Comment va la critique de cinéma (et où va-t-elle) ? Telle est la question qui structure souterrainement cette série, baptisée « perspectives critiques », dans laquelle nous allons à la rencontre de confrères et de consœurs pour discuter de leur regard sur la critique, de leur rapport à l’écriture, de l’intrication entre leur travail et leur cinéphilie… Par petites touches et paroles qui se font écho, ces entretiens auront par ailleurs vocation à dresser entre les lignes un bref état des lieux de la critique contemporaine. Septième invité : Jérôme Momcilovic, collaborateur aux Cahiers du cinéma et ancien responsable de la rubrique cinéma de Chronic’art.
Josué Morel : Jérôme, lorsque nous t’avons proposé de participer à cette série, tu nous as confié être « dans un moment d’interrogation sur la critique en soi et sur ma pratique ». Partons de là.
Jérôme Momcilovic : Oui, ce sont deux questions parallèles mais qui se recoupent, disons. Sur un plan personnel, j’ai le sentiment vague d’être arrivé au bout de quelque chose, après 15 ans passés à écrire de la critique, et trois livres [NDLR : Prodiges d’Arnold Schwarzenegger, Chantal Akerman – Dieu se reposa, mais pas nous et Maurice Pialat – La main, les yeux, tous publiés chez Capricci]. Si la critique constitue un « travail », comme la question a été judicieusement posée dans cette série d’entretiens, alors pour moi c’est avant tout dans ce sens-là : un travail personnel au long cours, qui consiste à devenir critique, se demander ce que cela veut dire et ce que ça doit être. En somme, cerner son goût. Et au passage, apprendre deux ou trois choses importantes : ce que c’est que « bien » regarder (« bien regarder, ça s’apprend », disait Emmanuelle Riva dans Hiroshima mon amour), et surtout pourquoi on aime autant ça, regarder, pourquoi il s’agit d’une affaire aussi sérieuse. Il me semble que c’est l’affaire des critiques, plus encore que celle des cinéphiles : une obsession vouée non pas tant aux films, au fond, qu’à l’activité qui consiste à les regarder. Être « critique », pour moi, c’est avant tout avoir cette étrange disposition. Je ne l’ai compris que récemment, en consacrant un livre à Pialat, et en animant des ateliers. On m’a demandé d’animer des ateliers de critique auprès de lycéens. Enseigner m’était familier puisque j’ai commencé à donner des cours de cinéma en même temps que j’ai commencé à écrire. Mais alors qu’il fallait que je parle non plus des films mais de mon travail, je me suis demandé ce que j’allais bien pouvoir leur raconter, étant entendu que je n’allais pas leur dire que la critique est un « métier », puisque le peu de critique de « métier » que l’on trouve encore dans la presse est de toute évidence étranger aux adolescents d’aujourd’hui.
Mahaut Thébault : Donc tu dirais que la critique n’est pas, ou n’est plus, un « métier » ?
J. Momcilovic : Sûrement de moins en moins, oui, même si elle ne l’a de toute façon jamais été que de manière plutôt marginale. Et qu’elle le soit si peu est un problème. L’idée que je me fais de la critique, et qui tient sûrement au fait que j’ai commencé à en écrire à une époque où la presse ne faisait qu’entamer son déclin, c’est qu’il s’agit de quelque chose qui doit être rémunéré. Pas pour en vivre, ce qui n’est possible qu’à de rares exceptions, mais pour que le texte à écrire soit dû à quelqu’un, et pas seulement à des lecteurs imaginaires ou à soi-même. Chez Chronic’art, nous aurions difficilement pu être moins payés : le tarif de la pige était dérisoire. Mais c’était juste assez pour matérialiser l’idée que le texte est « adressé ».
J. M. : Mais y a-t-il nécessairement besoin d’argent pour cela ?
J. Momcilovic : Disons qu’il y a surtout besoin d’un contrat. C’est un peu comme la psychanalyse : on paie pour que ce ne soit pas la même chose que de raconter sa vie à n’importe qui d’autre.
J. M.: Je comprends ta position, mais aujourd’hui, si l’on veut écrire des textes substantiels, il n’y a tout de même pas beaucoup d’espaces, encore moins où l’on peut être rémunéré. Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
J. Momcilovic : Je suis d’accord évidemment, et la qualité de nombreux textes bénévoles me donne tort. Mais je pense que cela coûte des efforts plus douloureux à celui qui écrit, parce que ça fait peser sur les textes une exigence exubérante : si on n’écrit pas pour l’argent, ne serait-ce qu’un peu, alors c’est qu’on écrit pour soi, pour accomplir ce « travail » dont je parlais, et la barre du coup devient un peu haute… Cela tient aussi peut-être à quelque chose de personnel, un côté bon élève. J’ai besoin de rendre ma copie à quelqu’un. Pour en revenir à la question du « métier » de critique, j’ai l’impression qu’au-delà de la crise de la presse, les dernières années ont rendu encore plus difficile de le faire bien. Le COVID, la fréquentation déclinante des salles, tout ça, on le voit bien, fait peser sur ce qu’il reste de la critique l’obligation de sauver les films. À partir du moment où les films sont une espèce en danger, la fonction du critique est découragée, puisque celle-ci viserait plutôt par principe à sauver le cinéma et non les films. Et sauver le cinéma, cela veut dire notamment le sauver de l’injonction à défendre les films, ce qui implique d’exercer un goût un peu tranchant. Bien sûr que cette crise indéniable du cinéma est préoccupante, mais elle ne devrait pas être le souci de la critique. On a toujours fait les gros yeux au critique assassin, on lui a toujours reproché de mépriser le travail énorme entrepris pour tourner un film, mais cette culpabilité pèse plus fort aujourd’hui que jamais : on voit bien que la critique « négative » n’est définitivement plus la bienvenue dans les médias. Pour le coup, c’est surtout le critique, ce trouble-fête que l’on veut convertir en animateur culturel, qui est une espèce condamnée.
J. M. : J’ai l’impression que j’opérais à peu près la même distinction entre cinéma et films lorsque j’ai commencé à écrire : je préférais au fond, avec un soupçon de romantisme, le cinéma aux films, l’idée supérieure que représenterait le cinéma. Alors qu’aujourd’hui, ce serait plutôt l’inverse : mon rapport au cinéma s’incarne davantage par l’intimité que je peux tisser avec un film, l’intimité qui se construit avec une œuvre.
J. Momcilovic : Mais ça, c’est le cinéma.
J. M. : Pas seulement, à mon avis, car cela implique une forme de rapport beaucoup plus concret, tandis qu’il y aurait une forme d’abstraction dans le fait de « préférer le cinéma » – avec la part floue que cela implique.
M. T. : Après, si ton horizon, Jérôme, était de retrouver et de définir ton goût, je comprends que cela implique davantage de penser le cinéma contre la particularité d’un film.
J. M. : Et en même temps, le goût est avant tout lié à des choses très concrètes.
J. Momcilovic : Mais je ne parlais pas de quelque chose d’aussi abstrait. Disons que pour moi, écrire de la critique, cela a été jusqu’à aujourd’hui essayer de cerner une spécificité du cinéma : qu’est-ce qui me fait miraculeusement tenir deux heures devant un film, alors que par nature, je ne tiens pas en place ? J’ai su très vite que ce n’était pas les histoires. Les histoires, je m’en moque un peu au cinéma, enfin disons que je n’en ai pas besoin. Par exemple je ne comprends jamais rien aux films d’espionnage, parce que je fais trop peu l’effort de me concentrer sur l’histoire. J’ai toujours été plus attiré par le côté technologico-magique du cinéma, la part d’hypnose, et mes goûts découlent en partie de cela.
J. M. : L’objectif de la critique, ce serait donc d’élucider le « secret du cinéma », du moins à une échelle personnelle ?
J. Momcilovic : Oui, peut-être tout bêtement comprendre pourquoi on aime ça. C’est ce qui m’a poussé à écrire des livres, pour avoir la place de me poser vraiment cette question. En terminant celui sur Pialat, j’ai eu le sentiment que j’avais fini par y répondre en partie – à titre purement personnel, encore. Et simultanément, je suis devenu de plus en plus impatient avec les mauvais films, parce que je sais plus tôt qu’avant quand je ne les aime pas. Si j’ai l’impression que le film n’a pas de regard, que les choses n’y sont pas regardées, je m’ennuie violemment. Cela rend un peu plus compliqué la part de « veille » de la tâche de critique : voir et commenter tout ce qui sort. J’en suis à cet endroit un peu paradoxal : si la critique est ou doit être la recherche de quelque chose, alors peut-être que fatalement à un moment on le trouve, et alors on a peut-être moins besoin qu’avant de la critique. Même si la critique relève avant tout d’un type de regard, d’une méthode, qui peut s’appliquer à d’autres objets que l’écriture, comme l’enseignement, la programmation, ce qui est mon cas…
Écrire contre
J. M. : Revenons sur la question du goût : il me semble que lorsque tu écrivais à Chronicart, tu étais aussi très stimulé par des objets que tu n’appréciais pas. On n’a pas forcément besoin qu’un film nous plaise pour qu’il nous inspire.
J. Momcilovic : Pour moi, la question du goût se situe en grande partie là. La sévérité cultivée par Chronic’art (elle était néanmoins parfaitement sincère) consistait à prendre très au sérieux le poncif de Jean Douchet. « L’art d’aimer », cela implique symétriquement de bien détester. De prendre soin de le faire. De se sentir vraiment contrarié par les mauvais films, par le manque de cinéma. Chronic’art a été une vraie école de ce point de vue, pour moi comme pour les gens que j’ai eu la chance d’y faire écrire et qui sont tous d’admirables critiques : Murielle Joudet, Yal Sadat, Guillaume Orignac, Louis Blanchot. À ces textes virulents, autorisés par notre indépendance (et par la détermination de Cyril de Graeve, fondateur et rédacteur en chef, puis de Benoit Maurer les dernières années), il y avait deux conditions explicites. D’abord que les textes soient irréprochables, très vigilants sur l’écriture – rien de pire que les textes négatifs écrits mollement, sans sueur, et la haine « gratuite », comme on dit. Ensuite, de mettre autant, sinon plus, de passion dans les textes positifs. Parce que c’est justement à cela que forme l’exercice des textes violemment négatifs : à mieux cerner les contours de son goût, l’idée que l’on se fait d’un bon film, et la hauteur de cette idée. Affirmer clairement que telle chose est du mauvais art, c’est une politesse que l’on doit aux choses que l’on aime, que l’on estime. Il n’y a rien de plus démoralisant que les gens qui aiment tout : cela n’a plus aucun sens d’aimer quelque chose, si on aime tout. Or on voit bien que c’est ce que l’époque veut fabriquer : on n’a jamais été autant gavé de culture, la culture est littéralement partout, mais la question du goût, elle, a disparu. Tout doit être aimé, les produits culturels sont vendus comme des idoles par les médias, à part dans quelques îlots de résistance. Bien sûr, c’est à ce climat, qui n’est pas non plus tout neuf, que s’adressait le mauvais esprit de certains textes de Chronic’art : il s’agissait à la fois de dire que tel film est mauvais, et de tirer sur le masque de ceux qui en disaient du bien. C’était un élan très sincère, autour duquel s’est fédérée naturellement notre petite équipe, une rogne véritable, même s’il nous semblait plus élégant d’y mettre un peu de dérision. La critique, il faut bien se le dire, ne sert à rien. On ne peut guère s’y plaindre de mal y gagner sa vie : il n’y a pas vraiment de raison que cela rapporte. Mais c’est justement parce qu’elle ne sert à rien que l’on peut y mettre autant de conviction et d’efforts. C’est ou cela devrait être entièrement du côté de l’idéal. Bref, paradoxalement, écrire régulièrement « contre » nous a appris à mieux écrire « pour ». Ce n’est pas un hasard si chacun de nous, après la fin de Chronic’art, a écrit un ou plusieurs livres sur ses objets fétiches : c’est bien que tout ça relevait tout de même surtout d’un art d’aimer.
M. T. : J’ai l’impression que ta pratique relève beaucoup d’une certaine éthique, dans cette idée de rendre quelque chose, de devoir aimer autant que l’on déteste, de toujours « adresser » son texte.
J. Momcilovic : Oui, complètement. On en revient à ce que j’évoquais tout à l’heure en parlant d’un travail. La critique, ça m’a toujours très mal payé, mais c’est là que j’ai toujours mis le plus d’exigence et d’efforts. Et je sais que cela vaut pour mes camarades de feu Chronic’art. Toute cette énergie gratuite, quasiment pas rémunérée, c’est forcément à la morale qu’on la donne, à des lubies morales. Il me semble que le goût, l’exploration de son goût, a une vertu précise, celle de nous délivrer du social. Le critique, en principe, a une obsession un peu morbide de la vérité ; il voudrait que l’on dise la vérité tout le temps, et il part en croisade contre ceux qui lui paraissent mentir : non, tel film n’est pas un chef-d’œuvre, c’est une merde ! Son goût est son bâton de sourcier : c’est avec lui qu’il est supposé débusquer cette vérité, en commençant par se déprendre de toute la pollution sociale qui flotte sur le goût – les effets de « distinction » identifiés par Bourdieu. Or, paradoxe, le milieu de la critique est peut-être celui où règne le plus violemment la détermination sociale du goût. Tout critique débutant l’apprend à ses dépens. À la sortie d’une projection de presse flotte toujours une vague humeur de malaise, car exprimer son goût est un pari anxieux, dont on sait qu’il va déterminer une position sociale dans ce champ de la critique.
J. M. : L’une des spécificités de Chronic’art tenait, comme tu l’as souligné, à la présence d’un groupe soudé. C’est aussi cela une revue, un groupe de personnes avec qui l’on prend du plaisir à discuter, à détricoter un film en sortant de la projection, ce qui rend ce moment dont tu parles plus épanouissant. À Chronicart, il me semble vous aviez constitué une forme de petite armée mexicaine.
J. Momcilovic : Oui, de toute façon, la pression sociale qui pèse sur le goût des critiques implique de former des alliances, d’avoir un ancrage collectif. Il était d’autant plus fort dans les pages cinéma de Chronic’art qu’en effet, on entretenait une mentalité de combat. Murielle Joudet a dit ceci, je ne sais plus où, en évoquant ces années-là : détester les mêmes choses, cela soude beaucoup. On a toujours entretenu sans se forcer un esprit vaguement mac-mahonien, en tout cas une sorte de jubilation de la clandestinité. Armée mexicaine oui, c’est très bien. Ça s’est sûrement un peu trop vu par moments, par exemple lorsqu’on couvrait le festival de Cannes en bande, on a sans doute ricané un peu trop fort une ou deux fois. Mais on s’est bien amusé. Et je crois sincèrement que cela a été salutaire pour beaucoup de gens de pouvoir lire ça durant le festival, de pouvoir compter sur ce petit îlot de mauvaise humeur critique au milieu de la grosse kermesse.
J. M. : Il y a effectivement aujourd’hui un problème d’indifférenciation et de nivellement des avis à cause de la raréfaction des textes « contre ».
J. Momcilovic: Oui, et vraiment à cause de cette idée diffuse qu’au fond, c’est pour le bien du « public » que l’on a fait disparaitre la question du goût, pour le soulager d’un fardeau. Et c’est vrai que ça a quelque chose de douloureux, de s’imposer d’avoir du goût, de faire le tri – je le constate précisément dans les ateliers de critique que j’anime : un adolescent à qui l’on demande de préciser devant une assemblée ce qu’il a pensé de tel film commence par se tortiller dans tous les sens, envahi par la gêne. Ici, il y a un travail qu’il faudrait pouvoir continuer à faire, mais les médias semblent déterminés à le barrer de leur agenda. Vaillamment, l’émission de Lucile Commeaux (La dispute puis La Grande table critique) à laquelle j’ai participé notamment avec Murielle Joudet, a tenu aussi longtemps qu’elle a pu contre le souci exprimé par la direction de France Culture de privilégier la « bienveillance » à l’endroit de l’actualité culturelle – autrement dit, la promotion. L’émission a finalement été arrêtée en juin dernier. Résultat : sur la radio publique ne reste aujourd’hui que Le Masque et la plume, qui fait de la critique une sorte de folklore caricatural. Tant qu’il restait encore deux émissions, cela allait à peu près. Quand il n’y a plus que ça, c’est que ça se gâte. C’est que le temps de la critique, du moins comme une activité représentée dans les médias, a peut-être fini par passer. Et évidemment, cela ne peut pas aller en s’arrangeant à mesure que la crise de la fréquentation invite l’industrie du cinéma et la critique à s’unir face à l’adversité.
J. M. : La cohérence de Chronicart tenait aussi à une forme très ramassée et cyclique : vous n’écriviez exclusivement que sur les films qui sortaient, à raison d’une poignée de textes par semaine. La revue est d’ailleurs devenue progressivement davantage une revue numérique.
J. Momcilovic: Oui, il y a eu en quelque sorte deux Chronic’art, en tout cas pour ce qui concerne la rubrique cinéma, qui était la plus active sur le web. D’un côté la revue, par laquelle j’ai commencé, qui favorisait des axes transversaux et thématiques. J’y ai dirigé moults « dossiers », dont certains prolongeaient le ton tranchant du web avec de joyeuses inventions de maquette. C’était une manière de faire un bilan mensuel au sujet de nos marottes et de nos têtes de turcs (les « films chics », la comédie française démago, etc). Jean-Philippe Tessé et Vincent Malausa, mes prédécesseurs, ont été les vrais architectes de ce format que l’on ne retrouvait nulle part ailleurs et qui me faisait lire Chronic’art avant d’y travailler, ce mélange de sérieux critique très Cahiers et d’une dérision dandy héritée probablement, comme toute la presse française « branchée » de l’époque, de Jean-François Bizot. De mon côté, j’ai l’impression de m’être plus investi sur le web, c’est-à-dire en effet dans le cadre d’une rubrique d’actualité consacrée aux sorties, où il n’y avait donc plus du tout de journalisme, et seulement de la critique. D’autant que pendant les années où j’ai animé cette rubrique, la version papier de Chronic’art a progressivement rendu l’âme, balayé par la crise générale de la presse. De toute façon, je pense que la critique, par nature, est faite pour exister surtout là, dans ce rythme qui oblige à écrire un peu vite (même si de fait nous étions toujours en retard, chez Chronic’art), et pas trop long. Typiquement, je trouve que c’est là que Daney était le meilleur, par exemple, pendant ses années Libération, pressé par cette contrainte qui faisait tourner encore plus vite son cerveau très rapide. C’est surtout cette forme de critique-là, la plus essentielle selon moi, qui est menacée aujourd’hui. À part chez Libé, pour le coup, qui reste miraculeusement un bastion pour une critique indépendante. Les Cahiers, c’est tout aussi précieux bien sûr, mais même s’il leur est difficile comme aux autres de subsister, je reste persuadé que ce format, mensuel, propice au recul et à des textes plus denses, ne pourra pas complètement disparaitre. Ce qui est menacé, c’est ce petit territoire d’écriture arrimé à l’actualité immédiate où devraient pouvoir se poser des questions esthétiques. Parce qu’on a l’impression aujourd’hui que la critique a en fait infusé partout : à chaque semaine son débat, sa déconstruction d’un film – sauf que rien de tout cela ne se joue sur le terrain esthétique. Les gens se voient offrir des petits kits idéologiques de jugement, prêts à l’emploi, et bien plus simples à manipuler au moment de départager les films. L’ironie est que cette mutation se fasse au nom de critères moraux, alors que la morale, presque plus personne ne va la chercher là où on doit la juger : dans les images, dans ce qui, au cœur des films qu’on réduit de plus en plus à leur sujet, à leur histoire, relève ou non du « cinéma ».
La maison
J. M. : Pour revenir plus spécifiquement à ton approche de la critique, quelque chose m’a frappé en relisant tes deux derniers papiers pour les Cahiers, sur Licorice Pizza et « Hollywood et les adolescents », qui prennent pour point de départ un horizon commun : la jeunesse. J’ai l’impression qu’il s’y joue une forme de « pulsion » presque archéologique consistant à remonter le fil d’une émotion, de revenir à son essence primitive, intimement liée à l’enfance, ou du moins à une première fois. À propos de Licorice Pizza, tu expliques ainsi que la beauté du film tient en partie au fait de découvrir les visages des deux acteurs principaux. Il me semble assez intéressant que tu écrives ces articles précisément à un moment où tu te poses des questions sur la nature de ton geste critique.
J. Momcilovic : C’est en effet quelque chose qui m’a travaillé assez spécifiquement ces dernières années. Il y a évidemment des raisons personnelles, qui concernent je crois quiconque est amené à écrire : écrire de la critique, c’est avant tout écrire, et écrire confine toujours au bout d’un moment à une forme d’enquête autobiographique, qui se mène secrètement tandis que l’on croit parler d’autre chose – des films par exemple. Mais d’une manière plus générale, la forme qu’a pris mon goût pour le cinéma me ramène naturellement à cette question de l’enfance, qui traverse les trois livres que j’ai écrits. Un texte m’a beaucoup marqué, plusieurs années avant de m’imaginer écrire de la critique. Je lisais les Cahiers, ce devait être l’époque (riche et enthousiasmante pour un apprenti-cinéphile provincial de l’ère pré-Internet) de la codirection de Jean-Marc Lalanne et Charles Tesson. À l’occasion d’un hors-série, Philippe Grandrieux, qui venait de sortir Sombre, avait écrit un texte très fort autour de l’idée que la vocation du cinéma est de ramener aux sensations de l’enfance, à une qualité d’éblouissement qui est le domaine de l’image et du son, et pas tellement celui des histoires – ça ne pouvait que me parler. En écrivant, en réfléchissant aux films, je veille autant que possible à rester attentif aux émotions telles qu’elles surgissent sous l’effet du film, avant d’être rationalisées par la pensée, parce que c’est là que se produit quelque chose de spécifique au cinéma. Et ça a déterminé mon envie d’écrire des livres, ainsi que la façon de les aborder. C’est de ce côté-là que j’ai l’impression d’être allé au bout d’un travail en terminant celui sur Pialat, qui m’offrait le sujet propice, puisque ses films à la fois me renvoyaient à ma propre enfance, et qu’ils se trouvent eux-mêmes complètement hantés par le sujet. En le finissant, j’ai eu le sentiment d’avoir suivi jusqu’au bout la question qui m’avait occupé longtemps, ou d’avoir remonté la rivière, disons.
M. T. : C’est réellement le fil directeur du livre, la première image, le premier souvenir du train dans le reflet d’une vitre.
J. Momcilovic : Voilà, l’idée que l’on commence à regarder quand on ne peut plus toucher. Cette question des origines (du cinéma, de l’émotion, du goût…) a naturellement quelque chose de personnel, mais elle me semble assez commune pour qui fait de la critique d’art. Et puis les livres qui ont marqué ma génération ne parlaient que de ça, cette remontée vers l’enfance par la voie du cinéma, par l’expérience de spectateur : Daney, Schefer… Daney, je crois, mais je dis peut-être une bêtise, ne distinguait plus vraiment vers la fin la cinéphilie et la critique, tout cela semblait fait pour lui du même tissu d’enfance. Or je crois au contraire qu’il existe une spécificité du geste critique, du désir critique, qui ne recoupe pas entièrement la cinéphilie. D’ailleurs une chose que j’ai fini par comprendre en écrivant, c’est que je ne crois pas être cinéphile. Je n’ai jamais éprouvé le besoin de regarder beaucoup de films, et je pourrai même, à la limite, m’en passer.
J. M. : D’où le fait que tu considères le cinéma au sens large comme plus important que les films. Tu peux penser le cinéma sans eux.
J. Momcilovic : Exactement. Et j’ai un tempérament assez obsessionnel, qui m’invite plus volontiers à ressasser le même film, la même expérience, qu’à chercher à la renouveler. De ce point de vue, j’avais davantage une aptitude à la critique qu’à la cinéphilie.
J. M. : Mais du coup, est-ce qu’il n’y aurait tout de même pas quelque chose de ton énergie critique, pour dire les choses ainsi, qui serait indexée sur ton énergie cinéphile ? Tu ressens moins l’envie d’écrire alors même que tu reconnais être moins stimulé devant les films.
J. Momcilovic : C’est vrai, mais c’est peut-être aussi que je ressens moins le besoin de les comprendre, ou de comprendre quelque chose à travers eux.
J. M. : Il y a un mot qui revient souvent sous ta plume : la « maison ». Dans ton article sur Hollywood et la jeunesse, tu poses la question suivante : « Mais comment situer la maison quand il n’y a plus, ou si peu, d’imaginaire à lui opposer ?». La maison, chez toi, j’ai l’impression que c’est aussi le cinéma : il faudrait « remonter la rivière », revenir à la maison…
J. Momcilovic : La métaphore film/maison m’a toujours beaucoup parlé, oui : le film comme un endroit à habiter. Là encore, l’enfance est une clef, si l’on songe à cette compulsion qui pousse la plupart des enfants à regarder sempiternellement le même film, à y faire son nid.
J. M. : Mais alors, pour toi, est-ce que la maison est encore là ?
J. Momcilovic : Oui, mais j’ai peut-être moins besoin d’aller le vérifier. Une forte émotion devant un film peut m’occuper pendant trois mois, j’en suis plutôt là, aujourd’hui. Ce n’est pas tant que j’ai perdu l’envie de découvrir des films qui vont m’offrir une émotion forte, mais j’ai beaucoup moins la patience de prendre le risque d’en voir de mauvais. Je suis devenu un cinéphile très paresseux, ce qui est un inconvénient pour la critique.
M. T. : Donc la critique ne va pas chez toi sans la cinéphilie, et inversement.
J. Momcilovic : Les deux ont toujours été liés, ma cinéphilie a toujours eu à voir avec la critique, pas forcément comme activité journalistique, mais comme façon de regarder. Mon plaisir face aux films tient pour une bonne part à ce dialogue entre le film et le regard qui est en face. Le film en soi, comme une chose à laquelle on devrait s’abandonner, ne suffit pas, je crois. D’ailleurs la « maison » dont on parlait à l’instant, je ne la conçois pas du tout au sens d’un refuge. Je n’ai jamais eu ce rapport-là aux films. Je ne me réfugie pas dans les films ; si j’ai besoin de réconfort, je fais autre chose. Pour moi, voir un film, c’est un travail. Cela a toujours été un travail.