nous nouaient… Elephant a été pour nous l’œuvre synchrone absolue.
J. M. : C’est quelque chose qui s’est un peu perdu dans la critique, cette manière de procéder par montage d’objets, de faire se télescoper des formes culturellement différentes, mais qui partagent un horizon commun. En parlant de montage, on pourrait aussi plus largement considérer que le propre d’une revue consiste à opérer un montage de textes et de sensibilités.
J.-M. Lalanne : D’une certaine manière, je crois qu’il existe des revues construites sur le modèle du plan-séquence, comme Trafic. En ce qui me concerne, je pense qu’aux Cahiers ou aux Inrocks, j’ai été plutôt un rédacteur en chef-monteur, oui.
J. M. : Ce parallèle entre le critique et le cinéaste me semble beaucoup revenir chez toi.
J.-M. Lalanne : Je pourrais aussi développer très largement mon point de vue sur les liens qui existent entre la position de critique et celle d’écrivain. Pour moi, la critique est un genre littéraire, et plus encore, un geste artistique. Je suis convaincu qu’un critique est également un artiste. Je considère les critiques que j’aime comme des auteurs. Ce que je recherche en les lisant, c’est à la fois bien sûr une connaissance et une compréhension du film ou du cinéaste qu’ils commentent, mais aussi une émotion très forte qui consiste à retrouver une voix, une pensée, être parfois étonné par les transformations qu’elle opère, et un rapport à la langue, à l’écriture, qui tient à la fois de l’exégèse et d’un art indirect du récit de soi, de la littérature et du songwriting. À ce titre, la critique est une des formes d’expression qui me touche le plus.
M. T.: À ce sujet, j’aimerais revenir sur une conférence/projection, consacrée aux liens entre l’enfance et le cinéma, que tu as donnée en 2017 à la Cinémathèque française. Tu projetais un petit montage qui débutait par Persona, pour dessiner ensuite une sorte de cheminement entre trois états de « l’enfant-spectateur » : l’enfant-cinéphile, l’enfant-metteur en scène, puis l’enfant-démiurge. Concernant cette idée « d’enfant-démiurge », qui pense pouvoir modifier le monde comme il pourrait le faire en touchant et bougeant des choses, penses-tu qu’il s’agit d’un paradigme dans lequel certains films se retrouvent encore aujourd’hui – comme le cinéma américain, par exemple, qui s’est beaucoup nourri des effets spéciaux ?
J.-M. Lalanne : Avant de de répondre à ta question, je repartirais du parallèle entre le critique et l’artiste que nous évoquions. À une époque, j’ai donné beaucoup de conférences à la Cinémathèque sur le format assez classique d’une prise de parole d’une heure et demie entrecoupée d’extraits. Mais à mesure que Bernard Benoliel, qui supervise cette production critique commandée par la Cinémathèque, me proposait des interventions, je me sentais de plus en plus mal à l’aise avec la forme classique de la conférence. En 2014, lorsqu’il m’a demandé de travailler sur l’héritage de François Truffaut, j’ai eu l’envie de projeter une sorte de petit film qui montait à la fois des extraits de Truffaut et de Bruno Podalydès, d’Arnaud Desplechin, de Pascale Ferran, etc. Je me suis alors rendu compte que je prenais plus de plaisir à investir cette forme-là et je l’ai donc reconduite dans le cadre de cette intervention sur l’enfance et le cinéma. Je n’avais pas vraiment fait le lien, mais c’est parce que vous m’avez posé les questions en même temps que tout à coup, cela me semble constituer la meilleure réponse à l’hypothèse posée tout à l’heure par Josué : même en ce qui concerne la production d’idées critiques, la construction d’un discours à partir d’un montage d’images de cinéma a fini par devenir l’élément que je pouvais m’approprier le plus simplement.
Et pour revenir sur le fond de ton propos : « l’enfant-démiurge » me bouleverse comme motif de fiction, dans Midnight Special de Jeff Nichols par exemple ou Fanny et Alexandre de Bergman, mais pas vraiment comme figure d’artiste au travail. C’est-à-dire que les cinéastes que je préfère mettent plutôt en veilleuse cette aspiration démiurgique. En ce moment, je lis, avec une sorte de curiosité masochiste et de jouissance de la détestation, le Dictionnaire des films de Jacques Lourcelles, et je suis vraiment fasciné de constater à quel point il est obsédé par cette idée de l’artiste tout-puissant. À un endroit, il cite de très belles phrases de Julien Gracq, qui considère que le cinéma est le seul art dans lequel il y a, comme dans une préparation pharmaceutique, un certain nombre d’éléments que ne contrôle pas le cinéaste, tels que les figurants dans la rue ou le passage du vent dans des branches. C’est même, selon lui, l’essence du cinéma. Or Lourcelles lui répond que c’est faux : selon lui, l’enjeu des très grands films de très grands cinéastes est de ramener à 0% ce coefficient de données qui ne sont pas absolument contrôlées par l’artiste démiurge, dont la maîtrise doit s’exercer sur le moindre millimètre carré du cadre. Ce n’est vraiment pas du tout une vision du cinéma dans laquelle je me reconnais.
J. M. : Ce qui t’intéresse, au contraire, c’est l’impureté.
J.-M. Lalanne : Oui, complètement. C’est un mot que je n’utilise pas beaucoup parce qu’il a été trop galvaudé, mais je crois que c’est tout même ce que je cherche, dans l’absolu.
M. T.: Il y a quelque chose qui me touche beaucoup dans ton intervention à la Cinémathèque, c’est l’idée que le critique peut écrire sa propre histoire du cinéma. Il esquisse des tendances, rapproche des objets, etc.
J.-M.Lalanne : Tout à fait. Je reviens à Lourcelles, parce que quand bien même cela m’exaspère, je n’arrive pas à m’en défaire à cause d’une idée qui me fascine dans son dictionnaire : l’histoire du cinéma se voit tout d’un coup rétractée dans un seul cerveau. Je me suis amusé à calculer combien de temps il avait dû prendre pour mener à bien son projet : s’il a revu un film et produit une notule par jour, cela lui a pris à peu près dix ans. Au fond, je crois que j’adorerais faire ça, mais je n’ai pas le temps. J’ai aussi beaucoup aimé, pour des raisons voisines, les chroniques de Louis Skorecki dans les années 1990 et 2000, lorsqu’il avait une colonne quotidienne dans Libération au sein de laquelle il pouvait aussi bien parler de Jacques Feyder que des frères Dardenne, parce qu’il exprimait dans ce cadre une espèce de subjectivité absolue, qui embrassait, redistribuait, rebattait toutes les cartes du cinéma mondial. Paradoxalement, il y a dans ce démiurgisme-là, celui du critique seul face à une histoire du cinéma désormais presque infinie, mais à laquelle il entend mettre de l’ordre (Lourcelles) ou du désordre (Skorecki), quelque chose qui me touche. Peut-être parce qu’à nouveau c’est un démiurgisme d’enfant, celui d’un petit être un peu chétif face à une matière énorme mais qui, avec les petits outils qu’il a mis une vie à se forger, décide valeureusement de s’y confronter.
Origine et futur
J. M. : Il y a un autre sujet que j’aimerais aborder avec toi, celui de la situation des Inrocks, qui ont connu ces dernières années un certain nombre de difficultés et une érosion des ventes. C’est l’occasion aussi de parler plus largement de l’état de la presse culturelle. Comment se porte aujourd’hui le journal ?
J.-M.Lalanne : En ce moment, Les Inrocks ne sont pas particulièrement en crise, même s’il y a eu effectivement une période de tension extrême dans les trois années où j’ai été directeur de la rédaction, mais qui s’est résorbée par le passage assez réussi de l’hebdo au mensuel. Je ne crois pas du tout que le journal soit menacé dans son avenir proche, mais on peut globalement dire que la presse écrite ne va pas très bien. Je crois toutefois que j’ai traversé dans ma vie des moments de plus grande inquiétude, au sujet des Inrocks, de la presse et, plus largement, de la critique.
J. M. : Je me souviens avoir lu que cette nouvelle version et ce nouveau rythme étaient motivés par une volonté de relancer le désir. Est-ce que toi, personnellement, tu ressens au bout de trente ans une forme d’usure du désir critique ?
J.-M.Lalanne : Je ne me sens pas trop usé par ces trente ans d’exercice, même si ma libido critique s’est transformée. Quand j’étais un étudiant de vingt ans, dans ma tête, j’étais déjà un critique – à mon avis, on le devient avant même d’écrire ses premiers textes – et j’allais au cinéma avant tout pour penser quelque chose des films. À cette époque, je pouvais tout regarder, y compris les films les plus mauvais, car j’avais le sentiment que même les mauvais films me donnaient des idées. Cet appétit s’est toutefois estompé au bout de dix ou quinze ans d’activité. Aujourd’hui, quand je suis obligé de voir des films qu’initialement je n’avais pas prévu de voir, par exemple pour Le Masque et la plume, c’est tout de même un peu une corvée. J’ai le sentiment qu’à mes débuts, tout film produisait de la pensée chez moi. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui : quelque part, je n’ai plus envie de voir que les films que j’ai envie de voir.
J. M. : Distinguerais-tu ton désir critique de ton désir cinéphile, ou les deux sont-ils intimement liés ?
J.-M. Lalanne : La fascination pour le cinéma naît très tôt chez moi, dès l’enfance. Parce que la télévision passait à l’époque encore beaucoup de films appartenant à l’histoire du cinéma, elle allait de pair avec un fétichisme du passé. Par exemple, j’aimais apprendre les filmographies d’actrices, comme celle de Marlene Dietrich, alors même que je n’avais vu que très peu de ses films. Il y a donc un fétichisme cinéphile qui chez moi précède un peu le geste critique, même s’il apparaît aussi très tôt, grâce au programme télé qu’achetaient mes parents. Le fait d’y voir que des gens notaient les films me passionnait, et je reproduisais ce geste en inscrivant mes propres notes sur le programme à l’aide d’un crayon.
J. M. : C’est intéressant, cette cinéphilie originelle des actrices : tu viens justement d’achever un livre, bientôt publié chez Capricci, baptisé Delphine Seyrig, en constructions.
J.-M.Lalanne : En effet, le choix de Seyrig tient à l’absolue fascination que j’éprouve pour des stars féminines de cinéma. Mais le fait d’écrire pour la première fois un livre sur une actrice tient aussi peut-être de mon intérêt pour le travail critique de Murielle Joudet, qui est plus jeune que moi et qui a beaucoup travaillé sur les actrices, et de certaines conversations avec elle. Elle m’a fait comprendre qu’il était impérieux que je me coltine à ce travail. Seyrig est quelqu’un de très important pour moi, depuis longtemps. Elle joint à la fois quelque chose qui constitue le socle absolu de ma cinéphilie (la Nouvelle Vague, Demy, Duras…), mais aussi une dimension ultracontemporaine, car elle est devenue une star au présent et des gens très jeunes, par les gender studies et la pensée féministe, l’ont totalement redécouverte. Le livre essaie d’embrasser à la fois son œuvre d’actrice, de réalisatrice, son trajet intellectuel, son activisme, et d’en dégager un même mouvement de pensée, aux ramifications multiples.
J. M. : On revient à cet horizon de la jeunesse.
J.-M. Lalanne : Oui, et c’est d’ailleurs quelque chose dont j’aimerais parler. Depuis vingt ans, je dirais que ce qui m’importe le plus dans mon travail réside peut-être moins dans les textes que j’écris que dans la découverte et l’accompagnement de nouveaux critiques. Je dirais qu’à partir du moment où je deviens rédacteur en chef des Cahiers, je découvre une facette de mon activité que j’ignorais, celle d’être à la tête d’un groupe soudé par une connexion très forte : dans mes premières années aux Cahiers, l’exercice de la critique était plus solitaire, et si elle s’est constituée autour d’un groupe à Libé, je n’y avais pas de responsabilité d’encadrement. Lorsque j’arrive aux Inrocks, le cœur de mon travail va être aussi de travailler au renouvellement de la critique – au fond, c’est l’une des questions qui m’importe le plus. J’ai vraiment accordé un très grand soin à rencontrer des dizaines de personnes à chaque fois qu’un poste de stagiaire aux Inrocks se libérait. Et depuis une vingtaine d’années, j’ai permis à beaucoup de critiques de débuter, que ce soit Julien Gester, Emily Barnett, Jacky Goldberg, Luc Chessel, Romain Blondeau, Théo Ribeton jusqu’à la dernière génération des Inrocks, Bruno Deruisseau, Marilou Duponchel, Ludovic Béot, Alexandre Buyukodabas, Léo Moser… Depuis vingt ans, j’ai vu énormément de gens très jeunes avec une envie intacte, inaltérée, d’écrire sur les films. C’est ce qui m’aide à être, à vrai dire, assez optimiste sur la pérennité de la critique.